Le Sucre ; Sahra et Bolkestein
Mercredi 13 juillet 2005
Mercredi, toute la journée est consacrée à une audition d’experts commune aux Commissions agricole, développement et commerce international (INTA, la mienne) à propos du régime communautaire du sucre. L’affaire est archi-compliquée. Le sucre est depuis l’origine un produit couvert par la politique agricole commune, ce qui a permis à l’Europe d’atteindre rapidement l’auto-suffisance, essentiellement grâce aux cultures de betteraves continentales qui ont évincé la canne à sucre des îles. Aujourd’hui, le protectionnisme de la PAC, couplé avec les subventions aux exportations pour compenser la différence entre le prix régulé du sucre sur le marché intérieur et les cours sur le marché mondial (le prix intérieur est maintenant le triple du cours sur le marché mondial), a fait de l’Union européenne le second exportateur de sucre derrière le Brésil. Evidemment, les pays du sud exportateurs de sucre sont furieux. Dès l’Uruguay Round de l’Organisation mondiale du commerce, l’Union avait du accepter une limitation quantitative (système de quotas) de sa part du marché mondial du sucre. Elle vient d’être condamnée par l’OMC, sur plainte des grands exportateurs de sucre du tiers-monde, mais aussi de l’Australie, parce qu’elle dépasse son quota. Par ailleurs, les négociations en cours à l’OMC sont censées aboutir à une suppression des subventions aux exportations agricoles, principe avec lequel les Verts sont bien d’accord... Jusque là, rien de particulier, c’est le problème général de la PAC. Ce qui complique les choses, c’est que l’Union européenne est par ailleurs engagée dans deux accords importants avec les pays moins avancés du Tiers-monde : – d’abord, l’accord de Lomé-Cotonou avec les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique), qui ouvre le marché européen aux exportations de ces pays, – puis – tout récent — la proposition "Tout Sauf les Armes" (TSA), qui offre le même avantage aux pays les plus pauvres du monde (catégorie qui recoupe assez largement la précédente, mais pas complètement). Ces deux accords, fondés sur les meilleures intentions, introduisent pas mal de complications. Ils constitue deux court-circuits entre la PAC-Sucre et l’aide aux développement des pays les plus pauvres, qui sont très souvent des exportateurs de sucre (qui dit sucre dit colonisation esclavagiste et qui dit héritage de l’esclavage dit malédiction du sous-développement : c’est la « providence sanguinaire »). Deux formes de "commerces triangulaires" tendent en effet à se mettre en place : – du sucre ACP est d’ores et déjà massivement importé en Europe, puis ré-exporté d’Europe vers les pays tiers, ce qui fait exploser le quota des exportations européennes subventionnées. – au fur et à mesure que se mettra en place l’accord TSA, le risque est grand de voir se développer des accords d’échanges (Swap) purement formels entre, par exemple le Brésil et un pays très pauvre, ce qui permettrait à du sucre brésilien d’entrer en Europe sans droits de douane, comme s’il provenait de ce pays TSA. Face à cette situation explosive, la Commission européenne, le 22 juin dernier, a fait une proposition radicale (et libérale) : abaisser de 39% le prix d’intervention de l’Union sur son propre marché du sucre. Ce qui rapproche considérablement le prix européen du cours mondial, rend beaucoup moins rémunératrice l’exportation à partir de l’Union européenne, mais en outre, rend beaucoup moins rémunératrices les exportations des pays ACP ou TSA vers l’Union. L’audition regroupe tout ce que le Parlement européen compte de députés représentants des îles ultra-périphériques (Antilles, Réunion), et tout les députés à sensibilité tiers-mondiste, face à un panel d’experts comprenant des représentants de l’OCDE, de l’Australie, de la Jamaïque, de l’Ile Maurice, des consommateurs européens, des paysans européens, dont M. Sauvage représentant la Confédération paysanne européenne... J’ai une petite discussion amicale avec ce dernier avant le début de la séance. Je lui explique qu’en tant que députés européens, nous aurons quelques mots à dire parce que nous avons un droit de regard sur les accords commerciaux internationaux, mais que, en ce qui concerne l’organisation de la politique agricole commune, le Non à la Constitution (auquel appelait la Confédération paysanne) nous maintient dans l’impuissance. Alors que le TCE nous posait en co-décideurs du budget de la politique agricole, nous ne gardons, avec le traité de Nice, qu’un simple rôle d’avis sur ce sujet... Je lui signifie qu’une stratégie syndicale s’appuyant sur la position de Chirac au Conseil plutôt que sur la construction d’alliances avec les députés des citoyens de toute l’Europe me déçoit de leur part. Notre ami, comme beaucoup de militants de la Confédération paysanne, est passablement embarrassé. La réunion commence par un vibrant plaidoyer des deux pays ACP pour le maintien du régime actuel. Ils rappellent que les accords ACP sont des accords anciens, qui ont la portée d’un traité, que l’Union ne peut pas décider unilatéralement de diminuer de 39% leur revenu (et en trois ans en plus !) alors qu’ils ne voient pas dans ce court laps de temps comment trouver des exportations de substitution au sucre, que l’Europe a une dette envers eux. En face, l’Australie explique avec condescendance que la plainte qu’elle a portée devant l’OMC était parfaitement justifiée, et d’ailleurs soutenue par la Colombie. Quant au professeur de l’OCDE, il explique que, si l’on veut soutenir les pays du Tiers-monde, il n’y a qu’à leur donner de l’argent, sans perturber le marché mondial par ces systèmes compliqués d’ouverture différenciée des marchés européens