La Colombie normalisée ?

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Mardi 21 février 2006

Notre délégation en Colombie comprend cette fois juste mon premier vice président, Fernando Fernandez du PPE (homme très agréable comme je l’ai déjà dit) et le socialiste Luis Yañez.

Nous allons être merveilleusement aidés pendant toute notre visite par l’équipe de l’ambassadeur de l’UE pour la Colombie et l’Equateur : Adrianus Koetsenruijter, un Hollandais tout aussi sympathique mais plus jeune que notre ambassadeur en Bolivie, Edwin Vos. Il est entouré d’une vaste équipe de jeunes gens adorables, tous progressistes et ravis du programme que je leur ai demandé de monter avec l’aide de notre précieuse collaboratrice Gaby Kueppers. Ils se sont empressés d’inviter toutes les personnes proposées par Gaby, lesquelles ont toutes accepté. Résultat : un agenda dingue, multipliant les petits-déjeuners, déjeuners et dîners-débats.

On commence comme d’habitude le lundi matin par un petit déjeuner avec les ambassadeurs des pays européens, qui nous dressent un tableau nuancé de la Colombie : la violence a considérablement diminué, mais les violations des droits de l’homme restent à un haut niveau, les assassinats ciblés ayant remplacé les massacres.

La journée du lundi est ensuite essentiellement consacrée aux officiels : Alvaro Uribe, Président de la république, Mario Iguaran, Procureur général de la nation, Manuel Jose Cepeda, Président de la cour constitutionnelle, Carlos Franco, directeur du programme vice-présidentiel des droits de l’Homme (et ex-guerillero), ainsi que Carlos Holguin, chef du parti conservateur.

Rappelons que l’histoire de la Colombie a été marquée par la lutte centenaire des libéraux et des conservateurs (voir Cent ans de solitude !) Après la « grande Violence » des années cinquante, les conservateurs et les libéraux se sont partagé le pouvoir, les libéraux étant un poil à gauche des conservateurs. Le compromis des années cinquante représentait une légère avancée (une petite réforme agraire) par rapport à la toute puissance antérieure des grands propriétaires. Les Farc sont largement issues des combattants libéraux déçus de ne pas avoir eu de terre. Mais le président Uribe, qui essaie de mettre fin au conflit armé actuel par une poigne de fer, est lui aussi issu du parti libéral. Il est soutenu principalement par les conservateurs et par des groupuscules issus du libéralisme, tandis que l’ancien parti libéral est maintenant clairement positionné social-démocrate. Ce repositionnement des libéraux contribue à la crise du Pôle démocratique alternatif, qui s’était formé avec toutes les forces de la nouvelle gauche, modérées ou radicales, lesquelles, depuis notre visite “verte” de novembre où elles avaient le vent en poupe, n’arrêtent pas de s’entredéchirer. Uribe a donc de grandes chances de gagner les prochaines élections (législatives et surtout présidentielle). Le grand débat de l’heure est le bilan de la quasi-amnistie qu’il a concédée aux paramilitaires des Autodéfenses Unies de Colombie à travers le décret 128 et la loi Justice et Paix, qui fut très vivement discutée au Parlement européen en septembre dernier.

L’entrevue avec le président Uribe est sans intérêt. Il rentre dans son bureau visiblement bouleversé (sans doute l’affaire des officiers qui s’amusaient à torturer leurs recrues), il continue à lire son courrier pendant que nous faisons nos petits discours d’introduction. Nous avons un échange sans grandes conséquences (comme nous l’aurons un peu plus tard avec le vice ministre du commerce extérieur) sur la guerre de la banane et sur l’ouverture prochaine de négociations d’association entre la Communauté andine et l’Union européenne : la négociation du Traité de Libre Echange avec les Etats-Unis a repris, et l’Europe a perdu beaucoup de terrain sur l’échiquier mondial depuis le 29 mai 2005.

