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par Alain Lipietz | 27 juin 2022

Un vaincu, deux vainqueurs, un succès ambigu : et maintenant ?
Bilan des législatives 2022
Sourire mauvais devant la lourde défaite de la coalition macroniste, satisfaction mitigée pour les candidat.es Nupes élu.es, notamment les écologistes, effroi devant les succès du Rassemblement National et de l’abstention... Comment en est-on arrivé là ? Et où en est-on exactement ? Analyse nécessaire pour avancer, sans triomphalisme ni délectation morose.

Tous les résultats sont ici sur le site du Monde et voici ce que ça donne sur la carte (pour la rendre interactive, allez sur le site du Monde) :

 Le grand perdant

La défaite de la coalition Ensemble ! est incontestablement le résultat numéro 1 de ces élections législatives, par sa portée non seulement législative mais institutionnelle. Le Président de la République à peine élu n’a plus de majorité automatique pour faire passer ses lois et voter son budget : il devra les négocier au coup par coup avec des partis qui s’affirmaient depuis cinq ans ses opposants farouches.

C’est la fin provisoire de la détestable « doctrine Jospin-Schrameck » selon laquelle la réduction du mandat présidentiel à 5 ans et l’inversion du calendrier en 2002 signifiaient la transformation de la République en monarchie présidentielle élective, l’Assemblée nationale sitôt élue après le Président devant conforter le « fait majoritaire présidentiel » et n’être plus qu’une chambre d’enregistrement des projets de lois du Président. Une doctrine qui s’est imposée dans les trois mandature suivantes (Sarkozy, Hollande, Macron I), les éventuelles dissidences étant traitées avec sévérité.

Comment le déraillement s’est-il produit ? Le désaveu du Président ré-élu vient de loin, en fait de la révolte des Gilets jaunes au bout d’un an du premier mandat d’E. Macron, beaucoup plus à droite et méprisant qu’il ne l’avait promis : élu comme un Necker, il s’est révélé Marie-Antoinette. Cependant, dans un article de l’été 2021, « Face à la toute-urgence écologique : la révolution verte », développé ultérieurement dans un livre de même titre, je faisais le bilan des élections intermédiaires et montrais que la France était désormais divisée en trois « attracteurs », par ordre décroissant : libéral-autoritaire (macronistes), extrême-droite (lepenistes et zemouristes), et en 3e position : éco-social-démocrate (le Pôle écologiste regroupé autour de EELV, LFI, et ce qui restait de socialistes « en voie de s’écologiser »). De plus, le premier attracteur pouvait théoriquement compter sur le soutien au second tour d’une partie de la droite classique (LR, UDI) déchirée entre les deux premiers « attracteurs ».

De fait, E. Macron a bien été réélu en avril dernier : 28 % au premier tour, 58,5 % au second... mais en faisant appel au front républicain contre Marine Le Pen, ce qu’il reconnaissait bien volontiers au lendemain de la réélection : « Ce vote [de la gauche en sa faveur] m’oblige. » Simplement, E. Macron n’a pas mis un mois pour l’oublier, en n’avançant aucune inflexion dans son programme présidentiel (sauf un silence difficile à interpréter sur la retraite à 65 ans) et en mettant, lui et ses porte-paroles, la gauche dans le même sac que l’extrême-droite, brisant ainsi le front républicain. Sortir les partis de gauche de l’arc républicain est pourtant d’autant plus grotesque que tous ces partis (PS, PCF, EELV) ont en leur temps participé au gouvernement de la République sans qu’on ait songé à les accuser de la mettre en péril (E. Macron avait d’ailleurs été ministre d’un gouvernement socialiste !), et le dernier venu, LFI, n’est lui-même à l’origine qu’une scission de la social-démocratie. Quant au programme de la Nupes, il est nettement plus modéré que le Programme commun de la gauche de 1971 : pas de nationalisation de « toutes les banques et des grandes entreprises ».