à leurs exportations. Dans mon intervention, je rappelle à l’Australie que la Colombie avait eu exactement la même attitude sur le marché de la banane. Après sa victoire à l’Organisation mondiale du commerce contre la politique de l’Union européenne, elle était ensuite venue nous supplier de revenir au régime antérieur fondé sur un système de quotas... Au représentant de l’OCDE, je rappelle le mot de Ronald Reagan : "Pour aider un pauvre, il ne faut pas lui donner de l’argent. Il faut lui donner une canne à pêche et lui apprendre à pêcher". Et maintenant, après avoir « appris » et imposé pendant des siècles aux pays pauvres des Antilles la seule monoculture de la canne à sucre, voilà qu’il nous propose exactement la politique inverse : ne plus acheter leur sucre et leur donner de l’argent ! L’après-midi est consacrée aux aspects intérieurs du débat sur le régime sucre. Le Parlement européen avait d’ores et déjà adopté une résolution alternative à celle que proposait à l’époque la Commission. Manifestement, les trois commissions ici présentes sont révoltées par la proposition provocatrice de la Commission du 22 juin. Le député socialiste de la Réunion évoque la possibilité d’utiliser la production de sucre comme base d’un bio-carburant. Le Bureau Européen des Consommateurs rappelle que les consommateurs européens, qui sont aussi des contribuables, sont prêts à payer le sucre plus cher pour assurer l’indépendance de l’Europe et pour aider le Tiers-monde, mais certainement pas pour faire du dumping sur le marché mondial, ruinant à coup de subventions aux exportations nos concurrents du Tiers-monde. D’autres interventions soulignent que la progression indéfinie des grandes exploitations sucrières au Brésil est tout aussi déstabilisatrice du marché mondial, et qu’elle a en outre des effets sociaux et écologiques désastreux au Brésil lui-même (un point de vue qui nous avait été confirmé au FSM de Porto Alegre.) Dans mon intervention, je repars du témoignage du Bureau des consommateurs, que je considère comme décisif. Il est clair qu’il faut s’acheminer vers un arrêt total des subventions à l’exportation à partir de l’Europe, ce qui passe par l’adoption par l’Europe d’un quota de production inférieur à ses propres besoins. La part de marché restante en Europe devant être partagée par un système de quotas entre les diverses catégories de pays du Tiers-monde que nous cherchons à aider. Quant à la proposition d’utiliser la canne à sucre ou la betterave comme source de biocarburant, je suis d’accord, mais à condition qu’on fasse le bilan énergétique réel de telles pratiques agricoles. Pendant la pause du déjeuner, nous avons une petite réunion des « shadow-rapporteurs » autour de Sahra Wagenknecht, la rapporteuse communiste sur la directive Bolkenstein pour la Commission économique et monétaire. Elle a désespérément tenté de rédiger des compromis avec les amendements de la droite. Sahra est vraiment touchante dans son acharnement à trouver un compromis. Quand elle était arrivée dans cette Commission, en septembre de l’année dernière, elle était beaucoup plus "lutte des classes". Mais comme les autres communistes d’Allemagne orientale, elle avait vite compris qu’au niveau européen, si on veut obtenir des avancées, il faut négocier des compromis. De la même façon, Helmuth Markov, qui était déjà là dans la mandature précédente, n’avait eu aucun scrupule à voter le rapport Cercas sur la directive Temps de travail, alors que les autres communistes se dispersaient entre le non et l’abstention. De même, Sylvia-Yvonne Kaufmann, leur coordinatrice, avait voté Oui à la Constitution, au nom du principe kantien qu’on ne peut éthiquement pas voter contre un nouveau traité quand on considère qu’il est meilleur que le précédent... Mais la bonne volonté de Sahra se heurte à la férocité des libéraux de la Commission économique et monétaire. C’est Madame Kauppi (une jeune finlandaise qui fut parmi les benjamines de la législature précédente, s’est mariée et est aujourd’hui sur le point d’accoucher, mais s’est surtout fait connaître… en bataillant avec la gauche contre le brevet logiciel, au nom d’un libéralisme authentique !!) qui vient porter la réponse de la droite. "Nous refusons toutes vos propositions d’amendements de compromis, sauf trois. Nous avons négocié avec les libéraux, nous avons la majorité, nous ne voyons pas pourquoi nous vous concéderions des compromis". Nous (communistes, socialistes et Verts) lui faisons remarquer que ces compromis sont à peu près les mêmes que ceux que le PPE a accepté en Commission de l’emploi et des affaires sociales sur le rapport Van Lancker. Elle répond que "Oui, mais c’est comme ça" et se retire, un peu embarassée. Sahra est bien désemparée : les amendements de compromis qu’elle a déposés, nous explique-t-elle, sont assez loin de sa pensée. Faut-il les maintenir, maintenant que le compromis est refusé ? Je lui répond que de toutes façons ils ne passeront pas non plus, qu’elle peut les maintenir par élégance, qu’on peut toujours essayer d’obtenir les votes de quelques députés de droite, qu’elle ne risque pas d’être attaquée par Marc-Raoul Jennar ou les troskystes pour les « honteux » compromis qu’elle aurait voulu passer... Et, à propos de l’attitude de la droite, je rappelle le mot d’Alcibiade dans La guerre du Péloponèse. Alors que les habitants de l’île de Mélos protestaient contre l’ordre qu’il leur avait donné de rejoindre la ligue de Délos, arguant que ce n’était pas conforme au droit des gens et à leur autonomie, Alcibiade leur répondit : "Le droit ne vaut qu’entre forces égales. Entre le puissant et le faible, c’est la force qui prime".
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