Cette discussion est néanmoins fort instructive : Uribe profite à fond de la passivité totale de l’actuelle présidence de la Communauté andine, le Venezuela de Chavez. Chavez a choisi le Mercosur, et laisse la CAN à l’abandon, ce qui fait bien l’affaire d’Uribe, qui a beau jeu de nous dire : « Eh bien, négociez avec nous 4, Colombie, Equateur, Pérou, Bolivie, et sans le Venezuela ». (Ce sera également plus ou moins ce que je retiendrai d’un dîner avec Rubén Velez Nuñez, secrétaire général du Parlandino, lui Equatorien, mais tout aussi amer contre le lâchage vénézuélien.)

Je soulève la question de la demande de l’ELN, la veille, à La Havane : que le Parlement européen patronne des débats de la société civile, sur la drogue. Le président Uribe sursaute brutalement : « Mais c’est au delà de leur mandat ! – C’est bien pour ça que je vous pose la question. – Que l’ELN dépose les armes, après, on leur donnera ce qu’ils veulent ! » Une conception très particulière de la négociation.

Tout aussi instructif est le déjeuner avec le “chef unique du parti conservateur”, Carlos Holguin. Il nous dit : « La situation est redevenue normale en Colombie. – Normale !? – Selon les normes colombiennes, oui. » La conversation me confirme dans l’impression que je m’étais formée avant même de partir : la « réinsertion » des Autodéfenses Unies de Colombie (AUC) traduit leur victoire, au moins dans toute la partie Nord de la Colombie (la côte pacifique, la côte atlantique et tout le bas-Magdalena, c’est-à-dire notamment la grande zone bananière de la Colombie). Tous les syndicalistes y ont été tués. Tout ce que le compromis des années 50 avait apporté aux familles libérales a été repris. Le pouvoir des grands propriétaires et des nouveaux riches que sont les chefs AUC y est redevenu total (les pseudo-syndicalistes, les élus municipaux, les milices privées sont à leurs ordres), comme dans le Nordeste brésilien jusqu’aux années 1980.

Mais ce « retour à la normale » ne fait pas l’unanimité. D’abord parce que les FARC ne sont pas vaincues, même si elles n’ont plus rien de progressiste. Dans les grandes villes, les classes moyennes modernistes restent libérales ou se tournent vers une gauche moderne, ancrée dans la société civile, comme Lucho Garzon, syndicaliste devenu maire de Bogota après Antanas Mokus (lui aussi très indépendant), ou comme Sergio Fajardo, à Medellin. Plus généralement, les classes dominantes sont réticentes à voir s’installer le pouvoir de ces « parvenus » que sont les chefs AUC.

Nouveau petit rappel : les Autodéfenses Unies de Colombie sont nées de la fusion de 3 composantes, les paramilitaires (c’est-à-dire les escadrons de la mort, militaires menant la sale guerre sous cagoule en dehors des heures de travail), les hommes de main des grands propriétaires, et les narcotrafiquants. Une partie importante des élites colombiennes répugne à faire une place à des gens aussi peu fréquentables, avec leurs grosses chaînes d’or, leurs 4x4 rutilantes, leurs manières grossières.

Ainsi, Manuel José Cepeda, le Président de la cour constitutionnelle, homme jeune, affable et brillant, nous assène en un quart d’heure une liste des recours contre la loi Justice et Paix, détaillant avec chaleur et gourmandise les multiples moyens juridiques mis en avant par les plaignants : 80% de la loi serait à réécrire. Nous lui demandons quelle sera la décision de la cour suprême. Il sourit malicieusement : évidemment, il ne peut rien nous dire.

Le soir du lundi et pratiquement toute la journée du mardi sont justement consacrés à rencontrer les organisations des droits de l’Homme, y compris Monseigneur Fabio Henao, président de la pastorale sociale de la conférence épiscopale et de Caritas Colombie, que j’avais déjà reçu à Bruxelles. Les uns et les autres nous confirment totalement le tableau de la reconquête du contrôle par les grands exploitants de tout le Nord de la Colombie (et leur menace maintenue presque partout ailleurs), avec son corollaire : la question des déplacés. Si la Colombie est devenue une très grande terre d’émigration de réfugiés (vers tous les pays voisins, Panama, la Communauté andine et le Brésil, ainsi que vers l’Europe), il ne faut pas oublier les déplacements internes dans le pays. Or, quand ces réfugiés de la violence cherchent à retourner chez eux… ils trouvent installées des palmeraies ou des bananeraies modernes, contrôlées par les AUC (dans la variante : hommes de main des grands propriétaires, mais devenus indépendants).

