L’insoutenable bonne conscience de la SNCF
Samedi 23 septembre 2006
Ce jeudi 21 est particulièrement intense. D’abord la réunion à Paris avec les syndicalistes de la Fédération des syndicats européens de la fonction publique, la FSESP (EPSU en anglais). Ils viennent nous présenter leurs exigences concernant le Livre blanc sur les services publics(SIEG dans notre jargon). Il y a là deux membres de la CGT et une de l’UNSA. Ils demandent une loi-cadre sur les services publics garantissant leur qualité et leur financement. Je leur rappelle que j’avais co-présidé, début 2004, avec le rapporteur Philippe Herzog, communiste, et la FSESP une audition au cours de laquelle nous avions co-élaboré nos positions vis à vis du Livre vert précédant ce Livre blanc. « Mais, leur dis-je suavement, ces recommandations ont été intégrées par la Convention sous forme de l’article 122 du Traité constitutionnel. Je ne vous cache pas que j’ai appelé à voter Oui et j’ai voté Oui à la demande de la FSESP et de la CES, qui tenaient à cet article et à la IIe partie du TCE. Hélas ! le TCE et son article 122 ont été balayés par le Non français et surtout le Non hollandais. Maintenant, les libéraux hollandais s’en servent pour refuser non seulement le 122, mais même l’article 86. Bon, on va faire son petit possible ». Ils m’écoutent avec un sourire fendu jusqu’aux oreilles. Etaient-ils sur la même position que Bernard Thibaut à propos du TCE ? Je dois prendre rapidement congé d’eux car je file à un débat en direct sur France Culture, dans le cadre de Du grain à moudre, émission animée par Julie Clarini et Brice Couturier, sur le thème « La SNCF doit-elle réparer sa participation à la déportation ? ». Il y a là mon beau-frère Rémi Rouquette (l’avocat de mon père et de mon oncle, et l’organisateur de la victoire de Toulouse), J.M. Dreyfus, historien (au bout du fil), et puis nos adversaires, Paul Mingasson, secrétaire général de la SNCF que j’ai déjà rencontré, qui conteste jusqu’au fait que les déportés étaient privés d’ eau et… la fameuse Annette Wieviorka qui, depuis des mois, poursuit de sa hargne l’ombre de mon père, jusque dans Charlie Hebdo (voir ici ma réponse à l’ensemble de ses travaux sur le procès G. Lipietz). Dès le début du débat (que vous pouvez écouter ici), Annette Wieviorka se montre d’une agressivité incroyable, me coupant incessamment la parole. Quand, par exemple je remercie l’insurrection parisienne qui a libéré ma famille, elle me coupe « Et la SNCF qui a ralenti les trains ! », ce qui reste à démontrer et n’a pas grand chose à voir en l’espèce ! Mon père et sa famille sont restés plusieurs semaines à Drancy, comme cette historienne le sait bien (j’ai pu constater qu’elle avait au moins jeté un œil sur les archives), grâce à de faux certificats de baptême, et non faute de trains. L’essentiel du débat s’oriente assez rapidement vers, d’une part la responsabilité propre de la SNCF, et d’autre part la légitimité d’attaquer un service public devant un tribunal administratif français. Mais le choc est sur le premier point. On en vient à (vers la 35e minute) à l’absence d’eau dans les wagons de déportés. Paul Mingasson me demande : « Mais vous sous-entendez que la direction de la SNCF a délibérément privé d’eau les déportés ? » Rémi objecte : « Effectivement, dans le rapport Bachelier , on trouve la protestation des cadres de la SNCF contre les organisations caritatives comme la Croix rouge qui arrêtaient les trains pour essayer de donner à boire aux déportés ! » Mingasson prend alors un air triomphant : « Je vais vous expliquer pourquoi. Vous voulez savoir ? Eh bien voilà. La SNCF, aujourd’hui comme à l’époque, c’est un système assez complexe de trains qui se succèdent etc, etc. Je suis au regret de vous dire que les chemins de fer fonctionnent d’une certaine façon. Les cheminots essaient de faire fonctionner les chemins de fer. C’est leur métier de base ». Un silence de plomb s’installe dans le studio (écoutez ! c’est impressionnant !). Tout le monde, même Annette Wieviorka, est littéralement médusé de cet aveu. Comme nous l’écrira aussitôt avec humour un éminent juriste administrativiste, il faut saluer cette dénonciation