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par Alain Lipietz | 10 novembre 2008

Politis, 13-19/11/2008 n°1026
Francine aux deux visages
Francine Comte nous a quittés, le 7 novembre, après six ans de lutte farouche contre un cancer. Toutes celles et ceux qui l’ont connue, dans les mouvements féministe et écologiste, la résumeront à deux mots : courage et générosité. Jusqu’aux derniers mois avant l’ultime assaut de la maladie, elle fit son travail comme animatrice du Collectif National pour les Droits des Femmes et conseillère municipale (Verte) de Villejuif. Elle répondait encore cet été à une interview d’Ecorev’ (n°30) sur « Féminisme et écologie ».

Ce courage et cette générosité, alliés à une grande modestie, ne doivent pas cacher une intelligence, une acuité politique remarquables qui s’en alimentaient. Francine n’était jamais sur la photo, ne réclamait aucun titre, mais a inspiré, posément et dans le dialogue, les ajustements les plus périlleux, dénoué les conflits les plus complexes. Sa formule : « Mettre les contradictions sur la table pour les résoudre. »

Francine
Au Portugal, pendant la révolution des oeillets.

Venue comme tant d’autres de la « gauche chrétienne » des années soixante via le PSU avant d’adhérer aux Verts, nostalgique fidèle de Mai 68, elle a su évoluer vers une laïcité exemplaire. Tenace combattante pour la liberté de contraception et d’avortement, elle en surprit plus d’une pourtant en souhaitant une cérémonie religieuse pour son inhumation.

C’est que, comme Politis, elle voulait une laïcité ouverte, non dans le sens communautariste de Sarkozy, mais par profond respect des mille voies qui convergent dans l’engagement au service des opprimées, de la planète. Elle souffrit de voir tant de féministes, issues comme elle de l’évolution des gauches chrétiennes ou juives, barrer la route aux musulmanes qui quarante ans après empruntaient le même chemin, avec les mêmes tâtonnements et déchirements.

De même, elle fut des rares féministes à traiter de front de la maternité, avec tendresse et finesse théorique, dans Jocaste délivrée : maternité et représentation des rôles sexuels (La Découverte, 1991). Affrontant la doxa « psy » culpabilisante, elle y montre que les femmes, malgré leurs doutes et les abîmes qu’elles cachent, sont « suffisamment bonnes » pour leurs enfants.

Et puis, peu avant sa mort, admettant enfin, après des soins multiples et douloureux, qu’elle n’était pas éternelle, elle leva doucement le pied de son militantisme et laissa s’épanouir une autre facette : l’écrivain. Alors que ses premiers poèmes furent élogieusement préfacés dès les années 1960, peu attirée par un monde littéraire qui ne demandait qu’à accueillir son talent et sa beauté astrale, elle avait préféré se jeter dans le militantisme révolutionnaire. Une vie de vers griffonnés dans le métro, d’ébauches de nouvelles, de romans, avait somnolé dans son ordinateur.

En quelque mois, sous le nom de Francine Ségeste, furent mis en ligne puis imprimés deux recueils de nouvelles, Cité des solitudes et Trames étranges et un beau récit du lent déclin de sa mère, Mémoire de la mer, où elle explore les abîmes de la mémoire qui s’efface et des rapports mère-fille. Puis un recueil de poèmes flamboyants (et bouleversants) : Destin de sable. Et enfin deux romans, La femme à la fenêtre et Perséphone en personne, dont elle régla sur son lit de mort les derniers détails de couverture… à partir de ses propres peintures. Une artiste éclosait, aussitôt reconnue par les connaisseurs comme une écrivaine majeure.

Un tel miracle n’aurait pu avoir lieu sans la révolution informatique dont, maîtresse d’oeuvre de la revue d’histoire Le monde de la Bible, Francine avait compris dès 1990 qu’elle allait révolutionner la communication et l’édition. En quelques jours, à 72 ans, elle maîtrisa la technique du site d’édition en ligne « libre » In Libro Veritas. Elle y lançait, pépites vers les étoiles, ce qu’elle avait si longtemps caché.

De toutes ces pépites, la plus violente est sans doute La femme à la fenêtre, journal d’une mère-célibataire qui aime ses enfants et ne s’en sort pas, jusqu’à la folie, jusqu’à la tragédie. Violente par son contenu, qui sidéra les premiers lecteurs, révélation des pulsions les mieux refoulées du « continent noir » maternel confronté à une société précarisante et machiste. Mais, à l’image de la militante, d’une grande compassion pour son anti-héroïne. Une sorte de contre-exemple à Jocaste délivrée.

Par contraste, l’héroïne de Perséphone en personne affirme finalement, malgré de dures épreuves, son identité et sa liberté, qu’elle transmet à sa fille. À travers son art.

Aucun triomphalisme pourtant. Ni par la politique ni par l’art, il n’est facile de gagner la rédemption du monde, mais « au moins on aura essayé ». Malgré les doutes de Trames étranges (« N’y a-t-il rien de mieux à faire ? ») et de Cité des solitudes (« Il arrive que la voix manque. »)

Ce qui nous manque déjà terriblement, c’est la voix de Francine Ségeste et le sourire de Francine Comte.




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