Dès lors que Macron et Ensemble ! rompaient la réciprocité du front républicain, il n’existait plus de contre-poids à la « haine de Macron », même en faveur des candidats Ensemble ! faisant face au RN, dont avait bénéficié le Président. D’où la majorité étriquée du bloc Ensemble !, et l’éclatant succès du RN (nous y reviendrons).

Plus étonnante est la survie d’un groupe conséquent de députés de la droite classique (LR+UDI). Ces élu.es (64 sièges, ce qui avec les 246 d’Ensemble ! offre une majorité théorique de 310 sièges, supérieure aux 289 de la majorité absolue) et leur réticence (provisoire ?) à rallier une majorité macroniste (comme naguère les gaullistes se résignèrent à gouverner avec V. Giscard d’Estaing) posent un problème théorique. Pourquoi la persistance de cette division, alors même que de nombreux leaders de cette droite historique, dont le plus prestigieux, N. Sarkozy, ont déjà rallié E. Macron ? Pourquoi le maintien de ces partis à califourchon entre les attracteurs de centre-droit et d’extrême-droite (Ciotti...) ? Par-delà les intérêts de carrières personnelles ancrées localement, certains évoquent la divergence idéologique sur les mœurs et le rapport au catholicisme. De fait, LR-UDI devance Ensemble ! chez les seuls pratiquants (même irréguliers) et, depuis les élections européennes, LR joue la carte de la « droite Trocadéro » hostile au mariage pour tou.tes. Mais elle n’en fait plus une affaire législative, et Ensemble ! plagie le programme de LR, selon V. Pécresse elle-même. Alors à quoi bon feindre de vouloir bloquer les institutions en restant dans l’opposition ?

Dans mon livre, j’avance des hypothèses plus sociologiques : la « vieille droite » représente encore les « bonobos », la bourgeoisie non-bohême à capital patrimonial, en guerre contre les « bobos » en général (qu’ils soient de gauche ou de centre-droit), c’est à dire contre la petite et grande bourgeoisie à capital culturel, centrées dans les métropoles. Et de fait la droite Ciotti triomphe dans la seule agglomération métropolitaine bonobo, Nice, à l’exception du centre-ville tenu par un maire rallié à LaREM. Cette bourgeoisie bonobo se rallie massivement au macronisme quand elle n’a pas le choix (à l’élection présidentielle, d’où l’échec total de Valérie Pécresse) mais peut se maintenir dans certains types de circonscriptions où les bonobos prédominent « encore » parmi les élites.

Il faut en effet prendre en compte ce climat local, car la différence sociologique globale entre ces deux électorats n’est pas si claire, tant est forte la médiation par les blocs hégémoniques locaux, dont certains sont en formation, mais d’autres bien plus anciens. La passionnante étude sociologique Ipsos sur le premier tour des législatives livre ce résultat contre-intuitif : LR-UDI recueille la même part (environ 10%) des votes « salariés » et « à son compte », Ensemble ! recueille les voix de 18% des salariés mais de 33 % des « à son compte » ( qui ne sont pas forcément des "indépendants et paysans", mais aussi des ubérisés et des TPE dynamiques !). La vraie base électorale de la vieille droite est... chez les vieux (18 % des retraités), concentrés dans des circonscriptions où règnent encore les vieux notables. Dans les villes de plus de 200 000 habitants, Ensemble ! obtient deux fois plus de voix que LR-UDI, dans les villes de 2 à 10 000 habitants, Ensemble ! n’en obtient que moitié plus.

