Victoire sur le temps de travail, défaite sur le climat
Vendredi 19 décembre 2008
Lourde semaine à Strasbourg, marquée par la visite triomphante de Nicolas Sarkozy, le vote triomphal sur le temps de travail, et les votes douteux sur le paquet Energie-Climat. Mais pour moi elle commence lundi à Paris par une suite de réunions sur la crise. CriseAprès une première réunion de travail avec Bertrand Richard, qui avait réalisé mon entretien pour Alternatives Internationales et souhaite le prolonger dans un livre-entretien aux éditions Textuel, deux réunions l’après – midi sur le thème de la crise. La première est le séminaire de l’ARC2 (Accumulation, Régulation, Croissance et Crise), l’association des « régulationistes de l’école de Paris ». C’est la première fois depuis longtemps que je discute avec mes anciens collègues de l’école de la régulation « canal historique ». La réunion est organisée en deux parties, Benjamin Coriat étant discutant pour la première et moi pour la seconde. Les deux exposés les plus intéressants, à mes yeux, sont ceux de Robert Boyer et de Frédéric Lordon. Robert présente sa brochure, Une crise si longtemps attendue (Prisme n°13, Centre Cournot), Frédéric expose les propositions pour sortir de la crise financière qu’il vient de présenter dans son livre, Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières. Tous les deux s’accordent sur la critique de l’économie-casino en laquelle s’était peu à peu transformée la composante financière du modèle libéral-productiviste né au début des années 80. Tous deux affirment que la crise n’est pas finie, qu’elle a de fortes chances de se transformer en dépression de type 1930, et que la désagrégation du système financier est telle que probablement cette crise impliquera une nationalisation totale des banques, quitte à re-fragmenter le système bancaire en agences autonomes d’un type nouveau. Certes. Les deux discutants, Benjamin et moi, restons quand même sur notre faim. L’école de la régulation nous avait en effet appris à analyser un modèle de développement capitaliste comme la combinaison d’un paradigme technologique, d’un régime d’accumulation, d’un mode de régulation (lui-même composé de plusieurs formes institutionnelles), et d’une configuration internationale. L’ensemble du séminaire, qui dure tout l’après-midi, s’est pourtant concentré sur une seule forme de régulation, le système financier, qui régule, il est vrai, une composante très importante du régime d’accumulation en crise, où les pauvres et même les classes moyennes ne pouvaient maintenir leur consommation qu’en ayant recours au crédit (voir La société en sablier), tout comme les pays peu compétitifs. Mais, même de ce point de vue, des formes aussi importantes que les fonds de pension et l’assurance-vie (composantes décisives du rapport salarial dans ce modèle : ils financent les retraites par capitalisation ) ou les fonds souverains des pays émergents (composante essentielle de la configuration internationale de l’après-Paul Volcker) sont à peine évoqués. Benjamin, notre ancien spécialiste des questions industrielles, est le premier à souligner l’oubli total de la menace montante la plus terrible : la crise écologique. J’espère que les séminaires suivants de l’ARC2 corrigeront cette impression un peu étrange. Mais je dois courir à la réunion-débat Vers une écologie de marché ? où j’ai à peine le temps de présenter mes positions avant de filer prendre le train pour Strasbourg. SarkozyÀ Strasbourg, le numéro de Nicolas Sarkozy occupe pratiquement tout le mardi matin. Le président sortant du Conseil européen est extrêmement fier, on le sait, de ce qu’il a fait : la paix en Géorgie (sic), l’arrêt de la crise financière (re-sic), la sortie de la crise du Non irlandais (re-re-sic) et le compromis « exemplaire » pour le reste du monde sur la « paquet énergie-climat » (re-re-re-sic). Et le pire, c’est qu’il obtient la chaleureuse approbation des deux grands partis de gouvernement (qui se partagent le pouvoir dans l’Etat le plus important, l’Allemagne), le PPE et le PSE. Les libéraux-démocrates (dont fait partie le Modem) sont à peine critiques. Même chose pour l’Union