Léon Bronchart, juste, ouvrier et soldat
Samedi 22 septembre 2007
La photo est extraite de la page consacrée à Léon Bronchart dans le livre Les Justes de France, Mémorial de la Shoah, 2006. Parmi mes cadeaux d’anniversaire, je lis avec passion celui de la fée Perline, le rarissime Ouvrier et soldat de Léon Bronchart, imprimerie Meffre, Vaison la Romaine, 1969. Léon Bronchart, le « cheminot exemplaire », on en a déjà beaucoup parlé sur ce site. C’est le seul cheminot « Juste parmi les Nations », le seul mécano à avoir refusé de conduire une locomotive tirant un train de déportés. L’épisode fait quelques lignes dans le livre. Le jugement en conseil de discipline où, ému aux larmes, l’ingénieur chargé de proposer la sanction refusera de plaider contre lui (Bronchart n’écopera que d’une suspension de prime et d’un avertissement) prend deux pages. Léon Bronchart était totalement tombé dans l’oubli, jusqu’à ce que Lyse Schwarzfuchs le redécouvre en 1999 dans la liste des Justes de Yad Vashem, en suggère l’étude (via son mari Simon Schwarzfuchs, historien) à Marianne Picard, qui lui rend enfin hommage dans un article de 2002 de « Mémoire vive » (bulletin de l’association Aloumim), article repris dans le tome 5 de Nous sommes 900 Français de Eve Line Blum-Cherchevsky, laquelle entretiendra jusqu’au bout une correspondance amicale avec mon père. Ouf... Inutile de dire que la direction de la Sncf mettra un acharnement symétrique à maintenir dans l’oubli cet homme qui finira quand même ami d’Edmond Michelet et Commandeur de la Légion d’Honneur. Au colloque de l’AHICF, en 2000, Une entreprise publique dans la guerre : la Sncf, 1939-1945, Serge Klarsfeld, dans son intervention au vitriol contre la direction SNCF de l’époque, avait dit : "On m’a signalé qu’un conducteur de train de Brive, Léon Bronchard (sic), aurait refusé de conduire un convoi en 1942 : il aurait été radié des cadres le 30 octobre et aurait été arrêté le 8 janvier 1943. C’est à la direction des archives de la SNCF de nous dire si ce renseignement est exact." Réponse en « note de la rédaction » : "Le Centre multirégional d’archives de la SNCF à Béziers ne conserve pas à ce jour de dossier de pension à ce nom. Les recherches se poursuivent dans d’autres catégories d’archives. On nous a en revanche signalé l’existence d’un récit, Léon Bronchart, ouvrier et soldat. Un Français raconte sa vie (Vaison-la-Romaine, 1969), qu’il ne nous a pas été encore possible de consulter. » Perline m’avait prévenu : en plus de l’anecdote du convoi refusé, le livre et l’homme sont extraordinaires. C’est en effet l’histoire d’un ouvrier, né en 1896, fils d’un tailleur de pierre et d’une dévideuse en soie de Bapaume (Pas de Calais), qui avait toutes les qualités intellectuelles pour devenir ingénieur, et pas mal de qualités morales pour être un saint. Mais à 11 ans, il doit commencer à travailler pour contribuer au budget familial, dans une verrerie. Il se porte volontaire en 14, est fait prisonnier, réussit à s’évader, retourne au front. Désapprouve la scission de Tours et reste à la SFIO. Devient cheminot. Participe en tant que tel à l’occupation de la Rhénanie, pour la surveillance des trains allemands (comme Aragon, il aura ainsi vu les deux cotés d’une occupation). Participe activement à la réunification du syndicalisme cheminot, puis à la résistance. Est déporté (avec son fils) pour actes de résistance. Traverse, rare survivant, l’enfer de Dora. Reprend son boulot à la SNCF. Part à la retraite en août 47… un mois avant ma naissance. Un tel livre mériterait cent fois d’être réédité. C’est d’abord un témoignage extrêmement précis, techniquement et sociologiquement, sur la vie ouvrière de la première moitié du 20e siècle : depuis les humiliations du petit apprenti des souffleurs de verre jusqu’à la fierté professionnelle du cheminot, les rapports d’estime avec les supérieurs fondés sur la professionnalité. C’est aussi un livre sur la branche réformiste du mouvement ouvrier de l’Entre-deux-guerres : alors que la CGTU et le parti communiste sont plutôt