de « la paralysie du service public ferroviaire dont s’est rendue responsable la Croix-Rouge en interrompant intempestivement les convois pour servir des rafraîchissements aux déportés (mais il est à craindre que les faits ne soient prescrits). » Paul Mingasson est certainement un homme profondément bon. Mais il illustre à merveille (et c’est terrifiant) la banalité du mal technocratique. « Aujourd’hui comme à l’époque »… et peut-être demain. On mesure ici la double limite du discours de Louis Gallois lors du Colloque de 2000 sur la SNCF sous l’Occupation : « La connaissance n’apaisera jamais la souffrance, mais elle peut contribuer à éviter le retour de l’irréparable ». Hélas ! la direction actuelle de la SNCF ne veut pas entendre la culpabilité de la direction collabo d’alors, et quand elle est acculée à la reconnaître, elle affirme qu’au fond ils ne faisaient que leur métier… et qu’il faudra refaire pareil. Le débat sur la justice administrative est tout aussi intéressant. Prudent, Paul Mingasson reste sur la réserve : il n’ose pas dire en public que la SNCF plaide qu’elle n’est pas un service public. Ce que rejette au fond Annette Wieviorka, c’est l’existence d’une justice administrative à la française, protégeant l’individu contre les fautes de l’État et des services publics. En fait, c’est la question « Faut-il juger de vilains coupables individuels, ou bien des méga-institutions qui sont responsables de réparer, parce que leurs dirigeants furent coupables ? ». Tout le problème pour les individus de base pris dans ces machines était alors de résister comme ils pouvaient. À la sortie, et comme toujours après les débats les plus vifs, nous échangeons quelques mots courtoisement entre les participants. Je me dirige vers Annette Wieviorka et tente de lui dire que je comprends que d’autre déportés aient estimé que, le crime de la Shoah étant incommensurable, il soit inutile d’aller en justice, mais qu’elle peut comprendre que mon père et mon oncle aient eu un autre point de vue. Elle me repousse brutalement (pas de souci, je ne suis pas bien grand, mais elle non plus) : « Foutez-moi le camp, je ne veux pas discuter avec vous ». Je sors du studio. Les techniciens se précipitent vers moi pour me féliciter. Une jeune femme me dit : « Ce que votre père a fait, et ce que vous venez de dire, c’est formidable, car c’est partout pareil, à Radio France, ça a dû être pareil, et aujourd’hui, ce serait à nouveau pareil ». Ces encouragements me mettent du baume au cœur. Mon père n’a pas complètement perdu son temps, tout n’est pas perdu. Mais déjà je dois filer vers le Trois heures pour l’écologie. Europe et changement climatique. Villes durables que j’organise avec Jacques Boutault, le maire du second arrondissement, et surtout Elise Breyton, de Sinople, qui nous quitte hélas après avoir accompli un travail magnifique. Témoignages filmés et débats absolument passionnants, d’Angleterre, de Suède, d’Allemagne, de Grenoble, de Paris. On se rend compte que lutter localement contre le changement climatique, ce n’est pas simplement décliner localement un impératif global. Il faut penser une politique complexe de développement soutenable en associant les habitants, et pas seulement sur le changement climatique. Surtout, ces expériences montrent qu’on peut aller très loin et assez vite vers un monde sans nucléaire et sans énergies fossiles. Vendredi, longue interview pour France 2 qui prépare un émission entière, Un jour, une heure (pour décembre ?), sur … Ingrid Betancourt. Le journaliste, Michel Peyrard, est remarquablement compétent. Il est capable de me reprendre chaque fois que ma langue fourche sur le prénom de tel ou tel dirigeant colombien, sur le nom d’une force politique. Ça fait plaisir… Et puis, toute cette semaine, il faut que je m’occupe un peu de la prochaine AG des Verts, où je n’ai plus la moindre force pour y chercher quelque rôle. Avec des ami-e-s, j’ai donc rédigé une contribution à ce que pourrait être une motion rassemblant les Verts sur un position exigeante et efficace : Un autre monde est possible… mais il est dans celui-ci. S’en empare qui veut.
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