Colombie : deux manifs en une
Lundi 4 février 2008
C’est le second voyage en Colombie de la délégation parlementaire pour la Communauté andine, après celui de février 2006. Les choses ont beaucoup changé. L’agitation diplomatique de Nicolas Sarkozy a joué comme un réveil matin après cinquante ans de solitude, et dégelé une série de lents processus dont je vous ai rendu compte au cours de ces années. Ces derniers mois, ce fut la terrible « preuve de vie » d’Ingrid Betancourt, la rupture entre les présidents Uribe et Chavez, la libération malgré tout de Clara Rojas et de Consuelo Gonzalez… Manifestement, l’histoire se remet en marche. La « guerre de succession » de Fidel Castro n’y est sans doute pas étrangère, ni la défaite élégante de Hugo Chavez à son referendum constitutionnel… Du coup, notre délégation est bien plus nombreuse qu’il y a deux ans : 3 PPE, 2 socialistes, 1 communiste et moi. Et tout de suite, notre beau programme est perturbé par l’initiative de quelques étudiants qui, sur Facebook, ont lancé un appel à manifester ce jour pour la libération des prisonniers des FARC. Bien sûr, leur appel note que les FARC ne sont pas les seuls responsables de la situation en Colombie, mais ils proposent de "cibler" ce jour-là les seules Farc. Et, depuis une semaine, la machine s’est emballée. Le président Uribe, rentré d’un voyage d’explications en Europe qui lui a permis de colmater les dégâts qu’avait provoqués sa visible réticence lors de la libération des otages, embraye, avec la quasi-totalité des médias qui le soutiennent, pour transformer cette initiative généreuse en initiative purement anti-FARC (et sans doute en faveur d’un troisième mandat pour lui). Face à ce rouleau compresseur, la gauche, les démocrates et les défenseurs des droits de l’homme colombiens se divisent. Le débatConsuelo Gonzalez , avec les familles des prisonniers, qu’ils soient otages des paramilitaires ou des FARC, qui avaient appris à travailler ensemble, décident de ne pas se joindre à la manifestation et de faire… une messe. Clara Rojas, elle, rejoint la manif sans aucune restriction sur ses aspects uribistes. Le Pôle démocratique, qui vient de conserver la mairie de Bogota, Samuel Moreno remplaçant Lucho Garzon qui avait constamment rappelé le sort des otages, se divise lui-même. Une partie (dont Gustavo Petro) se joint à la manifestation sur le mot d’ordre « Libérez tous les otages » (et pas seulement ceux des Farc). La majorité (dont le candidat à la présidentielle de 2006, Carlos Gaviria, qui avait obtenu un résultat très honorable) organise une autre manifestation sur ses propres mots d’ordre. De Rome, où elles sont allées voir le Pape, la mère d’Ingrid, Yolanda Pulecio, et la sœur d’Ingrid, Astrid, appellent à ne pas se joindre à la marche si ce n’est sous le mot d’ordre de libérer tous les otages. Mais la plupart des organisations des droits de l’homme avec qui j’ai l’habitude de travailler depuis longtemps (et bien avant l’enlèvement d’Ingrid), appellent à participer à la marche sous le mot d’ordre « Libérez les tous , non aux enlèvements » , en « saluant la décision unilatérale des FARC de libérer Clara Rojas et Consuelo Gonzalez et en remerciant la gestion humanitaire du président Hugo Chavez, des autres gouvernements, des pays amis et de la sénatrice Piedad Cordoba ». Ce texte appelle le gouvernement et les FARC à « flexibiliser leurs exigences buttées », et soutient la proposition de la France, de l’Espagne et de la Suisse de créer une zone démilitarisée dans le sud du pays, à La Florida. Il dénonce dans un même mouvement tous les groupes armés, paramilitaires et guérillas qui violent les droits de l’homme. Ce texte est signé par l’Assemblée permanente de la société civile pour la paix, les syndicats CUT, CTC et CGT, le Centre d’éducation populaire Cinep, la Commission Colombienne des Juristes, la Confédération des organisations afro-colombiennes, le Conseil Régional Indigène du Cauca, et… des animateurs du pôle démocratique comme Gustavo Petro ou Wilson Borja. Or, nous avions prévu de commencer notre mission le lundi matin, après le traditionnel petit déjeuner d’ouverture avec les ambassadeurs européens, par une réunion avec les deux otages libérées et les familles des otages. Plus question : elles seront à la messe. Nous tenons une