Bolkestein : ça se précise
Jeudi 2 février 2006
Lundi, retour de Caracas, je dois immédiatement rallier Bruxelles. La semaine est chargée. Le soir, mise sous enveloppe des invitations pour le colloque du 6 février prochain, « Etat des services publics en banlieue : les réponses du tiers secteur ». Mardi matin, Madame Kroes, la Commissaire à la concurrence, vient répondre aux interpellations de la Commission Economique et Monétaire. Je l’interroge sur les subventions des villes aux compagnies aériennes « low coast » (exemple de Charleroi-Ryanair que j’attaque dans mon rapport). Elle me répond que ça concerne le Commissaire aux transports ! En fait, elle fuit absolument toutes les questions (y compris sur l’affaire Mittal, ce magnat indien qui lance une OPA sur Arcelor). L’après midi, audition en Commission juridique sur la propriété intellectuelle et la défense du copyright. L’affaire devient de plus en plus compliquée… Mercredi, je suis l’invité de midi de BFM Belgique. Au menu : le blocage polonais sur la TVA, le naufrage du chimiquier dans la Manche, la crise énergie-climat. Nous votons en Commission économique un très bon rapport du socialiste français Benoît Hamon sur le FMI. À l’étonnement général, les amendements ne défigurent pas trop son rapport. Le rapport, ainsi modifié, pas mauvais, est adopté à l’unanimité. Un tel résultat, de la part de cette Commission, la plus droitière de toutes, n’a été possible que parce que les libéraux-démocrates ont la plupart du temps voté avec la gauche. Que se passe-t-il ? Est-ce bon signe pour la bataille sur la Directive Services (Bolkestein) ? Car c’est évidemment la grande affaire de la semaine. Les négociations s’accélèrent. Mercredi après midi, nous avons un débriefing entre Verts. La situation est en gros la suivante : 1. Il se confirme qu’il est exclu d’obtenir une majorité pour rejeter purement et simplement la Directive Bolkestein. La gauche le proposera en début du vote, mais sera aussitôt battue. Ne pas espérer voir se reproduire la fronde qui avait donné une large majorité pour rejeter la directive portuaire ! Là, le Parlement s’était senti outragé de voir la Commission européenne lui refourguer un texte qu’il avait déjà rejeté. Ici , la situation est différente. En effet, non seulement la droite est largement majoritaire, mais les pays est-européens, toutes tendances confondues, sont à cran contre ce qu’ils ont perçu comme xénophobe dans les campagnes du non français et hollandais. Ils croient que le principe du pays d’origine lèvera le « protectionnisme mesquin » (à coup de normes excessives) dont ils se sentent victimes de la part des vieux Etats de l’Union. Pour les convaincre, le groupe Vert a édité une petite brochure que vous pouvez trouver ici en anglais et qui ne sera traduite que dans les langues est-européennes ! Nous avons aussi de belles cartes postales électroniques en toutes langues à faire circuler sur le net et envoyer aux députés (servez vous !), avec l’appel à faire signer et nos explications. 2. Les négociations avancent entre le PPE et le PSE. Il se confirme que les premiers amendements excluront de la directive tout ce qui concerne la législation sociale, le droit pénal et le droit civil (Rome 1 et Rome 2), et que les contrôles resteront la responsabilité des pays d’accueil. La directive exclura également, non seulement les transports, les services financiers et tous les services faisant l’objet de directives sectorielles, mais tous les services d’intérêt général (SIG) et, parmi les services économiques d’intérêt général (SIEG, services publics marchands), elle exclura la santé, l’éducation, les services sociaux (par exemple les aides à domicile), les entreprises de travail temporaire, les entreprises de sécurité. Du coup, elle ne concernera pratiquement que les artisans, les architectes, les cabinets d’ingénieur-conseil. Mais deux batailles restent des questions de principe : – L’exclusion totale des Services d’intérêt économique général, ce qui reviendrait à rendre obligatoire l’adoption d’une autre loi-cadre sur les SIEG (il s’agit pour la gauche de « récupérer » le fameux article 122 du TCE, dont le contenu est maintenant réclamé à grands cris par… Attac). – Le retrait du principe du pays d’origine. Ici, les négociations sont extrêmement complexes et il n’est pas utile que je donne des détails, car les positions des uns et des autres varient d’un jour à l’autre (en fait le PPE cherche à diviser le PSE et réciproquement, et les communistes, tout en proclamant que la Bolkestein n’est pas amendable, se rallient un peu au hasard). Les Verts s’en tiennent à la solution qu’ils ont négociée avec Evelyne Gebhardt et qui n’a été battue que de deux voix en Commission marché intérieur et défense du consommateur. Elle résout le problème en distinguant l’accès d’une entreprise au marché et l’exercice de son activité. D’une part, on proclame la liberté d’accès à la totalité du marché européen pour quiconque est reconnu capable d’exercer une activité dans son propre pays (moyennant un travail d’harmonisation pour les diplômes). Mais d’autre part, on réaffirme qu’en un lieu donné la loi est la même pour tous, quelle que soit l’origine de l’entreprise qui s’y active. En clair : plombier en Pologne, plombier partout, mais un plombier polonais en France obéit aux lois, conventions et règlements français. Je fais observer que ces deux batailles ne sont pas tout à fait de même importance. On peut se contenter d’une liste d’exclusions à propos des SIEG, car de toute façon, la revanche de la loi-cadre sur les SIEG se livrera à un autre moment. Par contre, la suppression du principe du pays d’origine, même s’il est d’ores et déjà largement dépouillé de tout impact, est fondamentale, d’un point de vue démocratique comme d’un point de vue européen, pour enlever à la Cour de