 L’éclatant succès du RN

Reste qu’avec 39% des voix au premier tour (Ensemble !+LR+UDI), le bloc libéral-autoritaire l’emporte très largement, en voix, sur les 32 % du bloc « Nupes +divers-gauche ou écologistes » (au sens du sondage post-électoral Ipsos) et des 24 % de l’extrême droite. Soit, par rapport aux précédentes épreuves nationales en vraie grandeur que furent les européennes et la présidentielle, une chute relative du RN qui repasse (enfin !) derrière la gauche. Pourtant le second choc de ces élections est bien l’impressionnant succès, en nombre d’élu.es, du RN : 89 sièges, dix fois plus que dans la mandature précédente et surtout beaucoup plus que dans la seule élection législative française à la proportionnelle, celle de 1986 (35 députés).

Pendant trente ans, le PS refusera aux Verts de ré-introduire la proportionnelle en France, soi-disant pour faire barrage au FN dans le cadre d’une élection à deux tours. Les Verts répondaient que la montée des votes d’extrême-droite dès le premier tour rendrait peu à peu inéluctable l’inondation de l’Assemblée nationale par le RN. C’est fait : malgré le filtre du scrutin uninominal à deux tours, le RN trouve à l’Assemblée une représentation plus conforme à son poids dans le pays.

La première raison de ce « débordement » est la concentration géographique des votes RN. La raison probable de la chute relative du RN, au niveau national et en nombre de voix au premier tour (par rapport à la présidentielle) est que son propre électorat n’y croyait plus, ses dirigeants non plus, qui n’ont guère fait campagne, et encore moins les médias et les concurrents, qui ne se sont pas méfiés : beaucoup d’électeurs RN potentiels sont restés abstentionnistes au premier tour. Pourtant, là où la victoire était visiblement possible, cet électorat a voté, et gagné, dans toute la France « à l’abandon ». C’est à dire : pas les métropoles, mais les régions industrielles en crise, les régions rurales peu denses et désertées par les services publics. D’où le paradoxe apparent du faible nombre de voix pour faire élire un.e RN (par rapport à la Nupes) : ce n’est pas un effet du « charcutage Pasqua », mais de la concentration de son électorat dans des circonscription gagnables par lui, phénomène dont a souvent bénéficié le PCF (par rapport à EELV).

La seconde raison est le fameux écroulement du front républicain. Car tous les candidats RN du second tour, par définition, n’étaient pas majoritaires : ils ont donc rallié des voix de droite et de gauche dont les candidats étaient éliminés au premier tour. Voix qui auraient dû faire bloc en faveur du concurrent du RN, qu’il soit Ensemble ! ou Nupes. Elles ne l’ont pas fait, et c’est là le drame, la grande trahison des clercs avant celle de l’électorat.

Très tôt dans la campagne du second tour, Libération a sonné le tocsin contre le refus de LaREM et de LR-UDI d’appeler à voter Nupes pour battre l’extrême droite. Mais un comptage du Monde a montré qu’il en fut de même à gauche. Face aux 107 duels RN-Ensemble !, les candidats Nupes éliminés au premier tour se sont répartis ainsi : 14 appelèrent à voter Ensemble ! (surtout des candidats non-LFI), 72 déclarèrent « Pas une voix pour le RN », 2 sur une ligne « ni, ni » ou vote blanc, 20 ne donnaient pas de consigne de vote. Pire : face à une macroniste ex-socialiste et nouvelle ministre de la santé, Brigitte Bourguignon, le candidat LFI-Nupes, Pascal Lebecq, qui recueillait 16 % des suffrages au premier tour, déclara dans La Voix du Nord : « Nous ne soutiendrons pas la candidate macroniste Brigitte Bourguignon, qui a abandonné les valeurs de la gauche et sa circonscription pour un maroquin de ministre. » Ce qui revenait à étendre le « Pas une voix »... à l’adversaire de l’extrême-droite. Elle sera battue de 56 voix.