pour l’Europe des Nations (droite souverainiste, sans représentant français depuis le départ de Pasqua, qui devient de plus en plus protectionniste-européenne). Même le président du groupe communiste, Francis Wurtz, qui parlera après les Verts, sera plutôt affable et commencera en saluant le volontarisme de Sarkozy « qui ne lui déplait pas ». On attendait donc le discours du 5e groupe en ordre d’importance numérique, le nôtre, et de son président, Dany Cohn-Bendit. Sarkozy avait multiplié les provocations préventives, condamnant à plusieurs reprises « l’intégrisme européen » et « l’intégrisme écologiste ». Ça ne rate pas. Dany montre qui est la vraie opposition à Sarkozy, non seulement à l’échelle française, mais à l’échelle européenne : les Verts. Dans un discours extrêmement vif, il commence par attaquer Sarkozy sur la méthode : de pures négociations intergouvernementales. Rappelant que Sarkozy, dans son discours d’il y a un an, au même endroit, avait proclamé que « l’unanimité, c’est l’impuissance, c’est le contraire de la démocratie », il le traite de « girouette » pour avoir, sur le paquet énergie-climat (qui relève de la majorité et de la co-décision Parlement-Conseil), recherché l’unanimité au prix de terribles concessions, et traité le Parlement, jusqu’ici en pointe sur les questions climatiques, comme une chambre de consultation et d’enregistrement. Ces concessions vident pratiquement l’accord sur le climat du contenu indispensable pour affronter la crise. Quant aux concessions faites à la Chine et à la Russie sur le Tibet et la Géorgie, elle ne conduiront qu’à de nouvelles humiliations pour l’Europe de la part de ces deux puissances. « Sarkozy la girouette » répond en traitant Dany de « fou ». Ambiance. Je reviens plus loin sur le débat « climat », mais un mot d’abord de ce que nous annonce Sarkozy du compromis sur le Non irlandais. Ce Non reposait, d’après les sondages, sur la volonté de l’Irlande de garder sa « personnalité », avec un Commissaire (qui de toute façon ne lui est plus garanti en votant Non puisque le traité de Nice, en vigueur, comme le traité de Lisbonne, prévoit que dorénavant il n’y aura plus autant de commissaires que de pays), sur la crainte de voir remettre en cause la non-imposition des profits des entreprises, sur la peur de se voir imposer le droit à l’avortement et le mariage gay. Les deux derniers points ne sont pas dans le traité de Lisbonne, il suffit de faire une déclaration pour le rappeler. En revanche, la question du Commissaire est différente : pour donner satisfaction aux Irlandais, il faut effectivement changer et le traité de Nice, et celui de Lisbonne. La proposition de Sarkozy : ne pas faire revoter les 26 pays qui ont déjà dit Oui à Lisbonne pour faire plaisir au 27e, mais attendre le prochain traité européen (celui qui doit faire rentrer la Croatie dans l’Union, par exemple), pour faire voter par les 27 un protocole additionnel redonnant un Commissaire à chaque État. Ce qui permettrait de faire revoter les Irlandais sur « Lisbonne + ce protocole ». Construction peut-être nécessaire pour éviter de mettre l’Irlande devant ses responsabilités, mais qui a de très multiples inconvénients. Sur la forme, elle fait dépendre la sortie du traité de Nice de l’entrée de la Croatie et donc de sa bonne volonté à livrer ses criminels de guerre. Sur le fond, elle tend à faire de la Commission une forme de coordination permanente des États, plutôt qu’un exécutif de l’Union prise comme un tout, expression des deux chambres législatives (le Conseil et le Parlement). Temps de travailLa première affaire importante cette semaine, c’est la deuxième lecture du rapport Cercas sur la révision de la directive Temps de travail. On se souvient que le temps de travail maximum dans l’Union européenne est fixé à 48h par semaine (plus quelques autres contraintes), mais la Grande-Bretagne avait obtenu un opt-out, c’est à dire qu’une entreprise pouvait « proposer » à un ouvrier de renoncer à ses droits européens. La Commission européenne avait proposé une révision de la directive, limitant cet opt-out britannique à 65 heures. La position des syndicats et le premier vote du