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par Alain Lipietz | 11 septembre 2006

La campagne d’une historienne
Sur l’interview d’Annette Wieviorka dans Charlie-Hebdo du 6 septembre
Dans toute la presse, depuis le mois de mai, Annette Wieviorka, poursuit mon père de sa hargne pour le procès qu’il a attenté en 2001 contre l’État et la SNCF. Le 6 septembre, c’est le tour de Charlie Hebdo.

Charlie a bien fait les choses : une Une accrocheuse (« Du fric contre la mémoire » : leitmotiv des centaines de lettres antisémites que je reçois) ; puis une double page, titre : « La SNCF paiera trois fois », sous-titre : « Ils prétendent faire la démarche au nom de la mémoire, mais demandent une condamnation financière pour un préjudice moral ». De Charlie, j’avoue que je ne m’y attendais pas.

L’argumentation de Mme Wieviorka est toujours la même : d’abord, une série de mensonges. Historienne improvisée du procès de mon père, elle n’a pu manquer de consulter le dossier, entièrement publié sur mon site. Ces mensonges servent à étayer sa double thèse :
 mon père, qui n’est pas une victime, cherchait à tirer profit de la déportation de ses parents ;
 la SNCF n’est pour rien dans la façon dont il "aurait" été traité.
Le tout noyé dans un brouillard de justifications idéologiques que je peux comprendre (le crime de la Shoah étant incommensurable, il serait absurde d’en demander réparation), et basé sur la défense farouche de la vision années 1970-1980 de la question : seuls les nazis, et à la rigueur Pétain, étaient coupables. Les autres n’étaient qu’un instrument, la SNCF un « complément d’agent ».

 Chronologie

Remettons d’abord les choses au point. Mon père, mon oncle, et leurs deux parents, dénoncés par des Français, ont été arrêtés en 1944, transférés par la SNCF de Toulouse à Drancy, puis gardés par des gendarmes français jusqu’à la Libération de Paris. En 1946, le Conseil d’État a décrété (arrêt Ganascia) que la République n’était pas responsable des fautes commises par l’État de Vichy, puisque celui-ci n’avait jamais légalement existé. Dans les années 1990 la découverte du fait que la SNCF facturait ses trains de la mort à l’Etat jusqu’après la Libération a suscité un tollé, puis l’ouverture très partielle de ses archives à un jeune historien, Bachelier. Celui-ci a pu établir que la SNCF jouissait d’une certaine marge d’autonomie, qu’elle avait conclu des conventions commerciales avec les nazis comme avec Vichy, et ne se gênait pas pour traiter les juifs plus durement encore que ce qui était spécifié par les consignes qu’elle négociait elle-même avec Vichy. En particulier, contrairement à la consigne de Vichy, elle les privait d’eau pendant le voyage.

Parallèlement, une révision générale du rôle autonome de Vichy par rapport l’occupant avait conduit au procès Papon et au discours du Vel d’Hiv de Jacques Chirac : « La France a commis l’irréparable, nous avons une dette imprescriptible à l’égard de ceux qui en furent les victimes ».

En 2001, par l’arrêt Pelletier, le Conseil d’État a renversé la jurisprudence Ganascia. On pouvait désormais demander réparation à l’État pour ses fautes des années noires de l’Occupation. Trois mois après, mon père et mon oncle entamaient une action contre l’État et la SNCF, en leur nom et au nom de leurs deux parents (morts dans les années 1960). Le procès au tribunal administratif de Toulouse dura cinq ans, jusqu’en juin 2006 (on trouve sur ce site les multiples pièces échangées par les avocats). Mon père mourut en 2003 au milieu du procès, et ses héritiers – ma mère et ses trois enfants- reprirent évidemment l’instance.

L’État fut condamné à verser 10 000 €, et la SNCF 5 000 €, à chaque victime. L’État français a accepté sans barguigner le jugement de Toulouse. Notre famille n’a pas fait appel.

 Les allégations de Mme Wieviorka

L’historienne Wieviorka se déclare stupéfaite de ce jugement pour deux raisons :
 « Parce qu’il fut rapide et sommaire », En effet, 55 ans d’attente pour avoir le droit de l’ouvrir, puis 5 ans pour obtenir un premier jugement ! (Un procès en Tribunal administratif dure en moyenne 2 ans…)
 Parce que la condamnation de la SNCF a été faite au profit des enfants de la personne qui « aurait subi, d’après ce jugement, ce préjudice moral ». J’adore le conditionnel de « aurait » ! Mon père et mon oncle ont bel et bien été déportés et la SNCF est condamnée à indemniser chacun de 5 000 euros. Ils héritent en outre, suivant les règles de l’héritage, des 5 000 euros de leurs deux parents. Mon oncle est bien portant, merci. Quant à mon père, son indemnité rejoint l’héritage qui, en l’occurrence, échoit à ma mère, ancienne résistante.

