Reyes. Aubervilliers. Sarkozy.
Jeudi 6 mars 2008
Lundi mardi, bref aller-retour à Bruxelles pour une conférence sur le multilatéralisme et les accords de bloc à bloc, et pour une discussion entre la Commission européenne et tous les rapporteurs sur le troisième paquet énergie (je suis rapporteur sur l’Agence de l’énergie). En effet, Francine est sortie dimanche après-midi de l’hôpital, et je ne tiens pas à m’éloigner d’elle. Juste un magnifique meeting à Aubervilliers avec Ségolène Royal. Du débat sur le multilatéralisme et sur le birégionalisme, problème extraordinairement complexe, tout à fait nouveau, et dont je ne perçois pas moi-même encore toutes les implications, je ne dirai rien ici, mais j’ai promis aux organisateurs (l’Institut européen des relations internationales), de leur faire un article… ReyesSamedi, j’apprends par SMS la mort de Raul Reyes, numéro 2 des FARC (et gendre du numéro 1, Manuel Marulanda Vélez). Sur le coup, ça ne me fait ni chaud ni froid. Ce sont les FARC qui ont décidé de maintenir ce conflit armé alors que, sans ce conflit, la Colombie aurait rejoint dans une gauche plus ou moins modérée ou radicale l’ensemble de l’Amérique latine. La gauche colombienne (Pôle démocratique, gauche du Parti libéral, mouvements civiques) est déjà majoritaire dans les grandes villes. Sans l’existence des FARC, pas d’uribisme… Certes, Raul Reyes avait la réputation, au sein des FARC, d’être plutôt une « colombe ». Mais à mon avis cette réputation n’était que fonctionnelle : c’est lui qui était chargé des relations avec le monde extérieur, donc c’est lui qui apparaissait chaque fois qu’il était question de négociations. Mais s’il y avait un homme parmi les FARC qui pouvait obtenir la libération d’Ingrid, c’était bien lui. Comme je l’ai raconté jadis, j’avais rencontré un de ses émissaires, et je l’avais prévenu que si les FARC ne libéraient pas Ingrid dans les 3 semaines, l’Union européenne classerait les FARC sur la liste des groupes terroristes. Il n’y eut jamais de réponse. Pas plus qu’il n’y eut de signe de vie d’Ingrid pendant des années. Seul Chavez eut, récemment, assez d’autorité pour l’obtenir. (J’avais pris bien soin de prévenir mes correspondants vénézueliens de ne rien tenter avant d’avoir ces preuves de vie. Et déjà les autorités colombiennes avaient trouvé moyen d’arrêter les émissaires porteurs de ces preuves de vie.) Bref, qu’un dirigeant d’une lutte armée meure au combat ne me paraissait nullement scandaleux. Dimanche, comme je l’ai dit, j’ai eu à m’occuper de Francine, et c’est seulement lundi matin en lisant les journaux que je découvre l’importance du problème. Non seulement Raul Reyes a été exécuté en pleine nuit par un bombardement alors qu’il campait en territoire équatorien (ce qui représente une violation inadmissible de la souveraineté équatorienne de la part d’un pays, la Colombie, qui est sensée négocier « en frère bolivarien » et « de bloc à bloc » un accord avec l’Union européenne). Mais encore il apparaît que les forces colombiennes aéroportées aient récupéré, avec le cadavre de Raul Reyes, plusieurs ordinateurs, portant trace d’échanges avec les autorités équatoriennes montrant, à l’évidence, que les Équatoriens avaient toléré ce campement afin d’y mener des négociations pour la libération du soldat Moncayo, le doyen des prisonniers des FARC. Et comme on était sans nouvelles de Reyes depuis des mois et des mois, rien n’exclut que les négociations avec la Croix rouge et avec les Vénézueliens pour les six otages civils déjà libérés n’aient pas eu lieu au même endroit. On peut même se demander si, quand Sarkozy parlait d’aller « jusque dans la jungle récupérer Ingrid », il ne prévoyait pas justement d’aller à cet endroit là ! C’est ce que disent maintenant les Équatoriens, mais je suis un peu sceptique (pour des raisons que je ne peux expliciter ici). La négociation ne visait probablement que Moncayo. Bref –et ce n’est pas la première fois - les forces colombiennes prennent pour cible un lieu de négociation, et les négociateurs des libérations, comme ils avaient pris pour cibles les premières otages libérées La crise est évidemment énorme dans la Communauté andine qui n’avait pas besoin de ça. Tous les autres pays andins puis latino-américains expriment l’un après l’autre leur réprobation (même le Pérou). En tant que président de la délégation du Parlement européen pour la Communauté andine, j’envoie immédiatement une lettre de solidarité au président équatorien, Rafael Correa, et, après un délai de réflexion, une autre au président Uribe. Inutile de dire qu’il m’a fallu tourner toute