Sud-Américains à Bregenz. Tchernobyl.
Jeudi 27 avril 2006
Dès dimanche après-midi, départ pour Bregenz, petite ville à la frontière de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Suisse, sur le lac de Constance. Les délégations du Parlement européen et des différents Parlements « d’intégration » sud-américains (de la Communauté andine, du Mercosur, de l’Union centre-américain, et le Parlement latino-américain) se réunissent pour préparer le sommet des chefs d’Etat qui doit avoir lieu en mai à Vienne, siège de l’actuelle présidence européenne. Il s’agit de conclure les discussions avec le Mercosur, éventuellement de lancer les négociations pour un accord avec la Communauté andine, et nous souhaitons ajouter le lancement de la négociation pour un vaste accord d’association entre les deux continents, équivalent à ce qui existe entre l’Europe et les pays de la Méditerranée, ou entre l’Europe et les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique). Ouf ! La région - le Voralberg - est une des plus riches du monde. Coincée entre les hautes montagnes et le lac, elle est typique de l’autre pôle (avec la Scandinavie) de l’Europe qui gagne, l’Europe alpine ou plus précisément alémanique. Le chômage y est quasiment nul. Les campagnes sont prospères. Le secret : très haute qualification de la main d’œuvre, tourisme de haut niveau, industries fines. Bref, la preuve que « l’intégration sociale », comme nous disons, est le meilleur facteur de compétitivité… Les Sud-américains en ont vaguement conscience. Le sénateur Hurtado, colombien, patricien conservateur, nous fait un très beau discours sur l’ardente obligation de développer l’éducation. Mais au lieu d’en appeler à une hausse significative de l’impôt sur le revenu des riches sud-américains, et à l’attribution d’une partie majeure du budget à l’éducation, il conclut : « Il faut une reconquête de l’Amérique latine par l’Europe. Ça ne sert à rien de gaspiller l’argent pour des ONG romantiques, quand elles ne sont pas révolutionnaires. L’Europe ferait mieux de donner son argent à des écoles privées en Amérique latine » !! Typique de la normalisation en Colombie. Evidemment, les deux grands sujets sont d’une part la définition du contenu de l’accord d’association « bi-régional » dont il est question, d’autre part la crise de la CAN. Je passe la soirée de lundi et une partie de la nuit à négocier sur le premier point : la déclaration finale. Le représentant libéral-démocrate du PE, Bernard Lehideux, ayant déclaré que si un PPE, un PSE et moi participions à la discussion, il s’estimait suffisamment représenté (!), la délégation européenne se réduit à ces 3 courants et un communiste. Par ailleurs, les femmes, peu nombreuses et qui savaient qu’elles n’auraient aucune représentante pour la nuit de négociation, m’ont très fermement mandaté pour représenter les intérêts du féminisme. Enfin, pendant la négociation, j’arrive à faire étroitement cause commune avec le communiste espagnol. Nous obtenons ainsi des modifications assez substantielles de la déclaration finale. Les mots « zone de libre échange » sont systématiquement remplacés par « accord d’association ». Les objectifs de lutte en commun pour le respect du droit (en particulier humanitaire) international, pour les accords internationaux sur l’environnement, pour la cohésion sociale sont largement intégrés. La lutte commune contre la criminalité qui, dans la version initiale, ne visait que le trafic de drogue, est dorénavant centrée sur la lutte contre la traite de femmes et d’enfants et le tourisme sexuel, ainsi que contre le « féminicide ». Malheureusement, quand il s’agit de préciser que le futur accord d’association devra comporter un accord de libre échange « compatible avec les règles de l’OMC », les communistes et moi arrivons simplement à faire préciser que les services publics doivent être traités à part. Notre proposition d’ajouter « compatible avec les règles de l’organisation