L’historienne Wieviorka poursuit : « Il est exceptionnel de considérer quelqu’un comme héritier d’un tel préjudice subi par un autre, ce ne sont pas les victimes directes qui portent plainte, mais les parents ». Outre la négation de la déportation de mon père, elle prête au Tribunal administratif l’idée farfelue qu’il aurait indemnisé mon père en « héritage du dommage moral » de ses parents. En réalité, le Tribunal administratif n’indemnise que les victimes. Cette indemnité, comme n’importe quel revenu ou patrimoine, passe éventuellement dans l’héritage à la mort de la victime. De nombreux psychanalystes ont montré que le complexe du survivant peut se transmettre aux enfants. Mais ce ne fut pas la cause plaidée par mon père, ni jugée par le tribunal.

La suite est tout aussi croquignolette. « Les plaignants se drapent dans un discours moral, mais personne ne demande l’euro symbolique. Ils prétendent faire la démarche au nom de la mémoire, mais demandent un condamnation financière avec quasiment un barème de préjudice moral. » Ici, on joue sur les mots. Le droit distingue les préjudices matériels et les préjudices moraux. Les préjudices matériels, c’est-à-dire le spoliation, contrairement à ce qu’on croit, ne sont pas encore réglés. Le Louvre garde dans ses coffres des biens volés aux juifs pendant l’Occupation. Quant au préjudice moral, il atteint une dimension psychosomatique parfaitement repérable : mon père connut une vieillesse hantée d’horribles cauchemars, de ce train et de Drancy, et fut déclaré invalide à 80% par la Sécurité sociale. C’est en effet la Sécu qui paie à l’heure actuelle le gros des dommages commis par l’État et par la SNCF. Mais on voit bien quels arguments les avocats de la SNCF auraient opposés à la Sécu : « Prouvez que l’état dans lequel se trouvent ces vieilles personnes est bien dû aux mauvais traitements qui leur auraient été infligés dans leur adolescence. » Mon père et mon oncle ont discuté avec leur avocat, Rémi Rouquette, de la question de l’euro symbolique. Mon père a dit : « Le dommage n’est pas symbolique, il est réel ». Il ne demandait pas une réparation pour atteinte au droit à l’image ! Pour donner une idée, la SNCF a demandé cette année 150 000 € par photo de wagon tagué publié dans la presse, et qui nuirait à son image de propreté !

 Procès et mémoire

Plus profondément, ce que l’historienne reproche aux victimes, c’est d’aller en Justice. C’est pourtant le rôle des procès. Comme Nuremberg (contre les nazis pour l’ensemble de leur œuvre), Bordeaux (contre Papon et la responsabilité des hauts fonctionnaires français), et maintenant Toulouse (contre les institutions État et SNCF), ils ont un triple but : établir la vérité, donner le sceau de la Justice qui dit : « Vous étiez les victimes, eux étaient les coupables, et la société est de votre côté », et enfin, dans la mesure du possible, réparer.

Sur ce dernier point, la réparation, je comprends parfaitement que certaines victimes disent : "Mon dommage est irréparable, ce n’est même pas la peine que la Justice essaie de l’évaluer." Chacun gère comme il peut sa propre mémoire.

Au regard de ce qui s’est passé, toute réparation restera symbolique. Mais il me paraît légitime, contrairement à l’historienne Wieviorka, de dire que la SNCF et l’État doivent être condamnés plus lourdement dans les trajets finaux Drancy - Auschwitz que pour les trajets Toulouse - Drancy. Or le Tribunal administratif a ses règles. « Condamner plus lourdement » ne peut signifier, en l’occurrence, qu’indemniser plus fortement. On ne peut pas attendre du Tribunal administratif qu’il fasse une « déclaration un peu plus solennelle » (ils sont un peu coupables sur Toulouse - Drancy, mais trrrès, trrrrès coupables sur Drancy – Auschwitz).