une nuit ma plume sur le papier pour écrire cette dernière lettre : quelle que soit la gravité de l’acte des Colombiens, nous cherchons à rester des médiateurs… Ce n’est pas non plus une bonne nouvelle du côté des négociations pour Ingrid et pour un accord humanitaire. Puisque Raul Reyes en était en charge, et comme probablement ce campement était « un » des lieux de la négociation, il va falloir tout reconstruire, alors que la santé déclinante d’Ingrid fait de sa libération une urgence, non plus en terme de trimestres mais de semaines. Je m’y active à ma modeste mesure. Et comme, du fait du décalage horaire, les conversations et échanges ont essentiellement lieu la nuit, vous devinez mon état physique. AubervilliersQuand même, une petite sortie municipale pour la liste d’Aubervilliers. Vous l’avez peut-être lu dans Libération, dans cette ville où le bon Monsieur Ralite a longtemps été le roi, l’aile la plus dure du parti communiste a repris la main, présentant le très contesté Jean-Jacques Karman en haut de liste. Aussi, comme à Chevilly-Larue, le PS, les Verts et les radicaux de gauche ont fait liste à part, conduite par Jacques Salvator (un très vieux copain du PSU...) Et c’est un Vert soutenu par le PS, Jean François Monino, qui est candidat aux cantonales. Bref, même schéma qu’à Chevilly-Larue ou Vitry, sauf que là, municipale et cantonale sont clairement soutenus par le PS et les Verts. Et pour le montrer, Ségolène et moi sommes là. Christiane Taubira, qui n’a pas pu se déplacer depuis la Guyane, a envoyé un beau message. Le PC n’a consenti à prêter à la liste qu’une salle assez petite (200 places assises), du coup, elle est archibondée. Bondée et très colorée, à l’image d’Aubervilliers ! Sikhs en turban, Africains, quelques Chinois, beaucoup d’enfants : c’est le slam de Grand Corps Malade, mais appliqué à la ville d’à côté. On donne la parole au représentant de l’entreprise Auguste Thomas, qui fabrique 6000 sacs de luxe par jour, pour Louis Vuitton, et qui délocalise. L’annonce de la venue de Ségolène a attiré une nuée de journalistes, qui font écran avec la salle. Du coup, je redescends de la tribune et parle au micro depuis le public. Comme d’habitude, quelques mots contre Sarkozy, puis contre une gauche qui ne peut plus battre Sarkozy (ou Fillon), et la promesse d’une nouvelle gauche, fondée sur l’écologie, l’économie sociale et solidaire, la démocratie participative. La foule est extraordinairement réactive, et je passe très volontiers de mon style habituel, explicatif, à la harangue et au dialogue avec la salle. Quand je place mon couplet habituel sur l’isolement urbain et la nécessité de remplacer la famille par l’association, ça biche encore plus fort qu’ailleurs, car, pour ce public d’immigrés, le souvenir de la famille élargie est encore tout proche et à jamais anéanti. Un immigré est d’abord un déraciné, il ou elle a d’abord besoin d’ami (ce terrible dicton africain : « La tombe de l’étranger n’est jamais bien profonde. ») Mais la reine, c’est bien sûr Ségolène. Ici, elle a fait 64% au second tour, et visiblement, elle les a toujours. Comme ses collègues socialistes dont j’ai déjà parlé, elle a un discours assez général, mais comme il est centré sur la démocratie participative, et comme c’est justement l’un des enjeux fondamentaux du conflit avec le « vieux PC » d’Aubervilliers, ça passe très bien. Autant et peut-être même plus qu’à Chevilly-Larue, j’ai vraiment l’impression d’assister au laboratoire d’une nouvelle gauche, fondée sur la démocratie la plus directe possible, et l’économie sociale et solidaire. Mais le PS et les Verts suivront-ils ? Et parviendront-ils à présenter un projet cohérent, européen, régional et national dans les prochaines élections ? c’est là la question…. SarkozyCar le grand absent, parce que cible trop facile de cette campagne, c’est Nicolas Sarkozy. Tous les sondeurs s’accordent, son effondrement dans l’opinion tient d’abord et avant tout à sa personnalité. Son énergie aurait pu servir la France. Mais il n’était pas fait pour être Président, et cela se voyait en fait dès son duel télévisé avec Ségolène Royal. Et cela non pas, comme le dit honteusement Max Gallo, parce qu’il est fils d’immigré (le maire de Neuilly était un fils de Hongrois aussi bien intégré que Balladur ou moi). Mais, comme disait Roselyne Bachelot, « Il n’était pas fini. Et alors ? » Ben voilà. Mais la vraie question, c’est : Est-ce que, comme le disent certains sondeurs, la remontée de Fillon à plus de 50 % d’opinions favorables signifie seulement une image en reflet de la chute de Sarkozy, ou est-ce (comme le