internationale du travail et les accords internationaux sur l’environnement » est repoussée fermement par le conseiller des socialistes européens, au nom de l’argument massue que les pays du Sud considèrent que cela représente une manœuvre protectionniste. Dans la discussion, aucun représentant latino-américain, même de gauche, ne demande en effet que cela soit précisé ! Et puis, il y a évidemment l’affaire de la sortie du Venezuela de la Communauté andine. Cette nouvelle a visiblement semé la consternation chez les partenaires du Venezuela. Même les représentants chavistes, très offensifs – et avec juste raison – contre la trahison de la Colombie et du Pérou qui viennent de signer un traité de libre échange avec les Etats-Unis, laissent percevoir leur inquiétude en privé. Tous me suggèrent d’intervenir comme médiateur. Malheureusement mon calendrier est déjà terriblement chargé jusqu’à l’été. Dès mon retour à Bruxelles, je me lance dans de vastes manoeuvres diplomatiques, par téléphone et internet, que bien entendu, je ne raconterai pas ici ;-) Plus généralement, les choses ne vont pas très bien, en réalité. La déflagration du Non français, comme il fallait s’y attendre, a mis non seulement l’Europe en panne, mais, par contrecoup, privé de modèle les efforts d’intégration sud-américains qui se développaient depuis Cusco. La CAN est en crise, mais le Mercosur va tout aussi mal : les deux petits pays, Paraguay et Uruguay, ne supportent plus l’hégémonie du Brésil et de l’Argentine. Comme il est dit dans le débat, le Brésil de Lula voudrait brésilianiser l’Amérique latine plutôt que sud-américaniser le Brésil : « Ils ne nous laissent aucune place, me confie un Urugayen. Quand ils nous vendent un sac de riz, il faut que ce soit un camion brésilien qui nous le livre ». Quant à la Communauté sud-américaine des Nations, plus personne n’en parle. Les Chavistes s’enferment dans un discours radical de plus en plus cubanisé. Et cela retentit sur les rapports euro - sud-américains. Un chercheur présente le résultat d’une enquête auprès de quelques centaines de personnalités et décideurs sud-américains et européens. « Les Européens disent : les Sud-Américains nous demandent de l’aide mais ne font rien de ce que eux devraient faire chez eux. Quant aux Sud-Américains, ils disent : après le Non, le modèle d’intégration européen est terminé, et de toute façon, même s’il avait marché, ils ne nous y auraient pas invités. » Et pourtant, nous sommes tous convaincus que l’alliance Europe-Amérique Latine offrirait un contrepoids décisif à la collusion-rivalité des deux superpuissances méga-productivistes, les USA et la Chine, dont on commence à mesurer le rôle dans l’affaire iranienne et dans les crises africaines. Mardi dans la nuit, retour à Bruxelles, et le lendemain, début d’une mini-session. Mercredi matin, nouveau petit colloque euro-latino sur le fameux accord d’association. Discussion de nos ultimes amendements au « rapport Salafranca » sur le sommet de Vienne, pour y introduire nos petits succès de la déclaration finale de Bregenz. Et , après un déjeuner sur le pouce, ouverture de la séance plénière. Le premier point à l’ordre du jour est l’anniversaire de Tchernobyl. Les Verts se sont vêtus de T-shirts, les uns rouges avec écrit « Non au nucléaire », les autres verts avec écrit « Choisissez les renouvelables ». Ma voisine Eva me dit : « Tu as remarqué le choix entre T-shirts rouges et T-shirts verts ? Les plus vieux ont choisi les T-shirts verts : Choisissez les renouvelables ! » Je vérifie d’un coup d’oeil, c’est en gros vrai et c’est mon cas ! Le Commissaire européen à l’énergie, le Letton Andris Piebalgs, ouvre le débat : « Mon pays, la Lettonie, a fourni 6 000 liquidateurs lors de l’accident de Tchernobyl. 