anti-étatistes (et même anti-conventions collectives), ce sont la SFIO et la CGT qui portent le « planisme ». À cette époque, Léon Bronchart, dans sa correspondance avec ses amis intellos rencontrés pendant la première guerre mondiale, les uns chrétiens de gauche, les autres socialistes planistes (Groupe X-Crise), se forge peu à peu une idéologie qui triomphera même chez les communistes, à la Libération : celle d’un État social qui organise la production et la répartition, en cogestion avec le syndicalisme. C’est encore un livre sur comment on pouvait être jaurèsiste et se battre ardemment pour sa patrie en 14-18, copiner, prisonnier en Allemagne, avec les paysans (surtout leurs femmes et leurs filles) chez qui on travaillait, et même avec un directeur de prison socialiste allemand (« Ah, si les Allemands avaient suivi Liebknecht, et les Français écouté Jaurès ! »). Et enfin c’est un livre sur la déportation politique. Jusqu’ici, pour des raisons familiales (ma mère était résistante mais il ne lui est rien arrivé de fâcheux, mon père a été arrêté et transféré comme juif), je ne m’étais intéressé qu’aux déportations raciales, et, comme tout le monde aujourd’hui, je fais très attention à distinguer les 6 camps d’extermination (Chelmno, Auschwitz, Treblinka, Sobibor, Majdanek, Belzec) de tous les autres camps de concentration. Je sais que cette distinction est assez récente (elle n’existe pas dans le film Nuit et brouillard, et dans un récent documentaire sur le procès de Nuremberg, le commentateur s’indigne que ni les procureurs ni les juges ni les témoins ne fassent alors la distinction). Mais, pour mieux comprendre le livre de Bronchart, je parcours avidement le web, et je comprends un peu mieux la vision des années 45-70. Bien sûr, le crime de la Shoah est infiniment plus vaste et profond que tous les autres crimes nazis, d’abord et avant tout par sa singulière radicalité, son « désintéressement » philosophique. C’était le mal pour le mal à l’état pur et sur une immense échelle. Les déportés politiques, morts d’épuisement et de privations, avaient au moins une signification économique pour le Reich engagé dans une guerre totale : remplacer, par leur travail d’esclaves, les Allemands partis au front. Comme disait mon père, « La Shoah n’est pas un « détail » de la seconde guerre mondiale. Elle a eu lieu « malgré » la seconde guerre mondiale. » Bien sûr, dans cette tendance qu’eut l’Après-guerre (disons : jusqu’à la traduction du Hilberg et le film Shoah), à ne pas distinguer l’holocauste racial de l’exploitation à mort, il y avait une part de manœuvre idéologique et politique : réconcilier tout le monde dans l’idée d’une France victime et résistante, occulter, même chez les victimes, l’inimaginable assassinat de ces 6 millions de juifs, simplement parce qu’ils étaient juifs, et la participation de Vichy, de ses services publics, à ce crime impensable. Mais, en lisant Bronchart et en parcourant les historiens et d’autres témoins sur le web, je me rends compte que, pour les déportés eux-mêmes, ni au départ, ni pendant, ni même au retour (pour les survivants !), il n’était facile de faire la différence. La déportation en masse des politiques et résistants, en 1943, ne fait que remplacer la politique des otages et des représailles : ces hommes et ces femmes déportés étaient de toute façon déjà parqués, marqués pour mourir. Sur place, en Allemagne, ils travaillèrent dans l’horreur jusqu’à l’épuisement, et ceux qui en revinrent furent, pour certains convois « politiques » partis de Compiègne, aussi peu nombreux que ceux qui, juifs partis de Drancy, revinrent des camps d’extermination. D’ailleurs, autour du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, il y avait tout un réseau de camps « productifs » : c’est là que travailla Primo Levi. Et le livre de Raul Hilberg, La destruction des juifs d’Europe fourmille d’exemples des conflits à propos des juifs entre l’armée, les industriels (Oskar Schindler…), les SS et la Gestapo, entre ceux qui « se gardaient » les juifs pour en faire des esclaves et