Certes, on ne peut pas mettre un signe égal entre la rupture, centralisée et théorisée, du front républicain de la part de Macron et Ensemble !, et celle , décentralisée et plutôt due à la « mauvaise humeur », des candidats Nupes éliminés, en particulier LFI. Sur le terrain, coté Ensemble !, la trahison du front républicain ira parfois très loin : l’ancienne ministre Roxana Maracineanu alla jusqu’à appeler à un « front républicain » (avec le RN éliminé, donc) contre la candidate Nupes Rachel Kéké, franco-ivoirienne célèbre pour avoir conduit la lutte victorieuse des femmes de ménage des hôtels Ibis.

Mais globalement la désertion du centre-droit (sans parler de celle des « gaullistes ») ne fut pas si nette. Sur les 61 circonscriptions opposant la Nupes au RN au second tour, voici quelle fut l’attitude des candidats Ensemble ! éliminés :16 appelèrent à voter Nupes, 16 « pas une voix pour le RN », 12 sur une ligne « ni-ni » ou vote blanc, 17 ne donnant pas de consigne de vote. Soit, en proportion, un engagement plus large que les Nupes en faveur de l’adversaire du RN... mais aussi des « ni-nistes » plus nombreux.

Un mot sur l’euphémisme, très mélenchoniste et souvent repris par les candidats Ensemble !, « Pas une voix pour le RN. » Ne pas appeler, positivement, à « battre le RN » et donc à voter pour son adversaire, c’est en fait appeler à voter blanc ou abstention, tant est forte la haine de Macron dans l’électorat Nupes et la peur de Mélenchon dans l’électorat Ensemble ! Autrement dit, cela revient à ne pas « faire barrage à l’extrême droite ». C’est la seconde explication (outre la concentration géographique) de la spectaculaire avancée du RN. Mais c’est aussi favoriser l’autre grand vainqueur de ces élections : l’abstention.

Face à cet effondrement du réflexe républicain chez les candidats de la gauche et du centre-droit, que fut le comportement de leurs électeurs ? Voici ce que donne le sondage post-électoral (2e tour) de l’institut Harris. Dans les duels Ensemble !-RN, le report des votes Nupes de premier tour s’est ainsi distribué : Ensemble ! 31 %, RN 24%, abstention : 45%. Dans les duels Nupes-RN, le report des votes Ensemble ! du premier tour s’est ainsi distribué : Nupes 34 %, RN 18%, abstention : 48%.

Ainsi (mais avec une importante marge d’erreur), l’électorat de centre-droit se serait montré un peu plus fidèle au front républicain que l’électorat de gauche. Une raison de ce léger avantage est évidente : cet électorat savait très bien, après le premier tour, que la Nupes n’était plus une menace. De l’autre côté, l’électorat Nupes est radicalisé (depuis le mouvement des Gilets jaunes, la soumission aux lobbys anti-écologistes, la passivité climatique, la gestion « en débâcle de 40 » de la « guerre au Covid », etc.) dans la haine anti-macron et se fiche de la personnalité de qui peut faire tomber "le candidat de Macron", du moment que c’est le vote utile pour sanctionner Macron. Ce phénomène est corroboré par la belle enquête de terrain de Libération dans les terres "historiquement de gauche" abandonnées (Aude, Alpes de Haute-Provence), où le report s’est fait direct de la Nupes au RN. C’était d’ailleurs encore plus spectaculaire à la présidentielle dans les DOM-TOM (premier tour massivement pour JL. Mélenchon, second tour pour M. Le Pen) mais là, ça ne s’est pas reproduit parce que des régionalistes / indépendantistes proches ou pas de la Nupes étaient presque toujours présents au second tour.

Il ne faut pas, encore une fois, sous-estimer le phénomène de la haine anti-Macron, qui dans les couches populaires, et pas seulement, a balayé l’antique souvenir du pétainisme dont Marine Le Pen a mis des décennies à s’extirper. Le vote Le Pen devient un vote anti-Macron comme un autre... de même d’ailleurs que le vote Nupes pour l’électorat lepeniste. Le même sondage Harris montre en effet une réciprocité certaine dans les duels Ensemble-Nupes. Le report des votes RN de premier tour s’y est ainsi distribué : Ensemble 25 %, Nupes 18%, abstention : 51%. Autrefois on estimait à un tiers le « gaucho-lepenisme », il dépasse désormais 40 % chez ceux qui « votent encore ».

