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par Alain Lipietz | 15 mars 2022

Maman
Maman s’est éteinte à cent ans révolus, dans la nuit du 11 mars, entre les bras de ses enfants, mes deux sœurs et moi.

Nous avons veillé deux semaines son agonie, pestant contre la loi Leonetti et les anti-douleurs chichement accordés (« il ne faut pas l’accoutumer », n’est-ce pas), à elle, qui de son vivant milita pour le droit à mourir dans la dignité.

On m’avait dit qu’à partir d’un certain âge vos parents deviennent vos enfants. Et depuis des années, la sortant régulièrement au restaurant, j’observais avec une tendresse désespérée la perte de ses capacités. Je m’occupais en même temps d’une toute petite fille, et peu à peu leurs aptitudes à marcher, à manger toutes seules se sont croisées. Et je me disais que jadis il a bien fallu que Maman m’apprenne à manger tout seul. Ces dernières nuits, j’endormais sa douleur comme elle endormit la mienne quand je me suis cassé une jambe, en lui chatonnant les berceuses que je chantais à mes filles, que je chante à cette petite fille. Réciprocité de la vie, de génération en génération.

Entré en pension adolescent pour mes études, je n’ai d’elle, essentiellement, que des souvenirs d’enfance. Mais je peux dire : c’est elle qui m’a élevé. Mon père, trop pris par son travail, ne s’est intéressé à ma vie scolaire, culturelle, politique, qu’à l’âge du lycée. Tout le reste, c’est elle et son père, mon Grand-père avallonais. Licenciée de droit, d’anglais, et d’HECJF, elle fut dès son mariage enfermée dans le rôle de « maitresse de maison » par la grande entreprise où mon père, sorti de l’Ecole des Mines après la Libération, trouva aussitôt du travail. Il demanda un poste pour elle mais il lui fut répondu : « Nous payons assez bien nos ingénieurs pour que leur femme n’ait pas à travailler ». Comment fut gâchée la vie de femmes, entre les deux premières vagues du féminisme... Je mis des années à comprendre la sourde colère de son féminisme refoulé, et, lisant bien plus tard mon Phèdre, elle s’étonna de mon féminisme.

Mais bon, puisqu’il n’y avait pas d’autre issue, elle nous a « élevés ». Avec compétence et fantaisie. Un de mes plus vieux souvenirs, petit enfant, dans le Morvan : je lui demande pourquoi elle mouille son doigt pour repérer la direction du vent. Elle, sans hésiter : « Parce que le vent produit de l’évaporation, et l’évaporation produit du froid. » Je reste pétrifié d’admiration, de reconnaissance, et de perplexité. Je revois encore le paysage alentour, le visage sérieux de la jolie jeune femme, l’index levé, la voix claire et sentencieuse. Elle aurait pu dire platement « Parce que comme ça on sent mieux le vent. » Non, elle a voulu m’en dire plus (et ne pouvait guère aller plus loin : au-delà, ça relève de bac+1 ou 2) mais sur le coup je n’ai compris qu’une chose : pour expliquer un phénomène , il faut combiner plusieurs causes différentes.

De même, elle nous apprenait l’histoire et la géographie en nous lisant les albums de Tintin, expliquant en riant les clés de L’Oreille cassée (la guerre du Chaco), mais sèchant sur Au pays de l’or noir, version 1950, album de bric et de broc sur une histoire de bruit et de fureur, la fin du mandat britannique en Palestine, loin d’être aujourd’hui réglée. Et plus tard elle me désignera la première centaine de Livres de Poche à dévorer.

Mais surtout elle nous apprenait à rire. Je me souviens du voyage en train avec le premier numéro de Pilote et la première planche d’Astérix. Le wagon était secoué de nos rires. C’était encore le temps de la radio : Signé Furax, La famille Duraton, autant de pauses obligatoires et désopilantes dans la journée. Ah oui : et Brassens. Et les fêtes costumées, et les costumes à fabriquer, et les pièces de théâtre à composer... Mon père n’était pas en reste de ces espiègleries, quand il avait le temps : sa déportation à lui, comme sa résistance à elle, nous furent transmises sur le mode comique. La grande vadrouille serait le film-culte familial par excellence.

Car la grande aventure de sa vie fut la Résistance, que son père et elle traversèrent sans anicroche, alors que Monsieur Praud, le FTP de Cousin-le-Pont s’était réfugié chez eux, les deux poignets cassés, évadé en sautant par la fenêtre de la Gestapo. Grand-Père et Maman entrèrent dès les premières heures dans un réseau du SOE britannique : lui transportant des cuirs dans sa camionnette entre Avallon et Paris, elle parlant anglais, ils convoyaient les parachutistes entre les réseaux et maquis du Morvan (les Iles Ménéfrier, l’abbaye de La Pierre qui Vire...) et la région parisienne, exactement comme dans La Grande Vadrouille, toutes anecdotes cocasses comprises (d’ailleurs le film est largement tourné entre Avallon et Vézelay). Elle en garda une indéfectible affection pour l’Angleterre, pour la jeune princesse puis reine Elizabeth à laquelle elle s’identifia sans-doute, et pour sa reine-mère.

Et dans ce Morvan , sous l’occupation , elle fit la connaissance de mon père, que sa déportation à lui faillit lui ôter. Lors du "procès Lipietz contre Etat et Sncf", soixante ans plus tard, elle éblouira les rares journalistes qui se donnèrent la peine de l’interviewer par la vivacité de sa mémoire, son sens de la répartie.

Mon père, par sa déportation « bien terminée », et ma mère, par sa résistance joyeuse, m’offrirent cet enracinement, sans être pesants, dans la révolte contre la capitulation. Que fit-elle de sa vie après le départ de ses enfants ? Je ne l’ai pas bien compris, mais sitôt son époux décédé vingt ans avant elle, elle se fit militante, au Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement, tout en se défiant, en bonne féministe, du catholicisme versaillais. Je la voyais préparer ses exposés sur telle ou telle contrée abandonnée, toujours aussi appliquée. Elle ne renonça pas aux aventures touristiques qu’elle faisait annuellement avec mon père, partant en car pour le monastère Sainte-Catherine à travers Tunisie, Lybie, oasis , Egypte, Sinaï... Il fallut une démonstration de ma part pour la convaincre qu’on ne déroge pas à se munir de cannes pour randonner en montagne. Jusqu’à ce que peu à peu la force l’abandonne.

Petite Maman,

Tu as fini ton cycle et ensuite je finirai le mien. Tu m’as transmis ton courage, tes colères, ta tendresse, ta soif de connaître, ta fantaisie, que tes parents sans doute t’avaient transmis. Puisse le Dieu auquel tu croyais t’accueillir au bout du chemin, dans sa lumière et son amour.




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