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par Alain Lipietz | 18 avril 2003 Mon Père In memoriam
Sa famille, réfugiée en France dès l’avant-guerre pour fuir le régime antisémite de Pilsudski, n’étant pas identifiée comme juive, ne fut pas inquiétée lors de la rafle du Vel’ d’Hiv. Ce jour-là il traversa Paris pour conduire chez des amis un petit enfant qu’une voisine juive lui avait confié, puis s’en fut tranquillement au Vel’ d’Hiv annoncer à la mère que tout allait bien. Dénoncés par de braves Français à Pau où ils s’étaient réfugiés, ils furent lui et sa famille déportés à Drancy, où ils restèrent de longues semaines. Le convoi qui devait les emporter fut annulé par l’insurrection parisienne. Les SS en fuite, ma grand-mère décida de rester au camp pour la nuit, car la soupe était servie tandis qu’à cette heure, toutes les boutiques seraient fermées à Paris ! Voilà ce tout ce que, dans mon enfance, il m’aura raconté de sa déportation : une vision à la Benigni (mon père avait adoré " La vie est belle "). Comme ma mère, qui passait des parachutistes anglais entre la région parisienne et le Morvan, m’a légué une vision " Grande Vadrouille " de sa résistance. C’est d’ailleurs dans le Morvan qu’ils s’étaient rencontrés et qu’est né leur amour. Il opta pour la nationalité française à la Libération, ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, de petits-enfants, d’arrières petits-enfants, avec qui ils skiaient encore cette année à Serre-Chevalier. Mon père est enterré à Avallon, le pays de ma mère qui, par son amour, l’avait fait Français avant que la République ne lui en offrît le sceau. À eux deux ils réussirent le tour de force de m’inscrire dans la filiation des événements les plus tragiques de notre histoire, tout en m’en laissant une vision optimiste, voire comique. Dans la France occupée et régie par les lois antisémites de Vichy, il n’avait pu passer le concours de Polytechnique et choisit l’École des Mines de Paris. Il fit l’essentiel de sa carrière à l’entreprise Pont-à-Mousson, dans la récupération de l’énergie-chaleur. Sans le savoir, il fut donc un pionnier de ce que l’on nomme aujourd’hui l’écologie industrielle. Mais il était fondamentalement mendésiste, il croyait au progrès social, à la science et à la technique, à " notre ami l’atome ", au service public, à la décolonisation. Pendant la guerre d’Algérie, il me faisait lire L’Express, puis il opta pour le Nouvel Observateur. Il vitupérait les Laval, les Quisling et les Lacoste et rendait grâce aux héros de Stalingrad. Mais il respecta mes évolutions, reconnut dans l’écologie politique certaines de ses préoccupations d’ingénieur, et anima le combat (perdu) contre l’absurde et dangereux tunnel du bouclage ouest de l’autoroute A 86. Au soir de sa vie, comme " ces cloches de couvent que couvrent dans la journée les bruits de la ville et qui recommencent à sonner dans le silence du soir ", les cauchemars de la déportation sont revenus le hanter. Il restait un des derniers témoins de Drancy, et dispensait son témoignage à l’équipe de Spielberg, au comité de déontologie de la Gendarmerie française (qui avait gardé arme au poing les déportés de Drancy), à la télé quand elle reparlait de Drancy, aux lycéens lors des journées anti-racistes… Il avait entamé un procès à l’État et à la SNCF pour leur complicité active dans la déportation, et je poursuivrai ce procès. Malgré sa vitalité débordante et sa force (il me dominait d’une dizaine de centimètres), il sut me communiquer sans m’écraser son formidable optimisme et surtout ses valeurs de générosité, sa compassion, sa sensibilité. Il avait bien sûr tout fait pour m’orienter vers Polytechnique, mais une fois cette revanche sur la vie acquise à travers moi, il se comporta bien plus à mon égard comme un frère de plus en plus admiratif (mais il admirait tous ses enfants) que comme un père. Ses deux dernières années furent donc assombries par le " lynchage médiatique " dont il me vit la victime et dont il fut éclaboussé. Une semaine avant sa mort, il me parlait encore de ce journaliste (d’un hebdo qu’il lisait depuis sa création, il y a quelque 35 ans !) qui l’avait accusé d’avoir fait de son fils un " singe savant ". Mon père ne m’a jamais traité en singe savant. Il m’enseignait les maths et la physique des années à l’avance, parce qu’il adorait çà, et moi aussi. Il a tout autant fait de moi un écrivain ou un militant, et sans jamais peser. Il me faisait lire Romain Rolland quand il me trouvait trop mystique et m’a confirmé qu’à son avis, oui, le 4è Concerto pour piano de Beethoven est le plus beau des concertos. Il est mort avant d’avoir eu entre les mains Refonder l’espérance, où j’écrivais " Jamais je ne remercierai assez mes parents et mes maîtres de m’avoir donné le goût des livres ". Je ne savais pas le poids de ce jamais. On n’apprend rien dans les livres, ils peuvent seulement vous consoler. J’ai vu dix fois le final de Kaos, le film des Taviani, où le fantôme de la mère de Luigi Pirandello vient dire à son fils : " Il faut apprendre à regarder les êtres avec les yeux de qui ne les reverra plus ". On le sait, et puis on oublie. Papa,Tu m’as appris la générosité et la gaîté. Tu étais drôle, pas toujours, mais malgré ta stature imposante, d’aussi loin que je me souvienne, tu m’as fait rire, tu m’as appris qu’on pouvait être un monsieur sérieux et important en restant potache, en faisant le clown pour les enfants, tu n’as jamais raté les fêtes et toujours bien porté les déguisements que te confectionnait Maman. Tu m’as appris les guerres et les injustices que vivaient les autres, tu m’as, discrètement et sans peser sur moi, dit l’horreur nazie que tu avais vécue et qui restait ton cauchemar. Tu m’as appris qu’on pouvait pleurer devant la misère et la méchanceté du monde. Tu m’as appris la révolte et conduit à l’engagement. Tu m’as fait faire Polytechnique en m’assurant qu’après je pourrais faire tout ce que je voudrais, et tu avais parfaitement raison, mais de toute façon j’étais content de t’offrir cette fierté. Mais surtout tu m’as appris à aimer les livres, les romans, la poésie et la musique. Tu m’as appris l’humanisme, et de ce legs je garde la force d’accepter ton inévitable départ, malgré ton énergie qui semblait inépuisable. Je n’ai pas su assez profiter du temps de ta présence, mais tu as su ne pas t’imposer en musée vivant. Puisse le Dieu en qui tu ne croyais pas t’accueillir dans sa miséricorde, auprès des justes. |
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