Certes, le report de voix de gauche sur le RN est plus choquant, aux yeux des intellectuels de gauche, que le report des voix de droite. Mais il ne faut pas oublier que le vote RN est depuis des années le premier vote ouvrier et même populaire (y inclus les employés). La « désouvriarisation », dûe aux restructurations capitalistes et à l’écroulement des forces de la gauche traditionnelle (par inadaptation ou trahison) qui autrefois travaillaient à la « conscience de classe », est telle que les couches les plus populaires, quand elles votent encore, votent (et s’expriment) « sans filtre » pour qui répond le plus immédiatement à leurs angoisses. Et les « d’origine étrangère », par leur concurrence et par leurs coutumes, font partie de ces angoisses.

Le mot d’ordre « Français, immigrés, même patron, même combat » est bien loin, faute de luttes collectives pour le ranimer. En témoignent justement les « likes » et repartages exhumés de Rachel Kéké, sur des billets facebook lepenistes voire racistes anti-arabes. Oui, les ouvrier.es sont spontanément lepenistes, oui les immigrées sud-sahariennes, et pas seulement les haratines, mais de toute l’Afrique de l’Ouest, sont spontanément hostiles aux Arabes qui ancestralement les ont réduites en esclavage. Et c’est l’expérience de la lutte collective qui leur a appris à refouler ces tendances spontanées, comme l’a magnifiquement expliqué Rachel Kéké. Encore faut-il avoir vécu de telles expériences.

 L’autre grand vainqueur : l’abstention

Il est normal que l’abstention soit plus forte au second tour qu’au premier : une partie de l’électorat ne retrouve plus son candidat. Ce phénomène est seulement aggravé quand ce candidat appelle aux « Pas une voix pour... », a fortiori au « ni-ni ».

Mais le mal est plus profond, puisque l’abstention était déjà record, dès le premier tour. Nous en avons déjà vu une explication : la doctrine Schrameck-Jospin de non-cohabitation, matérialisée par l’inversion du calendrier. Pour E. Macron, comme pour les médias et les analystes, ces élections législatives n’étaient qu’une formalité devant assurer au nouveau Président la majorité correspondante. Ça n’a pas marché dans les urnes et nous avons vu pourquoi, mais ça a marché en ce sens que la majorité des citoyen.nes ne s’est pas rendue aux urnes, ignorant même (j’en suis témoin !) la date voire l’existence de ces élections.

Ah ! qu’on fut loin des grands débats législatifs de mon enfance ! Ces débats Michel Debré / Guy Mollet immortalisés par les humoristes, et même l’affrontement Jospin – Juppé qui permit la troisième et dernière cohabitation, le retour de la gauche au pouvoir avec l’entrée d’une écologiste : Dominique Voynet, au gouvernement ! Seul coup de klaxon pour réveiller la campagne, le mot d’ordre « Mélenchon premier ministre », qui eut l’immense mérite d’intéresser (un peu) la partie, d’autant que l’alliance Nupes, ressuscitant l’alliance de « gauche plurielle » de 1997, donnait quelque crédibilité à ce rêve.

Mais qui le savait ? Qui se souvenait que la constitution de la Ve République est parlementaire : le Premier ministre y reflète la majorité de l’Assemblée, pas la couleur du Président ? Qui se souvenait qu’il y eut jadis des cohabitations, et même du mot « cohabitation » ? Pas les jeunes, pas les couches populaires. Et de fait, parmi les électrices et électeurs qui s’étaient (modérément) rués vers le premier tour de la Présidentielle, ceux qui se dérangèrent le moins dès le premier tour des législatives furent, d’après le sondage Ipsos... les électeurs de Mélenchon (50% d’abstentionnistes) et ceux de Le Pen (52 %). Dans le silence assourdissant des grands médias, seules les campagnes d’affiches et les tracts de ce qui reste de militant.es pouvaient encore rappeler qu’il y avait après tout un enjeu – et La France Insoumise, en réalisant le grand chelem en Seine-Saint-Denis, montra que ça aurait été possible.

