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par Alain Lipietz | 3 décembre 2020

Anne Sylvestre
Avec Ferré Brel et Brassens elle m’a appris la poésie.
Avec ses Fabulettes elle a appris la poésie à mes filles.
Avec "Non tu n’as pas de nom" et "Frangines", elle devint intellectuelle organique du mouvement féministe.

Je l’ai découverte à la radio par Sans le chant des troubadours n’aurions point de cathédrale, au début des années 60. J’ai compris plus tard que c’était une réponse à Hugo "Ceci (le livre) tuera cela (la cathédrale)", et que la poésie chantée était une troisième voie...

Sa percée sur les ondes est de 1959 je crois, avec Mon mari est parti, très émouvante : la France était en guerre depuis 1939, les maris, les fiancés, partaient encore pour l’Indochine, pour l’Algérie. Dans un documentaire télé passionnant sur la "Chanson rive gauche", elle apparait comme la principale héroïne malheureuse de cette épopée. Contrairement à ce qu’anticipait Brassens, elle n’a pas réussi à passer Rive droite (l’Olympia), balayée avant par la vague yéyé.

Anne Sylvestre en 1959, avec son père, dans la cave-cabaret de la Librairie Jonas (Paris XIIIe), , qui accueillit aussi Ferrat, Barbara, Pierre Perret, Pia Colombo...

Pourquoi a-t-elle échoué en cela où Greco, Barbara ont réussi ? Peut-être une voix et une présence scénique insuffisante, peut-être faute de LA chanson-phare comme Il pleut sur Nantes ? Elle et Barbara avaient en commun le lourd fantôme d’un père, mais la faute du sien ne fut pas contre elle-même, mais contre l’humanité. Sa chanson fut d’emblée plus politique, au sens le plus profond, et son « je » plus universel. Et Vous qui n’êtes pas là ce soir me paraît encore plus belle que Ma plus belle histoire d’amour c’est vous.

Après, bien sûr, ce furent les Fabulettes, ces 45 tours pour les mange-disques des enfants, dont l’écrasant succès lui pesait, paraît-il, comme s’il faisait oublier les chansons de la première période. Non, nous ne pourrions jamais oublier T’en souviens-tu la Seine, ni L’amante du vent, ni Les amis d’autrefois. Et les Fabulettes, c’est vraiment génial, mieux que du Prévert.

Puis, troisième période, son retour comme chanteuse engagée, non au sens des années 50, mais véritable intellectuelle organique, au sens de Gramsci, du mouvement féministe. Elle posa des paroles et de la musique pour exprimer un immense mouvement social, le féminisme de la deuxième vague, avec ce long manifeste devenu hymne choral Une sorcière comme les autres, les leçons de vie de Frangines et ce chef d’œuvre casse-gueule et inégalé Non tu n’as pas de nom, qui unifièrent les points de vue de tant de femmes et les firent comprendre à tant d’hommes. Par la grâce d’une pensée infiniment délicate, de paroles poétiques et d’une jolie musique, elle a jeté les bases de la bio-éthique du « choix » (le projet d’enfant ). Sans le chant d’Anne Sylvestre, n’aurions point eu la loi Veil...

Revisitant ces chansons, je suis frappé par la différence de ton entre son pré-féminisme des années 50-60, et le féminisme assumé des années 70. Tout est dit dès Maryvonne, qui sera redit dans Frangines, mais sur le mode insolent, ironique, sarcastique, allégorique comme Philomène avant Sorcière. Il y a là, plus que le passage de l’implicite à l’explicite, une chose que le féminisme de la troisième vague (celle d’aujourd’hui) doit bien comprendre de ses ancêtres : les filles sont entrées dans Mai 68 d’abord pour la libération sexuelle et la liberté d’aimer. Il faut avoir connu le temps d’avant, l’éducation d’avant, ne pas se compromettre, garder sa virginité, pour apprécier ce qu’avait de politique Lazare et Cécile (et sa critique implicite de toute la chanson traditionnelle sur le sujet, Edith Piaf comprise). Nos sœurs comprirent, après, que cela ne les libérait pas du sexisme, que d’autres pièges se présenteraient, pour encore peut-être des décennies, des siècles...

Restée hétérosexuelle, Anne Sylvestre perçut avant les autres la longueur, la lourdeur de ce que serait le combat des femmes pour leur libération de partenaires qu’elles aiment : « S’il vous plait »... « Rien qu’une fois »... Sa force fut aussi l’enracinement dans une histoire multiséculaire, que permettait dès l’origine son goût, partagé avec Brassens (et en fait tout la chanson Rive gauche, Douai, Montand etc) pour la "vieille chanson de France". Le décalage de Lazare et Cécile s’appuie sur le socle traditionnel du malheur des femmes ouvragé dans Moire et satin ... Si les femmes se sont reconnues en elle, c’est qu’elle se reconnaissait dans toutes les femmes.

Pas seulement les femmes. Elle rassemblait les post-68ards, qui l’avaient aimée, adolescents, et nourrissaient leurs premiers bébés aux Fabulettes. Je me souviens d’une soirée qu’elle donnait dans le "trou des Halles", trois jours après l’une des grandes manifs contre le camp militaire du Larzac (72 ?), dispersée à coup de lacrymos. Elle s’est interrompue en toussant : "Je ne comprends ça, fait trois jours que ça me fait ça". En fait tout le public avait encore ses cabans ou ses capes imbibées de gaz, qui dégorgeait sous le chapiteau...

De toutes ses chansons, ma préférée ? Sans doute T’en souviens-tu la Seine. Parce qu’à l’âge où j’avais de la peine quand j’égarais mon cœur, j’appris d’elle et d’Apollinaire (Marie, Le Pont Mirabeau) où le retrouver.




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