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1er juin 2021

Recension de "Ressusciter quand même"
Revue Europe, Juin 2021
Alain LIPIETZ : Ressusciter quand même, Le matérialisme orphique de Stéphane Mallarmé ( Le Temps des cerises, 23 E )

Nous aimons bien, en France particulièrement, que chacun reste à sa place : on est de droite ou de gauche, intellectuel ou manuel, littéraire ou scientifique. Que les écrivains écrivent, que les peintres peignent, que les savants s’enferment dans leurs laboratoires. Chacun son domaine. La Fontaine dénonçait déjà les caméléons et les chauves-souris interlopes. Ingres ou Einstein ne pouvaient être que de bien mauvais violonistes.

Alors que vient faire Alain Lipietz, ingénieur des Ponts, économiste renommé, homme politique également, ancien porte-parole des Verts, député européen et même un moment candidat à la présidence de la République, dans le labyrinthe délicat de la poésie mallarméenne, cette chasse gardée de quelques éminents spécialistes, où cependant, pour citer son meilleur disciple "Aux meilleurs esprits / Que d’erreurs promises " ?

Jugeons plutôt sur pièces. Un fort volume de 450 pages, complété par un grand nombre d’annexes, sur les sujets les plus divers, consultables sur internet, plus de dix années de travail, et Lipietz, on le sait, est un bourreau de travail - cela mérite tout de même considération. Rien à voir avec un essai d’amateur.

Fasciné dès ses années de lycée par Mallarmé, Lipietz apprenait ses poèmes par cœur, sans les comprendre, bien sûr, mais avec déjà le sentiment que, loin d’être un "aboli bibelot d’inanité sonore" comme on le pensait encore trop souvent, ces rébus étincelants autant qu’obscurs avaient un sens, voulaient dire quelque chose. Et les scientifiques, on le sait, veulent tout comprendre.

Ce virus ne l’a pas lâché. Il y a quinze ans déjà, il m’avait fait lire un décryptage extrêmement précis et convaincant du fameux "sonnet en X", éclairant la mise en place des meubles et objets, leur nature, l’articulation syntaxique, le mouvement du regard, bref réalisant cette gravure en noir et blanc que Mallarmé avait demandée en vain à son ami Cazalis. Mais, si beau que soit ce sens littéral, cette description du " salon vide ", impossible de s’en tenir là. Ce " sonnet allégorique de lui-même " (c’est l’en-tête de la première version de ce sonnet, écrite vingt ans plus tôt ) avait nécessairement un étage supérieur, symbolique, à découvrir absolument.

Lipietz se remet donc au travail. Il lit à peu près toute l’énorme bibliographie accumulée sur Mallarmé, depuis Mondor ( n’était-il pas, lui, chirurgien ? ), Mauron ( féru de psychanalyse ), Thibaudet, Emilie Noulet, jusqu’à Blanchot, Badiou, Greimas, Abastado, Marchal, s’appuyant souvent sur eux pour les prolonger ou les compléter, ou les critiquant parfois "vertement". Mais son enquête se concentre longtemps sur ce sonnet en X ( x, l’inconnue des algébristes ) qui a occupé vingt ans de la vie de Mallarmé et dans lequel Lipietz voit, et on ne peut que lui donner raison, le véritable " art poétique " de Mallarmé et la clé de voûte de toute sa philosophie.

Certes, il y avait eu déjà des "défricheurs" de qualité. Ainsi, dès 1940, Emilie Noulet avait retrouvé le sens premier du mot ptyx qui a longtemps passé à tort pour une facétie de Mallarmé en panne de rimes en -yx, coquillage selon l’étymologie grecque ; mais les dictionnaires grecs anciens proposent aussi plusieurs sens dérivés pour ce mot aujourd’hui oublié, tous intéressants pour la symbolique du poème : objet plié, tablette double pour écrire, pli postal et même petit livre. Seul le premier sens a survécu sous la forme composée diptyque, triptyque ou polyptyque. Pourquoi Mallarmé aurait-il inventé ce mot alors qu’il avait encore le mot oryx ? Parce que celui-ci n’aurait pas fait bon ménage avec les licornes du vers 11 ?