Et le mal est encore plus profond. L’érosion de la participation est générale dans toute l’Europe, à toutes les élections. Ce n’est pas que l’électorat, de plus en plus instruit, se détourne de la démocratie ni même de la politique. C’est que nous assistons depuis des dizaines d’années à un véritable « refoulement » de la démocratie représentative. La nécessaire création d’instances supranationales, comme l’Union européenne, et supramunicipales, comme les Communautés d’agglomération et autres Établissements publics territoriaux, mais sans la formation d’un espace politique démocratique correspondant, sans élections directes au niveau correspondant, aboutit à ce résultat : une démocratie creuse, évidée, donc des élections sans enjeu. L’électorat ne sait plus « où et quand » il faut voter pour changer les choses, « reprendre le contrôle ». La vie dans ces instances « supra » (que je connais bien, ayant été député européen et conseiller « communautaire » puis « territorial »), est bridée par des négociations entre exécutifs dont les participants, déjà investis d’une légitimé électorale qui n’est qu’au second degré (émanation de votes législatifs ou municipaux de premier degré), désignent « au troisième degré » des super-exécutifs qui eux-mêmes, ne connaissant pas les terrains « infra », s’en remettent aux administrations, à la technocratie.

Ou pire encore : ils se font élire localement sur des promesses qu’ils savent à l’avance ne pas pouvoir tenir car la décision se prendra « au-dessus ». Dès lors, trahissant leurs promesses, ils ne peuvent que geindre d’un ton résigné ou révolté « C’est la faute à Bruxelles... Ce n’est pas de compétence municipale... » provoquant ainsi un dégout de la politique et des politiciens.

D’où l’effondrement de la participation même dans les élections locales, pourtant « les plus proches des gens », y compris les municipales, et a plus fortes raisons départementales et régionales : bien peu d’électrices et d’électeurs (et même d’élu.es !) savent au juste ce qui reste de pouvoir aux vieilles institutions héritées de la Révolution et de Napoléon, ignorant même la délimitation des nouvelles (nouvelles régions, nouvelles intercommunalités). De ce point de vue, le pire crime de la mandature / législature socialiste Hollande (qui avait quasiment tous les pouvoirs, dans toutes les instances) est d’avoir détruit, par les lois NOTRe et Mapam et par le redécoupage des régions, le peu qui restait d’attachement populaire à certaines feuilles du mille-feuille institutionnel. Contre-exemple : à force d’entendre dire « C’est la faute à Bruxelles », « On ne peut pas à cause des traités » etc., l’électorat se tourne peu à peu vers l’élection la plus lointaine, abstraite, mais au moins directe et à la proportionnelle, vers « là où ça se passe » : les élections européennes, seules à connaître une progression de la participation.

Je suis profondément européen, je suis conscient qu’on ne peut continuer à organiser les services publics de proximité sur la base des 36 000 communes héritées des paroisses d’Ancien régime. Je suis conscient que l’aspect institutionnel de la démocratie représentative n’épuise pas le problème, que nous manquons de démocratie participative (donc forcément locale). Mais qu’au moins on sache sur quoi on vote, à quelle échelle, directement, et à la proportionnelle afin qu’aucune voix ne soit perdue !