Très impressionnant est notamment le bilan du Haut commissaire de l’Onu pour les droits de l’Homme, Michael Frühling, sur le départ. A la grande fureur des autorités colombiennes, son bureau produit annuellement une synthèse des violations des droits de l’homme en Colombie. Pour l’année 2005, il souligne la persistance de problèmes sociaux suraigus, reconnaît la baisse des grands massacres et souligne la hausse des exécutions et enlèvements ciblés, avec une certaine reprise de la participation directe des forces armées aux violations des droits de l’Homme. Nous savons que le gouvernement colombien, appuyé par tous les pays présentant quelques similitudes (tel le Mexique), où la police ne se gène pas pour faire régner la terreur au profit de l’ordre établi, est pour limiter à l’avenir le mandat du Haut commissariat des droits de l’Homme en Colombie. A peine finie l’entrevue, nous envoyons des lettres vers l’Europe pour activer le soutien des gouvernements européens au mandat du ou de la successeur-e de Frühling.

La question que pose la loi Justice et Paix se focalise donc, à mes yeux, sur l’aspect « réparation pour les victimes ». Et comme par hasard, il faut à chaque fois rappeler aux officiels que toute mesure d’amnistie est désormais encadrée par le droit humanitaire international : pas d’amnistie pour les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, droit des victimes à la vérité, à la justice, à la réparation. Or, ce dernier mot est celui qu’oublient systématiquement nos interlocuteurs dans leurs exposés introductifs. Naturellement : réparer ce qu’ont perdu les victimes du conflit, ce serait justement remettre en cause la victoire des AUC. Car cette victoire se traduit non seulement par la destruction des institutions de défense populaire (syndicats, associations des droits de l’homme, municipalités progressistes), mais surtout, concrètement, par un déplacement massif des populations et une réoccupation des terres (on parle de 4 millions d’hectares) par de nouveaux occupants de fait liés aux AUC, qui continuent de semer la terreur. La loi Justice et Paix n’apporte finalement ni la justice, ni la vérité, ni la réparation, et impose la paix des paramilitaires.

Typique de l’ignorance du droit des victimes est la rencontre avec la présidente du Sénat (la chambre la plus importante), une uribiste de choc (mais sympathique, comme la quasi totalité des Colombiens de tous bords), Claudia Blum. Quand je lui demande s’il y a, dans la loi Justice et Paix, des dates limites pour les demandes de réparations de la part des victimes, elle s’étonne , dit qu’elle ne sait pas, envoie chercher un collaborateur qui farfouille sur un I-Book et donne sa langue au chat. « Eh bien, probablement, les victimes n’ont qu’à porter plainte auprès de la justice. – Ce sont donc elles qui devront faire la preuve qu’elles ont été lésées et produire des titres de propriété pour récupérer leurs biens ? – Non non, bien sûr, pas en général ! »

Il est clair pour tout le monde, et en particulier pour Adrianus, que si l’Union européenne cherche comment dépenser son argent dans l’aide aux victimes, il va falloir prévoir d’en affecter une bonne partie au financement des associations de droits de l’Homme et à leurs avocats. Problème : beaucoup de ces associations des droits de l’Homme sont tellement anti-uribistes radicales qu’elles refusent le cadre juridique même de la loi Justice et Paix, et donc refusent l’argent de l’Union européenne pour l’aide aux victimes.

Dernier petit rappel : en octobre dernier, sous la pression des forces progressistes européennes et notamment des Verts, le Conseil des Affaires générales de l’Union européenne a finalement refusé la demande du président Uribe de financer la réinsertion des paramilitaires. L’Union n’accepte de financer que l’aide aux victimes, y compris les enfants soldats mobilisés de force par les AUC. Manifestement ce détail a été caché par la presse et le gouvernement à l’opinion publique colombienne : on lui lui a dit que l’Union européenne soutenait le plan de démobilisation des AUC ! Nous devons donc à chaque visite remettre les choses au point, y compris vis-à-vis des organisations de droit de l’Homme...

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