Parlement, en 2005, fut au contraire de supprimer purement et simplement l’opt-out britannique, en précisant que le temps d’astreinte était inclus dans le temps de travail. Après ce vote du Parlement en première lecture, le Conseil européen a traîné les pieds, puis a ré-adopté la position de la Commission (65 heures au lieu de l’opt-out indéfini). On arrive donc enfin à la deuxième lecture du rapport Cercas, et le Conseil espérait bien qu’aucune majorité absolue ne viendrait renverser sa position. En effet, en deuxième lecture, le Parlement doit s’exprimer à la majorité qualifiée, c’est à dire plus de la moitié de ses membres, qu’ils soient présents ou pas, ce qui est assez difficile à obtenir. Pourtant Alejandro Cercas et la commission Emploi du Parlement ont maintenu la proposition d’en rester à la première lecture du Parlement européen. Le mardi, pour appuyer cette proposition, une grosse manifestation européenne, comme lors du débat sur la directive Bolkestein, est organisée dans les rues de Strasbourg. Le groupe Vert s’y joint. Nous défilons (voir le « portofolio » du Monde, photo 2 !) parmi les pompiers allemands du syndicat Ver-di, l’immense syndicat allemand des services , dirigé par … un Vert. Le vote a lieu mercredi et, ô stupéfaction, le Parlement revote tous les points sensibles du rapport Cercas avec une centaine de voix au delà de la majorité qualifiée ! Je discute le lendemain avec Alejandro Cercas de cette incroyable victoire (dormant dans le même hôtel, nous nous rendons souvent ensemble au Parlement). Il me raconte l’énorme travail qu’il a fait entre les deux scrutins, avec l’aide des syndicats. Ainsi, par le biais notamment des anciens de Solidarnosc, le syndicat polonais, il a pu influer sur une grande partie du vote polonais, réparti jusque dans l’UEN et Indépendance et Démocratie. Mais au-delà, selon lui, ce vote exprime la première prise de position inspirée par la classe ouvrière au sein de la crise actuelle, face au bloc (que j’appelle « planiste ») qui s’est constitué entre les États et le grand capital au niveau européen. Cela dit, il faut nuancer cette victoire. D’abord, le Parlement a peut-être cherché, en revotant très fortement sa position de première lecture, à compenser sa capitulation (voir onglet suivant) sur le paquet énergie-climat. Et d’autre part, tout va maintenant dépendre du Conseil. Si le Conseil ne se rallie pas à la position du Parlement, la révision de la directive tombe… et on en revient à la directive actuelle, c’est à dire que les Britanniques gardent leur opt-out. ClimatJe consacre au fond de ce débat un article spécial. Je veux simplement ici raconter la bataille sous son angle procédural, pour faire sentir les déchirements des députés verts. Le paquet « énergie-climat » comprenait 6 directives. Normalement le Parlement devait amender et voter en première lecture, puis le Conseil des ministres de l’environnement, etc. Mais, au Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement, présidé par Sarkozy en parallèle à la conférence sur le climat à Poznan, décision a été prise la semaine dernière d’aller vite, pour montrer le rôle « exemplaire » de l’Union Européenne. Le résultat n’est pas exemplaire du tout. Se substituant au législatif, les gouvernements ont négocié (avec les rapporteurs du Parlement, tout de même) un accord qui nous rejette très loin du « scénario A-1-B » du GIEC, censé limiter la croissance de la température du globe à 2 degrés. L’unanimité péniblement obtenue par Sarkozy (alors que la majorité suffisait) envoie plutôt la planète vers +3, +4 degrés. Nous apprenons en début de semaine que les grands groupes politiques (PPE, PSE, ALDE et UEN) ont décidé d’adopter en bloc un amendement sur chaque directive, reprenant tout simplement la position du Conseil. Dans ce cas, les carottes sont cuites, le compromis du Conseil est définitif. Il ne nous reste plus qu’à voter pour ou contre la position ainsi amendée, et il n’y a plus de deuxième lecture, plus de négociation ! Le soir avant le vote, les Verts, furieux, débattent de leur vote du lendemain. Ils doivent prendre leur responsabilités « pour l’Histoire », en sachant que