 Le semi-échec de la Nupes

Au soir du second tour, tous les partis de l’alliance de gauche et des écologistes avaient des raisons de se réjouir : ils avaient retrouvé un groupe politique comme ils n’en avaient jamais eu (pour LFI et le Pôle écologiste) ou avaient perdu (le PS). Et — ce qui n’est pas le moindre succès : en voix comme en nombre d’élus, l’attracteur éco-social-démocrate est repassé devant l’attracteur d’extrême-droite. Mais par rapport à l’objectif proclamé, « Mélenchon premier ministre », et à l’espérance qui la fondait, une « déferlante » de la jeunesse et des couches populaires, l’échec est cuisant.

Avec 142 sièges, l’union de la gauche et des écologistes n’atteint pas la moitié de la majorité absolue (289 sièges), un objectif qu’elle atteignait assez régulièrement, en alternance avec la droite, depuis 1981. La terrible sanction populaire contre la mandature Hollande 2012-2017 n’est pas effacée. En témoigne le vote de premier tour, où on l’a vu la Nupes et ses dissidents ne recueillir que 32%, moins du tiers des voix (donc moins du sixième des inscrits). Espérons que la punition de la gauche ne durera pas aussi longtemps que la sanction contre la trahison de la SFIO de Guy Mollet en 1957, sur la paix en Algérie : 23 ans !

Bon, mais il faut relativiser. Partis de gauche et écologistes, divers gauches et trotskistes compris, n’avaient obtenu que 28% aux législatives 2017, et déjà 32 % à la présidentielle 2022 : la pente est rude, mais l’union a permis d’accélérer, en franchissant la barre des seconds tours. C’est la grande différence par rapport à 2017 : LFI a renoncé à son splendie isolement, au « Jamais avec le PS », au « PCF : la mort, le néant », au « « EELV, Macron-compatible ». N’exagérons pas la vertu de cette union forcée de premier tour : elle est rendue obligatoire par la faiblesse de la gauche et la force de l’extrême-droite. Autrefois, quand il n’y avait que deux attracteurs (droite et gauche, chacun représenté par deux partis), les premiers tours servaient de primaire à gauche (entre PCF et PS) et à droite (entre gaullistes et giscardiens). Et cette possibilité de choix au premier tour (même pour de tout-petits candidats, comme les écologistes dans les années 80) permettait de « ratisser large » et de se regrouper, conscients du devoir accompli, au second tour. Ce n’est plus actuellement possible.

Mais ce fut une erreur que de considérer la seule présidentielle 2022 comme une primaire de la gauche et des écologistes, à appliquer sur l’ensemble des territoires, alors que les élections européennes et locales précédentes révélaient une tout-autre géographie politique, donnant beaucoup plus de poids aux écologistes, et même aux socialistes. Le premier tour de la présidentielle 2022 accorda 22% à JL Mélenchon dont la moitié suivaient l’argument du « vote utile », qui ne s’applique pas uniformément dans le vote par circonscription. Les candidat.es ne sont pas des hologrammes. De nombreuses circonscriptions perdues auraient pu être gagnées par un « vote utile » mieux adapté, tenant compte notamment des succès municipaux et régionaux du Pôle écologiste. Tel est le coût de l’unité dès le premiers tour, et du renoncement (obligé !) à la tactique traditionnelle "en rateau" qui avaient permis tant de victoire de la gauche sous la Ve République.

De même, le slogan « Mélenchon premier ministre », génial coup de com’ pour « intéresser la partie » et sans doute remobiliser (très peu, on l’a vu) les quartiers populaires et la jeunesse qui ne connaissaient pas d’autres noms, avaient aussi ses propres limites. Pour une partie de l’électorat de gauche et des écologistes, Mélenchon, c’est encore la sortie de l’Europe, le refus d’aider l’Ukraine et l’autoritarisme « schmittien » méprisant les règles et les accords. Vision partiellement vérifiée : il n’a pas fallu 48 heures pour que JL. Mélenchon remette en cause l’accord sur l’autonomie des groupes parlementaires au sein de la Nupes, comme si l’unité dans la diversité et la confiance mutuelle n’étaient pas essentielles aux succès présents et à venir.