 Polémique entre historiens

La suite de la charge de l’historienne Wieviorka relève plus de la polémique entre historiens. Pour elle, dont les travaux antérieurs furent à cet égard fort utiles (comme ceux de Laurent Joly sur le Commissariat aux questions juives), la déportation était une décision nazie. S’il y a un coupable, c’est le IIIème Reich, et s’il y a une complicité, c’est celle de l’État français. La SNCF n’est qu’un « complément d’agent ». C’est cela justement que contestent les nouvelles générations d’historiens, et notamment Bachelier qui a eu accès à une petite partie des archives de la SNCF. C’est même ici que se livre la bataille sur la vérité, première tâche de la Justice.

Bachelier montre que, loin d’être réquisitionnée, la SNCF avait passé des conventions de type commercial avec les nazis comme avec Vichy. Il montre que le choix de ne pas donner d’eau aux prisonniers relevait strictement de sa responsabilité et contrevenait aux consignes qu’elle avait pourtant négociées avec Vichy. L’exclamation de l’historienne Wieviorka : « Qu’est-ce que cela peut signifier de faire des conventions de transport acceptables alors que l’on parle de déportation de personnes ! » met en jeu justement la capacité qu’avait la SNCF de signifier par son comportement sa résistance aux commandes de Vichy ou des nazis. Rappelons que d’autres pays se sont comportés différemment. La Hongrie, alliée de l’Allemagne, a refusé de lui livrer ses juifs. Les Tchèques, occupés par les Allemands, les narguaient en déportant leurs juifs en wagons de 1ère classe. Il est clair ici que des responsables, au sein de la SNCF, avaient choisi de faire souffrir les juifs le plus possible « tant qu’ils les avaient sous la main ».

Cela n’a rien d’étonnant. À la direction de l’État comme de la SNCF, il y avait des ultra-collaborationnistes comme Bichelonne, des pétainiste (partisans de la « révolution nationale » et de la persécution des juifs), des partisans du business as usual. Rappelons que la SNCF restait propriété à 49% des anciens barons du rail, et que, si elle s’estima mal payée en 1942 par les Allemands, elle jugea qu’en 1943 les Allemands avaient été commercialement corrects, et qu’en 1944 des factures furent envoyées à la France libérée.

 Des résistants à la base

Et puis il y avait aussi des résistants de la première ou de la dernière heure. Mais le fait est là : presque toute la direction était collabo et fut épurée après la Libération, presque toute la résistance aux Allemands était à la base.

Ce qui détermine la responsabilité morale et civile de l’appareil, ce sont les choix de sa direction, non de ses syndicalistes. C’est justement le but de mes parents et de leur avocat, Rémi Rouquette : mettre en cause non pas l’individu, comme Papon, mais l’appareil en tant que tel, où ceux d’en haut imprimaient l’orientation générale, et ceux d’en bas ont résisté comme ils ont pu. Saluons à ce sujet (et nous aurions aimé que Charlie le fasse avant nous) la mémoire de Léon Bronchart, un cheminot qui descendit de sa locomotive quand il comprit ce qu’on lui demandait de transporter.

 Judiciarisation ?

Un dernier mot. La judiciarisation est le passage obligé de la vérité, de la justice et de la réparation. Mais, par ailleurs, la judiciarisation qu’offre le Tribunal administratif n’a rien à voir avec la judiciarisation par le seul droit civil ou pénal à l’anglo-saxonne : on reconnaît la spécificité de l’État et des services publics, et on établit une instance de justice pour défendre le citoyen ou le résident contre l’État.

Cette justice a ses règles. Elle ne peut qu’obéir à des lois existantes, même si elle les interprète. L’historienne Wieviorka affirme : « La plainte de complicité de crime contre l’humanité n’a pas été reçue ». Elle sait qu’elle ment. Notre famille avait mis en avant l’imprescriptibilité du crime contre l’humanité. Le commissaire du gouvernement, chargé de dire le droit au Tribunal administratif, n’a nullement contesté la complicité de crime contre l’humanité. Mais il a rappelé que, si depuis 1964 l’imprescriptibilité a été inscrite au Code pénal, ce n’est pas le cas en droit administratif et en droit public. Mais il eut l’habileté de faire courir le délai de prescription à partir du moment où l’on pouvait valablement plaider : dès la publication du rapport Bachelier pour la SNCF, dès le renversement de la jurisprudence du Conseil d’État pour l’État.

Comme on le voit, et comme d’habitude, le fameux discours de Jacques Chirac sur « l’imprescriptibilité de la dette contractée à l’égard des victimes des fautes de la France » n’a nullement été traduit par une loi : un simple effet d’annonce chiraquien. De la part de Charlie Hebdo, c’est plutôt cette fanfaronnade qu’on aurait aimé voir dénoncer !




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