réunion de crise le dimanche soir à l’hôtel. Le responsable de notre sécurité nous explique qu’il nous sera impossible de faire un circuit passant par la messe en centre ville. Je propose de nous rendre au point de rassemblement le plus proche (il y en a dans toute la ville), à l’angle de la 72e rue et de la 7e avenue. Cette adresse n’est malheureusement pas anodine : plus les numéros de rue sont élevés, plus ce sont de beaux quartiers. De fait, notre hôtel est dans les beaux quartiers... Aussitôt, la droite et les socialistes approuvent chaleureusement. Le communiste Vittorio Agnoletto proteste que son parti correspondant en Colombie (le Pole ?) n’est pas d’accord. Je lui réponds que même le Pôle démocratique, sous différentes formes, participe à « l’événement du 4 ». Je propose que nous tenions un seul discours face à la presse : « Nous sommes pour la libération de tous les otages, pour un échange humanitaire, et contre toutes les forces qui martyrisent le peuple colombien. Et le fait que les FARC soient la cible de ce jour est pour nous un hasard de calendrier. Nous sommes prêts à revenir le 4 mars contre les paramilitaires, le 4 avril contre les violations des droits de l’homme par les forces officielles, le 4 mai pour la restitution des terres volées aux paysans par les paramilitaires, etc ». J’ai d’ailleurs préparé une déclaration en ce sens, que nous distribuerons aux journalistes. (La proposition d’une nouvelle manifestation, cette fois contre les paramilitaires, sera d’ailleurs reprise dès le lendemain par des Colombiens, pour le 6 mars). La marcheLa discussion avec les ambassadeurs ne nous apprend rien que je n’aie déjà raconté sur ce blog. Nous rejoignons donc la manifestation de la 72e rue. C’est en effet une manifestation très « beaux quartiers », comme l’Est de Caracas en connaît régulièrement contre le président Chavez. Ma vice-présidente socialiste, Gaby Cretu me fait remarquer : « Ici, on préfère les lunettes Gucci ». N’empêche que la foule est immense et que les employé(e)s sont sorti(e)s des bureaux et manifestent aussi. Un œil exercé distingue assez rapidement, dans l’immense foule en T-shirts blancs, ceux qui arborent « Non aux FARC » et ceux qui réclament « Accord humanitaire-Liberté pour tous les otages ». En somme, il y a deux manifs en une, et ce qui est extraordinaire, c’est qu’elles semblent baigner dans une atmosphère de ferveur et d’unanimité, même si, 72è rue, les plus décidés et nombreux sont celles et ceux qui crient « A bas les FARC ». Je verrai même passer une pancarte : « Piedad = Chavez = FARC ». Les 2 syndromesPiedad Cordoba est la sénatrice afro-colombienne à qui le Président Uribe avait demandé, à l’automne dernier, de faire une médiation, en liaison avec le Président Chavez, pour la libération des otages des FARC. Elle joue un rôle très important, du fait de sa couleur, car elle a l’oreille du Caucus afro-américain du Congrès des Etats-Unis. Or, parmi les otages des Farc, il y a trois pilotes nord-américains, que les Farc veulent échanger contre leurs narco-traficants extradés, et cela complique la négociation. En plein milieu des négociations entre Chavez et Piedad Cordoba d’une part, les FARC d’autre part, le président Uribe avait suspendu la médiation sous un prétexte assez futile (Chavez avait téléphoné directement à un général colombien pour arranger un problème de logistique). Comme on sait, Chavez l’avait très mal pris, avait continué les négociations, avait obtenu successivement les preuves de vie d’Ingrid Betancourt et de nombreux autres prisonniers, puis la libération de Clara Rojas et de Consuelo Gonzalez. Sur la lancée, le ton a monté entre Uribe et Chavez, jusqu’à une poussée de fièvre nationaliste de part et d’autre, non dénuée d’intentions à usage interne, assez réussie du côté d’Uribe : les sondages lui donnent 80% d’opinions favorables ! Du coup, Piedad Cordoba se retrouve, aux yeux de la droite colombienne, une ennemie de la patrie et, avec elle, toutes celles et tous ceux qui se battent pour la libération des otages et les négociations avec les FARC ! Ces partisans de la négociation sont en effet tentés par ce que l’on pourrait appeler « syndrome de Stockholm élargi », où ceux qui tiennent à la vie des otages se défient tellement des militaires, prompts à « tirer dans le