Luxembourg toute tentation de s’appuyer dessus dans un sens libéral. Rappelons en effet que le « principe du pays d’origine » n’existe dans aucun traité, c’est une invention satanique de la jurisprudence de Luxembourg. Il serait donc positif de légiférer… pour l’exclure ! Immédiatement après ce briefing, un petit groupe d’entre nous rencontrons le Commissaire Mc Creevy (celui qui a remplacé Bolkestein), accompagné de deux de ses collaborateurs, eux aussi Irlandais, semble-t-il. Au début de l’année 2005, Mc Creevy avait pris parti pour la fameuse entreprise lettone qui avait emporté un marché de construction scolaire en Suède, et prétendait échapper aux conventions collectives suédoises. Il s’était fait taper sur les doigts, et, aujourd’hui même, la Commission venait d’informer la Cour de justice de Luxembourg qu’elle considérait que les conventions collectives faisaient bien partie de la législation sociale locale (un point très important pour interpréter la portée de l’amendement n°1 excluant la législation sociale de la Directive Services). Il nous explique qu’il recherche un vaste consensus pour la Directive Services, et que notre groupe Vert/ALE joue un rôle charnière. Il est prêt à considérer toute reformulation du principe du pays d’origine. J’attaque immédiatement : « Vous pouvez le rédiger comme vous voulez, mais je vous demande si, à votre sens, une clinique hollandaise, conformément à la loi de son pays d’origine, pourra pratiquer des avortements en Irlande ? ». Panique chez les Irlandais. « Mais bien sûr que non », dit Mc Creevy . « Ah oui ? et où est-ce marqué dans la Directive Services ? ». « Eh bien, il est évident que toutes les lois d’un pays s’appliquent à toutes les activités dans ce pays ! Il est évident qu’un agent d’une entreprise irlandaise allant rendre des services sur le continent devra rouler à droite, et non à gauche comme dans ce pays ! » Un des collaborateurs de Mc Creevy se permet d’écraser le pavé de l’ours : « Votre exemple est excellent ! Toutes les femmes irlandaises vont se faire avorter en Grande-Bretagne. Il serait plus simple que la directive leur permette de se faire avorter en Irlande ! » Je réponds : « Il serait surtout plus simple d’autoriser l’avortement en Irlande, sinon vous établissez une distorsion de concurrence entre les médecins irlandais, et les médecins des autres pays opérant sur le sol irlandais ! ». Mc Creevy préfère s’en tenir à une argumentation plus classique : « At the end of the day (tous comptes faits), toutes les lois et conventions collectives locales s’appliqueront à toutes les activités locales ! » Nous nous engouffrons dans la brèche : « C’est exactement ce que propose l’amendement Gehbardt : la loi, les conventions et les règlements qui s’appliquent sont ceux du pays où se réalise l’activité, ceux du pays destinataire du service. Il n’y a qu’à l’écrire comme vous venez de le dire ! » Gros embarras chez les Irlandais. « Oui, mais vous savez bien que les pays de l’Est considèrent que c’est une mesure protectionniste contre eux ». Nous répondons : « Bien sûr ! C’est pourquoi l’amendement Gehbardt affirme d’abord le libre accès au marché pour les entreprises de service, avec respect de la certification du pays d’origine, moyennant une poursuite de l’harmonisation. Autrement dit, un poseur de moquette lituanien peut poser des moquettes en Allemagne sans en passer par l’apprentissage allemand. Mais quand il pose des moquettes en Allemagne, il suit les règlements allemands en matière de pose de moquette. » Les Irlandais sont de plus en plus gênés. « Oui, mais, puisque l’amendement confiant les contrôles au pays de destination a toutes les chances d’être adopté, nous craignons que, sous prétexte de contrôle de l’activité, on contrôle aussi l’accès au marché… » Je réponds : « Nous sommes prêts à discuter de toute formulation permettant d’éviter ce genre de protectionnisme mesquin, contre des producteurs ou artisans européens. Nous comprenons parfaitement les craintes des populations de l’Europe de l’Est. Mais il faut aussi se placer du point de vue des salariés, des consommateurs, des riverains. Pour eux, la loi est la seule protection contre les abus des entreprises. Or, réintroduire de quelque façon que ce soit le principe du pays d’origine introduit une forme d’insécurité pour les salariés, les consommateurs et les riverains quant à la loi qui s’applique à l’entreprise à laquelle ils ont affaire, si c’est une entreprise étrangère. La loi doit être connue de tous et rigoureusement la même pour tous en un point donné de l’espace européen. C’est d’ailleurs le principe même de la construction européenne depuis 1957 : faire oublier le pays d’origine ! » Les Irlandais repartent un peu ébranlés. La lutte continue… Petit plaisir personnel : ma sœur Hélène (conseillère régionale verte d’Ile de France et avocate) me téléphone lundi. Le procès que mon père avait, avant sa mort, intenté contre l’Etat français et la SNCF pour leur complicité dans sa déportation par les nazis vient d’être déterré par le Président du tribunal administratif de Toulouse ! Le procès aura lieu bientot. Si le verdict est positif, il s’agirait de la première condamnation de l’Etat ou d’une entreprise française pour leur complicité avec l’extermination des juifs ! Le fait que le procès ait lieu est déjà une grosse victoire pour nous, ses enfants. Mon beau-frère, avocat, plaidera (nous serons devant un tribunal administratif !). Mais bien entendu, à nos yeux, il s’agit essentiellement d’un principe, un nouveau pas en avant de la Justice relative aux crimes imprescriptibles contre l’Humanité. Je suis déjà décidé, en cas de victoire, à utiliser les indemnités dont j’hériterai pour aider les initiatives en faveur de la paix entre Israéliens et Palestiniens.
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