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par Alain Lipietz | décembre 2008

Alternatives Internationales, hors-série n°6
Une crise de 29 puissance deux !
Entretien
Alternatives internationales : Quelle est votre réaction d’économiste face à la crise que nous connaissons ?
Alain Lipietz : Pour qui n’en est pas victime, cette crise est passionnante, une sorte de prodige car elle en résume beaucoup d’autres. C’est la première fois que la crise vient à la fois du social et de l’écologie pour se transformer en crise financière, et de là rebondir vers l’économie réelle dont elle est issue. Je suis agacé par ceux qui parlent « de crise d’origine financière qui finit par toucher l’économie réelle ». Non, cette crise vient de la prolifération du nombre de salariés pauvres américains depuis les années 1980. La mondialisation a accéléré cette dégradation, mettant fin au « compromis fordiste » des années 40.

Alternatives internationales : Les ouvriers américains ont pourtant continué à acheter des maisons, d’où la crise des subprimes…

Alain Lipietz : Oui, d’autant qu’acheter sa maison est une norme plus prégnante là-bas qu’ici. Ils ont fini par ne plus trouver que des usuriers pour leur prêter de l’argent (subprimes), usuriers qui ont vendu les titres liés aux hypothèques sur les marchés financiers, ce qui a intoxiqué tout le système financier mondial. Mais plus généralement, dans le monde, il y a énormément de pauvres et quelques énormément riches. On a dépassé en 2007, aux Etats-Unis, la polarisation sociale de 1928, c’est-à-dire la différence entre les 1 % les plus riches et les autres. Nous étions donc revenu au-delà du déséquilibre qui avait provoqué la crise de 1929, avec la destruction achevée du New Deal opéré par Roosevelt pour remédier à cette crise en développant une large classe moyenne.

En cela, cette crise est typiquement « 1929 » : des financiers ont accumulé beaucoup trop d’argent (y compris le gouvernement chinois en tant que propriétaire des usines chinoises, et les fonds de pension américains qui cherchaient des secteurs rentables pour financer les retraites de la génération fordienne). Les salariés pauvres étant devenus insolvables, on a une crise classique de sous-consommation (ou de suraccumulation). Les riches ont réalisé que les pauvres ne pourraient pas payer et tout a craqué . Les pauvres sont expulsés de leur maison, le prix de l’immobilier s’effondre, les établissements de prêts et les sociétés de réassurance des crédits s’effondrent, puis les banques...

Ajoutons, et c’est inédit par rapport à 1929, la mondialisation financière « casino » : tout titre peut être vendu dans le monde sans qu’on sache ce qu’il représente exactement. Sous Roosevelt, le législateur a re-compartimenté les activités entre banques d’affaires, assurances et banques de dépôt. Aujourd’hui, on propose une re-mutualisation générale : soit les banques d’affaire tombent en faillite, soit elles sont rachetées par les banques de dépôt, et celles-ci partiellement nationalisées. C’est une sorte de fuite en avant : « Il y a beaucoup de dégâts : on va les mélanger avec ce qui se porte mieux en espérant que cela se voie moins ».

Alternatives internationales : Vous dites que cette crise est à la fois sociale et environnementale. En quoi ? Est-ce la fin du « système libéral productiviste » que vous chroniquez sur votre blog ?

Alain Lipietz : Je viens d’évoquer l’aspect « libéral » de la crise, qui l’apparente à la crise de 1929 : une accumulation de richesses qui ne trouve plus à s’investir car les pauvres sont trop pauvres pour acheter. Dans les années 1930-1940, on a corrigé cet effet pervers du libéralisme par le « fordisme » : payer mieux les ouvriers pour faire croître la consommation et assurer le plein-emploi. Mais ce compromis fordiste, Thatcher, Reagan et la concurrence mondiale l’ont effacé à partir des années 1980, et l’on se retrouve dans une structure de distribution mondiale plus dangereuse encore que celle de 1928. Car d’une part les travailleurs américains ou européens se sont appauvris, mis en concurrence avec ceux de l’ex-tiers monde, alors que, d’autre part, la modernisation productive s’élargissait presque au monde entier. Or la crise de 1929 venait de la mauvaise distribution des gains de productivité : les salaires stagnaient tandis que la productivité accélérait dans les années 1920, avec des profits « rugissants ». De nos jours, les ouvriers chinois travaillent sur des machines achetées en Allemagne, avec la productivité de 2008, mais ils sont payés avec les salaires de 1900. Nous sommes face à une crise de 1929 au carré !