3 000 sont déjà morts. Moi, je faisais à ce moment là du kayak en Ukraine… » Stupeur : nous avions déjà oublié qu’au moment de Tchernobyl, il y a vingt ans, trois pays aujourd’hui membres de l’Union européenne faisaient partie de l’Union soviétique ! Les orateurs se succèdent. À part le représentant du PPE, tous les groupes ont choisi un orateur violemment anti-nucléaire, y compris les libéraux et… les communistes. Ce n’est pas leur président français, Francis Wurtz qui prend la parole, mais exceptionnellement le Suédois Sjoestedt… Un des orateurs dit : « Tous nos groupes sont divisés sur le nucléaire ». Grognements du groupe Vert. L’interprète, dans les écouteurs, s’interrompt et dit : « Protestations sur les bancs Verts ». Au moment de l’intervention de notre porte-parole, le Luxembourgeois Claude Turmes, nous nous levons tous avec nos beaux T-shirts, et, commentant notre geste, notre orateur explique : « Il faut d’abord rendre hommage aux victimes et de défendre ceux qui aujourd’hui vont mourir, contre le négationnisme qui prétend minimiser le nombre des victimes de Tchernobyl ». Mais je dois quitter l’hémicycle. Nous avons un petit groupe de travail pour organiser la bataille sur le Livre blanc sur les services publics (vous vous souvenez ? Le fameux texte qui « à la page 23 dit que les SIEG ne sont pas des services publics… ») Jeudi matin, je comparais devant une délégation d’étudiants du DESS de développement régional de l’IEP Paris. Je leur explique le fonctionnement du Parlement, et, à leur demande, les changements qu’aurait apportés le TCE. Ils sont aux anges , quand je leur rappelle que les articles II-92 et 95 auraient rendu inconstitutionnels le CPE et le travail des enfants de 14 ans… (à part quelques-uns qui se montrent stupéfaits d’apprendre que « Toute personne aurait eu droit à une protection contre un licenciement non motivé »). Mais je dois vite filer pour les votes. Le rapport Salafranca amendé Bregenz passe comme une lettre à la poste. Ensuite, on passe au vote sur la « décharge », c’est-à-dire le quitus pour la gestion financière du Parlement. Comme vous le savez peut-être par la presse, le vice-président Vert, Gérard Onesta, a tiqué sur les exigences exorbitantes de la Ville de Strasbourg, à propos de la cession de deux bâtiments. Il est possible que le Parlement ait été grugé depuis des années. Du coup, l’ensemble des groupes demande six mois supplémentaires pour examiner cette affaire. Cela passe par un vote négatif sur la décharge. On procède au vote électronique. Surprise : 11 personnes se sont abstenues (sans doute des Français défenseurs du siège européen à Strasbourg), et … 3 votent quand même « pour » la décharge ! Je jette un coup d’œil à mon pupitre : je suis de ceux-là ! Hilarité générale : je suis un des rares Français qui sont pour le regroupement de toutes les activités du Parlement à Bruxelles, et la création d’une université européenne dans le bâtiment de Strasbourg. Je fais vite rectifier mon vote par un huissier. Ce genre d’erreur (trois fautes de manipulation sur plus de 600) doit avoir lieu à tous les votes, ce qui provoque quelques fois des surprises, certains députés semblant avoir voté de façon aberrante. Ce fut le cas il n’y a pas si longtemps de Jean Luc Bennahmias, épinglé par l’ineffable Raoul Jennar à propos d’un de ses votes sur la directive Bolkestein… Le soir, je rattrape mon retard de journaux. J’apprends ainsi la mort de Maurice de Gandillac, plus que centenaire. Je le croyais mort depuis longtemps, tant son nom est associé à l’histoire de la philosophie française du siècle dernier (si vous avez vu Les amants du Flore à la télé, vous l’avez peut-être remarqué dans la liste des premiers reçus à l’agreg, derrière Sartre et Simone de Bauvoir). Il y a cinq ans, à l’occasion de la re-création de l’Hippolyte d’Euripide à l’Espace Pasolini de Valenciennes, j’avais été invité à présenter mes travaux sur Phèdre lors d’un petit colloque. Il était là. Nous avions dîné ensemble, et j’avais découvert un juvénile vieillard me faisant préciser avec vivacité et ouverture des points de mon exposé…
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