Au terme de ce décryptage allégorique aussi minutieux que convaincant, le lecteur voit se dessiner une dialectique bien marquée par les conjonctions adversatives du poème autant que par sa forme strophique : dans un premier temps ( premier quatrain ) la vision spiritualiste, le très haut, le pur, l’idéal, l’azur, dieu sous quelque nom qu’on le désigne, ou " le vert paradis " baudelairien du jeune Mallarmé. Puis, après les deuils terribles qui ont marqué son enfance et sa jeunesse, après la crise de Tournon dont il vient tout juste de sortir en 1868, le triomphe de la mort, la descente aux enfers, le Styx, le Néant universel. Et enfin, dans les deux tercets, le " ressusciter quand même ", le reflet de la nuit offerte dans un miroir, " de scintillations sitôt le septuor ", avec une polysémie admirable : les sept étoiles de la Grande Ourse, le Nord, le septentrion, boussole de toutes nos errances, qui est en outre une forme musicale - ce sont bien deux images allégoriques du sonnet lui-même, constitué d’un double septénaire, reflet du monde stellaire encadré dans un miroir. Certes, il ne fera pas reparaître l’Eurydice à jamais perdue, mais le chant d’Orphée décapité inscrira dans le monde matériel une constellation nouvelle, la Lyre.

Lipietz s’applique ensuite à retrouver cette dialectique, ce " matérialisme orphique ", dans plusieurs autres poèmes de Mallarmé, où il la retrouve aisément : Toast funèbre ( le tombeau de Gautier ) mais surtout des sonnets, Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, le triptyque formé par Tout Orgueil fume-t-il du soir, Surgi de la croupe et du bond et Une dentelle s’abolit, où il nous fait découvrir ce tombeau d’Anatole, son fils unique mort en bas âge, dont on pensait que Mallarmé, terrassé par ce deuil, avait finalement renoncé à l’écrire, ainsi que la décision du couple de ne pas avoir d’autre enfant, d’autre Hoir, et donc de renoncer plus ou moins à l’acte sexuel. Et, au terme de cette exploration qui se lit comme un "polar", le vertigineux Coup de dés final, ce fragment tourbillonnant, véritable nébuleuse de la poésie mallarméenne, dont Lipietz éclaire assez bien et la composition et le sens. Il passe, pour cela, par le calcul des probabilités, ébauché par Pascal, et le théorie du chaos inaugurée par Henri Poincaré qui fut un habitué des Mardis de la rue de Rome, et par l’anecdote des deux chiens et des puces imaginée pour l’illustrer par le couple Ehrenfest, ou celle du singe aveugle tapant au hasard sur un clavier, qui mettra plus de temps que toute la durée de notre univers pour taper Hamlet. Comme quoi une culture scientifique peut servir l’analyse littéraire.

On peut être moins convaincu par la troisième partie, Une allégorie de toute la poésie ? qui tente de retrouver dans de nombreux poèmes d’auteurs antérieurs ( Vigny, Nerval, Hugo, Baudelaire ) ou postérieurs ( Eluard, Aragon, T.S. Eliot ) cette dialectique propre au matérialisme orphique. D’accord pour El Desdichado, qui est par son sujet même un poème orphique, mais Nerval n’est-il pas plus pythagoricien qu’orphique ? Si Booz endormi se prête bien au rapprochement, il est difficile de ramener Hugo tout entier à un matérialisme, lui pour qui " tout vit, tout est plein d’âme ". Et le poème du jeune Eliot, Prufrock le mal-aimé, cher à Umberto Eco, que Lipietz retraduit fort élégamment, méritait-il une exégèse aussi quintessenciée ? Mais il est vrai que " toute l’imagerie de Mallarmé est ambivalente ", l’idéalisme de ses débuts baudelairiens et son éducation catholique reparaissent malgré lui dans ses images, et " Mallarmé doit dire poétiquement l’athéisme dans le langage poétique du religieux."

Intitulée "La religion de Mallarmé" , une brève dernière partie résume les trois temps de cette thèse magistrale :" L’Eden perdu, le deuil qui vient le démentir, le poème comme transmutation de ce qui fut perdu sous forme d’une fiction consciente, l’Idée ". Mais plus que cela, elle énonce le credo de la religion d’Alain Lipietz. Sous le titre Une archéologie du christianisme, il brosse un éblouissant raccourci de toute l’histoire des religions depuis les cultes agraires primitifs jusqu’aux hérésies les plus modernes, montrant, outre ses connaissances encyclopédiques, un intérêt inattendu pour les pensées de l’au-delà. Et si on peut sourire quand il fait de Mallarmé un marxiste qui s’ignore et le précurseur de l’écologie moderne, on verra plutôt, dans cette extension discutable, la passion d’une vie engagée qui cherche à concilier toutes ses lignes de force et à " ressusciter quand même " de tous ses deuils personnels et de toutes ses désillusions.

Jean-Noël SEGRESTAA




Sur le Web : "Ressusciter quand même", le site.

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