Le deuxième aspect, c’est l’aspect « productiviste » de la crise. Pour la première fois depuis 1848, voire la Grande Peste, on assiste, en plus de la crise du système économique, à une crise d’épuisement des ressources naturelles. En 1929, les récoltes étaient bonnes, aucun problème du côté de la Nature : on brûla le café invendable dans les locomotives. On atteint désormais la limite de la plupart des ressources non-renouvelables (le pétrole, les métaux…). Tout s’épuise à la fois : les matières premières et la possibilité de recycler les déchets, comme les gaz à effet de serre, péril bien plus grave encore.

En plus, le monde a manqué courir à la catastrophe totale, en se lançant en 2007 dans les agrocarburants. Pour lutter contre la rareté du pétrole, on aggravait la rareté des produits alimentaires. Et cela a précipité les propriétaires endettés dans la pauvreté, accélérant la crise des subprimes. Ce projet insensé est remis en question, du moins en Europe. Je ne condamne pas en bloc les agro-carburants (les Verts ont un agro-carburant pour emblème : le tournesol !). Mais l’idée que l’on puisse y consacrer 1/6ème des terres (« car au XIXe siècle, 1/6 de la terre française servait à nourrir les chevaux ») témoigne de notre folie. D’autant que les Chinois enrichis commencent à manger de la viande, dont la production consomme 10 à 15 fois plus d’hectare par protéine que les protéines végétales. Résultat : les 27 pays les plus pauvres étaient en état de crise alimentaire en mai 2008, en l’absence de sécheresse ou d’inondation particulière !

Alternatives internationales : Faut-il désespérer ?

Alain Lipietz : Voyons l’aspect positif des choses. Premièrement, la capacité de réaction de la planète est beaucoup plus forte que lors de la crise de 1929. Pourquoi ? Parce que celle-ci a eu lieu, justement. On a annulé les conquêtes du fordisme, mais on en avait gardé la théorie : le keynésianisme. Même George W. Bush, contrairement à Herbert Hoover (président des Etats-Unis de 1929 à 1932) en son temps, comprend que, face à une telle dépression, il faut lâcher les rênes du crédit et augmenter le pouvoir d’achat.

Deuxième aspect positif, la compétence plus grande de l’humanité en tant qu’intelligence collective. La façon dont les agrocarburants ont démarré puis ont été contestés est significative. Les parlementaires européens (les écologistes d’abord), les grandes organisations internationales, le « quatrième pouvoir » (la presse) bien sûr, ont mis le holà à cette folie, en un peu plus de dix mois. L’envolée du prix de la nourriture était alors de l’ordre de 60 ou 70 %. Toutes les céréales et les plantes à huile (colza, arbres à palme etc.) étaient connectées au prix du pétrole. La situation devenait catastrophique. La régulation intellectuelle et, partiellement, institutionnelle (ONG, institutions internationales) a marché. La démocratie, cela fonctionne, ce n’est pas la même chose que l’Union soviétique qui a vu la mer d’Aral s’assécher sans rien faire et sans se poser la question de l’impact de la culture du coton dans le Kazakhstan…

Mais de la critique à l’action politique il y a une marge. La « sortie par en haut » de la crise n’est pas gagnée.

Alternatives internationales : Quelle pourrait être la forme d’un autre régime d’accumulation, d’un autre mode de régulation et d’un nouveau modèle de développement ? On ne va pas revenir au fordisme ?