leur vote n’aura aucune influence. Deux directives sont assez bonnes : celle sur la « qualité des carburants » et celle sur les « énergies renouvelables ». On votera Oui. Deux sont vraiment mauvaises : sur les « normes de consommation des automobiles neuves »(où les industriels ont fait jouer la peur de la crise économique), et sur les expériences de « stockage géologique » du carbone (non que le stockage soit une mauvaise chose, mais les techniques envisagées sont coûteuses et incertaines). On votera Non. Restent deux directives à débattre. La plus mauvaise est la plus décisive : celle sur le « partage du fardeau », qui non seulement entérine le fait que l’Europe ne vise plus qu’une baisse de 20% de ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2020, et non de 30%, ce qui serait nécessaire, mais encore qu’elle pourra y parvenir largement en finançant des « économies de pollution » dans le tiers monde, c’est à dire en payant les pauvres à faire les efforts à notre place ! On appelle ça « Mécanismes de Développement Propre ». Je ne suis pas contre… si ça ne nous dispense pas, nous, de faire des efforts. La seconde porte sur les « échanges de quotas d’émission » de gaz à effet de serre par les grosses industries. Nous espérions que 100% des quotas distribués seraient vendus aux enchères par l’Etat. Le compromis Sarkozy permet d’en distribuer gratuitement à une grande partie de l’industrie, au nom de la « compétitivité ». Argument faux : dans le cas de l’aviation, l’Europe a déjà décidé de mettre ses compagnies aériennes sur un pied d’égalité en obligeant les compagnies des pays tiers à acheter aussi leur quota quand leurs avions se posent en Europe. Les Verts sont tentés de voter Non à ses deux directives. Mais la rapporteuse de la directive « partage du fardeau » est une verte, Satu Hassi, c’est elle qui, en position de faiblesse, a dû négocier du mieux qu’elle a pu avec le Conseil. Quant au marché des quotas, il n’est pas scandaleux que les quotas soient initialement distribués gratuitement, s’ils sont contraignants (c’est-à-dire obligent les industries à réduire leurs émissions). On décide d’abord que les Verts ne peuvent pas se diviser sur un pareil sujet et voteront en bloc. Une partie des Verts est pour s’abstenir sur les deux (« car nos négociateurs ont bien négocié »), une autre (c’est le cas des Verts français, mais aussi de britanniques ou hollandais) de voter Oui à la directive « quota » et Non à la directive « partage du fardeau ». On vote : les premiers l’emportent. Mais la nuit porte conseil, et le lendemain matin on se réunit à nouveau. On ne peut pas s’abstenir sur ce sujet, même si notre vote ne changera rien : on doit voter « comme si le résultat dépendait de nous ». Or, s’il est important de confirmer le système des quotas (même si en l’état il est imparfait, mais on a bien le temps d’ici 2020 de le rendre plus contraignant), la directive « partage du fardeau » est un très mauvais signal adressé au reste du monde : l’Europe abandonne le combat pour le salut du climat. Satu (ancienne ministre de l’environnement finlandaise) délivre un peu tout le monde en déclarant qu’elle ne se sentira pas vexée si les Verts votent contre le compromis qu’elle a négocié. Les Verts décident donc de voter Oui à la directive « quotas » et « non » aux objectifs trop peu ambitieux sur le partage du fardeau. La session a également été marquée par le 20ème anniversaire du prix Sakharov… en l’absence du lauréat de cette année, Hu Jia, resté prisonnier en Chine. Les lauréats des années précédentes ont écouté avec nous un très émouvant message vidéo de sa jeune femme, Zeng Jinyan PS. Samedi encore, petite réunion sur l’affaire des "terroristes ultra-gauche de Tarnac". Petite pétition très simple à signer ici. Enfin, relâche en famille (très élargie) à l’excellent petit cirque Franconi, à la Manufacture de Sèvres. Les plus gros animaux dressés sont des perruches (se munir de bonnes lunettes) et des oies. L’humour du clown Bobosse (ancien de L’Ile aux enfants) est assez subtil mais fait rire même les petits. Donc, Joyeux Noël et bonne année !
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