tas » sous prétexte de libération, qu’ils en viennent à minorer les critiques contre les ravisseurs. Certains en arrivent à critiquer la manifestation d’aujourd’hui avec des phrases maladroites du genre « Nous ne sommes pas contre les FARC » ! Bien sûr je suis contre les FARC, et certainement eux aussi. C’est d’ailleurs pourquoi je veux « négocier » avec les FARC. Si on n’était « pas contre eux », il faudrait « discuter » avec eux. Ainsi donc, la Colombie apparaît déchirée entre un syndrome de Stockholm élargi aux défenseurs des droits de l’homme, qui privilégient la lutte contre Uribe, et un anti-syndrome de Stockholm, pour qui négocier avec les FARC, c’est déjà ne plus les considérer comme des terroristes. Cette polarisation, on l’a vu, a déterminé les différentes tactiques des forces politiques. Mais encore une fois, ce qui est extraordinaire, c’est que dans la rue les deux positions se mêlent de façon fort pacifique. BilansEt pour moi c’est un véritable miracle, car depuis 6 ans que je viens régulièrement en Colombie « pour Ingrid et tous les otages », j’avais toujours été désolé par la trop faible, trop discrète, trop absente solidarité de la part du peuple colombien à l’égard des maigrichonnes manifestations de parents d’otages. Les choses ont sans doute changé grâce à l’obstination des parents, au soutien de la municipalité centre-gauche de Bogota et surtout grâce à l’immense succès du « marcheur de la paix », Gustavo Moncayo. Aujourd’hui, toute la Colombie semble dans la rue ! Et même si l’interprétation de cet unanimisme profite pour un temps à celui qui tient les médias (c’est à dire le camp uribiste), cet élan de solidarité me paraît magnifique. Il change la donne en Colombie. C’est d’ailleurs ce que nous dira, dès le déjeuner, l’ancien président Andrès Pastrana, celui qui, allié un temps au Parti Vert – Oxygène d’Ingrid Betancourt, avait précédé Alvaro Uribe, et avait ouvert la zone de détente de San Vincente del Caguan pour des discussions avec les FARC… qui n’eurent jamais vraiment lieu. Andrès Pastrana avait « disparu » suite à l’échec de sa politique de négociation, laissant la place à la « politique de la main dure » d’Alvaro Uribe. Aujourd’hui, visiblement, il cherche à revenir. Avec notre délégation, il se montre fort disert, condamne l’impasse militaire dans laquelle s’enfonce Uribe, critique le caractère unilatéral de la manifestation du jour qui ne vise que les FARC, affirme son soutien à des négociations pour l’échange humanitaire, etc. L’après-midi, nous discutons avec une dizaine d’associations des droits de l’homme, de syndicats, d’associations des droits des peuples indigènes etc, qui nous redisent ce que les lecteurs de ce blog savent bien : que dans ce pays, 60% des violations des droits de l’homme sont attribuables aux forces paramilitaires (dites Autodéfenses Unies de Colombie, que la loi Justice et Paix a quasiment amnistiées), 25% aux guérillas FARC et ELN, et le reste aux forces officielles elles-mêmes. Ce que nous répétera ensuite le représentant du Haut Commissariat aux Droits de l’Homme de l’ONU, mais j’y reviendrai demain. Le soir, dîner avec Carlos Gaviria et deux sénateurs du Pôle démocratique. Visiblement, ils sont très sur la défensive, faute d’avoir su gagner la bataille du « sens à donner » à cette manifestation incontestablement historique. Ils nous expliquent que l’existence des FARC et, depuis quelque temps, les propos incendiaires d’Hugo Chavez les marginalisent, et obligent les Colombiens à choisir : ou avec les FARC, ou avec Uribe. A ce jeu-là, Uribe ne peut que gagner. Mais ils vont jusqu’à critiquer l’appel « Non aux enlèvements », et donc leur camarade Gustavo Petro qui « marche avec les uribistes ». De tels propos anti-Farc, ils ne les ont jamais tenus en public aussi clairement depuis des années. Gustavo Petro, qui fut le leader de la lutte contre la « para-politique » (dont nous allons parler pendant le reste de notre voyage), ne fait que dire publiquement exactement la même chose : que les FARC sont le principal obstacle à la croissance d’une gauche démocratique en Colombie… Et donc il n’est pas gêné de manifester sous ses propres mots d’ordre avec ceux qui crient « A bas les FARC ». Photo julianasur, sous licence CC.
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