ceux qui voulaient d’abord et avant tout les tuer. Et, même dans le camp d’Oranienburg-Sachsenhausen où Bronchart commence sa déportation, relativement "cool" par rapport à celui qui va suivre, l’enfer absolu de Dora, la menace du four crématoire est explicite. De toute façon, le four crématoire est toujours au bout du chemin. Sauf pour les quelques-uns qui "en sont revenus" (mon premier livre sur la déportation, dans mon adolescence, fut celui de Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra). Et alors, d’Auschwitz ou de Dachau, les mêmes premiers jours de fête, puis les mêmes réticences de la société à leur reconnaître des droits, la même volonté non-dite d’oublier (en 1945 il était « trop tôt », en 2001 il sera « trop tard »), le même enfermement dans l’incommunicable. Le « combat pour la justice » : ce fut le dernier combat de Bronchart. Dans cet enfer productif si proche de l’enfer exterminateur, le camp de Dora-Mittelbau était le plus terrible, et c’est pourtant là que Léon Bronchart survivra. Dora était pire qu’un camp : un chantier sous une montagne où les Allemands firent creuser une cinquantaine de halls de 300 m sur 40, par des dizaine de milliers d’esclaves enfermés en permanence pendant 8 mois dans la semi-obscurité, dans la poussière, dans la merde, dans la faim et la soif, tâtonnant sous les coups parmi leurs cadavres, dans des conditions d’insalubrité et de pagaille indescriptibles. Sortis une nuit d’hiver pour être désinfectés de la vermine, ils périrent de froid au sortir de la douche, 3000 d’un coup... Léon Bronchart, dans ce tableau dantesque, ne cache pas davantage que Primo Levi l’égoïsme sacré, la férocité nécessaire à la survie (« Ceux qui ont survécu n’étaient pas les meilleurs, c’étaient les pires » écrivait Levi dans Les naufragés et les rescapés.). Mais il fait montre d’une incroyable humanité, soutenant, protégeant les faibles, organisant des noyaux de solidarité. Comme le lui écrira un de ses amis, survivant et futur mémorialiste de Dora, Jean Mialet : « Le déporté est un témoin un peu ambigu de l’homme, de sa bassesse, de ces horreurs qui sont en lui… Tous les déportés ont poussé au-delà des limites imaginables la résistance physique, biologique à la souffrance et à la mort. Dans cette implacable lutte pour la vie, ils ont su sauvegarder cette vraie grandeur de l’homme : l’aptitude à s’adapter aux pires changements, en préservant ce minimum de morale et de raison qui permet de ne pas désespérer de la nature humaine ». Plus étonnant encore, Bronchart critique autant le sadisme de ses gardiens que leur incapacité organisatrice. Jusqu’en enfer, il garda donc l’éthique professionnelle ouvrière : le travail bien fait et bien organisé, bricolant ses propres outils, manœuvrant avec délicatesse les machines neuves à installer, cherchant à réduire l’effort de ses camarades par une meilleure organisation. Pour lui, travailler le moins possible pour les nazis, sauvegarder ses forces, c’était travailler "mieux", plus rationnellement, mais c’était quand même travailler. Jusqu’au jour où, les premier halls étant terminés, les machines installées, leurs premiers produits prirent forme : de longs tubes métalliques, les V1 et les V2. Comprenant ce qu’ils venaient de faire, un camarade de Léon Bronchart eut ce cri : « Nous avons travaillé à construire une usine d’armes secrètes, Léon, nous n’avons plus qu’à nous suicider ! ». Léon répondit : « Vos religions vous interdisent le suicide, il vous reste un devoir : saboter tout ce que nous pourrons, passer par la cheminée d’un four crématoire si nous sommes pendus ». Il ne se suicidera pas, il sabotera. Avec tout son savoir-faire technique. Jamais pour cet homme le culte du travail bien fait n’aura pris le pas sur la « moralité des fins » : mieux vaut mourir que travailler intelligemment à une fin criminelle. Puissent les savants et ingénieurs d’aujourd’hui, ceux de la SNCF comme les chercheurs en génie biologique, lire et méditer ce livre d’un simple ouvrier qualifié.
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