soutiennent le gouvernement et la droite) la preuve que la politique qui s’applique aujourd’hui a encore le soutien des Français ? Car dans ce cas, plus on tape sur Sarkozy, plus on assure la victoire de Fillon en 2012. Bien sûr, il faut nuancer. Quant au pouvoir d’achat et au chômage, les Français sont unanimes, sur le fond et sur la forme : Sarkozy leur a menti, il ne les protège pas, il les gruge, taxe les malades quand il couvre de cadeaux les patrons qui lui offrent des vacances. Mais il se trouve quand même 64% d’entre eux pour approuver, contre le Conseil constitutionnel, ses tentatives ubuesques d’imposer de façon rétroactive un enfermement de sûreté à vie aux délinquants restés « dangereux » à leur sortie de prison. Et la chancellerie a livré leurs noms : ils sont 32 pour les 15 ans qui viennent ! Passons sur le ridicule d’un tel chiffre. Pourquoi 32 ? Pourquoi pas 3200 ? ou 27 ? Pourquoi ceux-là ? La récidive, voire l’aggravation de la délinquance, n’est-elle pas un des produits les plus classiques de l’enfermement en prison ? Pourquoi peut-on dire d’une personne qu’elle va rester dangereuse ? Parce qu’elle est « malade » ? Et dans ce cas pourquoi est-elle en prison plutôt que dans un hôpital psychiatrique ? Mais le fait est là : au seul mot de « sécurité », à la seule peur de ces 32 personnes à lâcher dans les 15 ans sur 36 000 communes, 64% des Français, qui à peu près dans la même proportion ne font plus confiance à Sarkozy, eh bien sur ce point là, ils lui gardent leur confiance. Véritable casse-tête. Essayons de décomposer. D’abord la perte du repère des droits, et même « du » Droit. Quand une certaine presse de gauche tire à boulets rouges sur le Conseil constitutionnel lorsqu’il dit qu’on doit modifier la Constitution française avant d’organiser la ratification (par voix référendaire ou parlementaire) du traité de Lisbonne, quand elle traite cet argument de « juridisme », comment peut-elle ensuite, sans rougir, rappeler au Président que les décisions du Conseil constitutionnel sont « sans recours » (voir l’article à la mémoire courte de Michel Soudais dans Politis) ? L’oubli du droit, même à gauche, est une des dimensions de la « tiers-mondisation » de la France que je dénonce depuis 20 ans. Ce que vient de faire Sarkozy en cherchant à contourner le Conseil constitutionnel par la Cour de cassation n’est guère différent finalement de ce que cherche à faire Uribe contre la Cour suprême colombienne, de ce qu’avait fait auparavant Lucio Guttierez en Équateur. Cette perte de repère du Droit, y compris à gauche, traduit une perte plus profonde, celle de tout repère programmatique, celle de l’idée même d’une construction, réforme ou révolution, de la société. Nous avons une droite qui annonce une réforme qu’elle annule ou oublie dans la semaine, une gauche réformiste qui ne sait plus quelles réformes elle ferait, nous avons une gauche révolutionnaire qui ne croit plus à la révolution, et ne mobilise plus que sur des thèmes syndicaux ou, politiquement, contre les changements (contre le TCE ou le traité de Lisbonne et pour le maintien de Maastricht-Nice, par exemple). Nous n’avons pas « la gauche la plus bête du monde » car ce n’est pas une question de bêtise. C’est plutôt une sorte de désarroi devant le déclin relatif de la France, et du déclin absolu de la portée d’action de l’État-Nation, qui ferme la voie d’une politique strictement redistributrice, d’une social-démocratie ou d’un fordisme classique. « L’ancien est mort, le nouveau ne parvient pas à voir le jour, dans cet interrègne surgissent les monstres »…. « L’insécurité » est le mot qui catalyse cette angoisse. Et toutes les insécurités (alimentaires, emplois, retraite, etc) se focalisent sur la plus immédiate : la peur de se faire attaquer par « quelqu’un » plutôt que par « un système ». La gauche ne pourra renaître que si elle prend la tête d’une réforme radicale portant d’abord sur la façon de produire et de travailler, de dégager des gains de productivité par le respect des travailleurs et leur formation professionnelle (arrêtons de taper sur la stratégie de Lisbonne, c’est justement cela qu’elle visait !), mais aussi pour retisser des liens entre les gens par dessus la famille disparue. Associons producteurs et consommateurs à la définition des produits véritablement utiles et écologiquement sains. Mobilisons les classes moyennes, les ingénieurs en formation, la jeunesse, dans un projet généreux pour l’humanité et la planète. Et nous pourrons alors affronter sans peur toutes les prochaines élections.
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