Alain Lipietz : Par ses ressemblances avec la crise de 1929, il devra sans doute y avoir quelque chose de rooseveltien dans les solutions à la crise actuelle, donc de la redistribution des revenus à l’échelle mondiale. Et l’Etat-Nation est désormais impuissant à réguler le capitalisme : il nous faut au moins une Europe fédérale. Mais non, bien sûr, on ne reviendra pas au fordisme, à cause de la crise écologique : il ne faut pas garantir une automobile à chacun, mais des logements bien isolés, produisant leur propre énergie, et des transports en commun !

C’est toute l’idée de la « croissance verte ». La norme de consommation devra être non seulement économe en énergie et en gaz à effet de serre, mais en plus réduire les déséquilibres accumulés. On ne peut pas se contenter de la « décroissance » de l’activité. Ce serait vrai si on était à l’équilibre et qu’il fallait maintenir les choses en l’état, or ce n’est pas du tout le cas.

Il faut bien comprendre qu’une décroissance de la crise écologique suppose une croissance massive de l’activité humaine. Nous devrions être aujourd’hui dans une « économie mobilisée » au sens de Janos Kornai, l’économiste hongrois, une économie où la question de la demande du consommateur ne se pose pas, tant les besoins collectifs sont impératifs. En un an, tout pays « mobilisé » pourrait être en situation de plein emploi, avec des gens en train de construire des logements écologiques, des vélos, des couloirs pour autobus à méthane issu de la fermentation des ordures, remettre HLM et copropriétés aux normes HQE (haute qualité environnementale). En France, pour amorcer le financement, il suffirait d’abolir la loi Tepa (loi de l’été 2007 « en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat ») : un peu moins de quinze milliards de manque à gagner fiscal par an ! Je ne suis pas un fou de la surimposition, mais là, cette loi n’a servi à rien, ni pour rétablir l’équilibre budgétaire, ni pour relancer l’activité. Restituons intégralement ces 15 milliards annuels au financement du Grenelle et, croyez-moi, on saura quoi en faire ! Et n’oublions pas que le prix de la lutte contre les désastres de l’effet de serre sont bien moins moindres que les dégâts engendrés.

Côté bancaire, ce qu’a montré la crise, c’est qu’une banque centrale ne doit pas prêter de l’argent au même taux selon les différents usages de l’argent. Si l’Union européenne avait le courage de réformer la BCE, elle édicterait que celle-ci doit racheter à taux zéro les titres émis par les chantiers de lutte contre l’effet de serre, et faire monter à 10 ou 15 % les taux de refinancement pour les titres spéculatifs sans rapport avec le bien commun.

Alternatives internationales : Les libéraux, observant la baisse de la consommation de carburant en France, estiment qu’au fond il n’y a pas mieux que le marché pour faire bouger les comportements…

Alain Lipietz : Non, c’est la crise écologique qui est en train de faire bouger les comportements des individus. Mais toute crise se régule d’une certaine façon par la mort de ce qui l’a provoquée. Le « développement soutenable » vise justement à éviter la violence des crises régulatrices. Il faut tout à la fois réguler le social et l’environnemental. Le problème de la nature, c’est que, comme elle est gratuite, tout le monde se sert et les riches bien plus que les pauvres ! La mission de l’écologie politique, dans laquelle je m’inscris, est d’alerter et de proposer un usage de la nature « assurant les besoins d’abord des plus démunis, et des générations futures ». Depuis 1972 (conférence de Stockholm), elle annonçait que le modèle de développement fordiste était insoutenable. Mais son successeur, le libéral productivisme était pire encore : pas davantage soutenable et en plus anti-social.

Notre rôle de prophète de malheur est terminé aujourd’hui. Le travail que nous avons à mener, dans les collectivités locales, à l’Europe (où les scrutins sont proportionnels et permettent de représenter les courants émergents), c’est de montrer ce que serait le « New Deal » du XXIe siècle. La révolution d’une redistribution égalitaire des gains de productivité selon des formes faisant reculer la crise écologique : croissance du temps libéré, économies d’énergie, reconversion vers une nourriture saine, etc.

Propos recueillis par Bertrand Richard




Sur le Web : Sur le site d’Alternatives Internationales

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