Concrètement, le sondage Ipsos sur le premier tour permet de mesurer l’inadéquation du candidat local et la défiance vis-à-vis du compromis programmatique, par la distribution des votes aux législatives selon les votes à la présidentielle. Si l’électorat « Mélenchon » a massivement voté Nupes (mais seulement à 85%), l’électorat « Jadot », trouvant rarement un écolo-Nupes dans sa circonscription, n’a voté Nupes qu’à 39%, le reste se ventilant entre extrême-gauche, divers gauche, divers écologistes, divers tout court et même Ensemble !

Il est indéniable que les préjugés anti-LFI ont fait perdre des voix à la Nupes vers des dissidences. Mais très peu, pas plus que la fuite d’une partie de la SFIO (le PSD d’André Santini...) devant l’Union de la gauche des années 1970. La droite du PS était déjà largement partie chez Macron. La partie la plus politisée de l’électorat socialiste ou écologiste n’a pas suivi les sirènes anti-Nupes. D’abord parce que la personnalité et les choix parfois étranges de JL. Mélenchon n’auront plus grande importance pour les élu.es : à LFI par exemple, les eurodéputé.es Manuel Bompard et Manon Aubry ont montré que leurs positions étaient les mêmes sur l’Ukraine que celles du Parti Vert Européen.. Quant au fameux « Désobéir aux traités », c’était une invention du secrétaire national de EELV, Julien Bayou, datant de 2018, pour contrer le « plan B » de JL Mélenchon (sortir de l’Europe).

Le résultat paradoxal de ce double impératif pour voter Nupes (savoir que le vote aux législatives est important et ne pas se laisser dévoyer par les préjugés) est que le vote Nupes exigeait... un certain niveau d’éducation ! De fait, le vote Nupes ne devient majoritaire qu’au-dessus du bac. 17% des non-bacheliers ont voté Nupes, contre 27 % pour Ensemble ! (28% pour le RN), mais 32% des bac+3 (27 % pour Ensemble !, 11% pour le RN). Le vote Nupes reste un vote d’intelligentzia, même s’il s’agit souvent d’un prolétariat intellectuel : 34 % de « moins de 1250 euros mensuels par foyer » ont voté Nupes, 19% pour Ensemble !, 21% pour RN. À l’inverse, ils sont 22% chez les « plus de 3000 euros » à voter Nupes, 28% pour Ensemble !, 15% pour RN.

Mais par-delà les dissonances en voie d’être aplanies, et qui font de l’unité une stratégie d’avenir pour l’écologie, il reste l’immensité du fossé qui sépare encore la Nupes de la conquête de la majorité, un fossé presqu’aussi large que ce qui est déjà reconquis, de l’ordre de 20% de l’électorat. Où sont-ils ? Encore un petit peu chez Ensemble ! : les « petites » classes moyennes salariées trompées par E. Macron. Beaucoup chez les électeurs gaucho-lepénistes du « premier parti ouvrier de France » : le RN. Et surtout chez les abstentionnistes, en particulier la jeunesse.

Ce ne sera pas facile. Les jeunes exigent avant tout une planète qui restera vivable pour la majeure partie de leur vie : il nous faudra les convaincre que cela demande une très forte intervention publique, donc politique, et que nous y sommes près. Ce qui implique de parachever « l’écologisation de la gauche », qui reste encore trop souvent entravée par les réflexes productivistes (bourrer de nouveau logements les banlieues populaires, au lieu de créer de nouveaux foyers d’habitat aérés, etc). Et il faudra convaincre les classes populaires que l’enjeu numéro 1 de la lutte des classes est désormais un environnement sain et respirable pour toutes et tous, Français de toutes origines et générations, avec un solide service public de santé, préventive autant que curative. Un nouveau rêve pour le XXIe siècle, « une chose que le monde possède d’abord et depuis longtemps en rêve et que, pour la posséder réellement, seule lui manque la conscience claire. »




Le blog
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