Le hoax déplaisant de Rue 89
Samedi 10 décembre 2011
Après la « crise » autour de la campagne Joly, il y a quinze jours, la rédaction de mon livre sur la Crise (la vraie), à partir de mon texte de septembre, prend du retard. Il faut répondre à quantité de débats-télé et d’interviews (parfois plusieurs par jour), sans compter les réunions-débats à animer. L’une d’elles m’a valu cette semaine une mésaventure que je croyais aujourd’hui impossible. J’avais été victime, il y a quelques années, d’un lynchage médiatique s’appuyant (entre autres) sur une interview improvisée et tronquée. J’avais appris depuis à distinguer divers types d’entretiens (interviews en direct, interview avec reprise partielle, conversation d’information et d’analyse en off) et surtout le coût, pour un mouvement politique, de « jouer perso » en tapant sur un-e rival-e. Aujourd’hui retraité, je n’ai plus aucune ambition mais, militant écologiste, je continue à me battre pour les succès les plus concrets possibles de mon mouvement. Or donc, lundi dernier, j’accepte un déjeuner « off » avec une journaliste du site Rue 89 qui suit Europe-Ecologie Les Verts. Déjeuner agréable et détendu. Notre conversation roule sur les thèmes traditionnels (la campagne d’il y a 15 jours contre Eva Joly est-elle la reprise de la campagne de 2001 contre ma candidature, les allégations dans la presse contre la faillite financière des Verts qui les obligerait à se « vendre « au PS pour une bouchée de pain programmatique, etc.) Je démonte longuement ces allégations : on peut contester l’ambition de telle ou tel négociateur qui peut le/la conduire à ne pas être trop regardant sur le programme, le cumul des mandats et fonctions chez certains qui se traduisent en cumul des revenus, etc. Mais les problèmes de fond ne sont pas là. A mon sens nous avons deux problèmes de fond. D’abord, notre pauvreté. Nous sommes la seule formation à n’accepter aucun financement d’entreprises, même légal. C’est la condition de notre indépendance. Donc nous devons compter lourdement sur le financement public. Or il a bien fallu « tenir notre rang » après le succès des européennes, et certains organisateurs ne se sont pas rendu compte de l’exiguïté de notre budget, dépendant du nombre de députés de 2007. Ensuite, la différence entre la génération des « fondateurs » et la génération de dirigeants actuels. Les fondateurs avaient, par définition, « fait quelque chose » pour l’écologie (mené des luttes, écrit des livres…) avant de devenir des dirigeants politiques des Verts. Maintenant on voit apparaitre des dirigeants entrés dans un parti « déjà là », qui n’ont jamais fait de travail politique externe à un parti, et dont la réussite personnelle se mesure à un cursus interne, débouchant un jour sur des gratifications publiques (médias, postes d’élus, etc). Phénomène aggravé par une évolution générationnelle : les jeunes 68ards rêvaient, d’une part, à la réussite de leur militantisme dans la société, et à titre personnel d’un accomplissement professionnel : soit, pour la plupart des étudiants : comme intellectuels, donc mesuré en termes de publications, de rang et de prix académiques, etc. Le "champ intellectuel" comme disait Bourdieu, leur était grand ouvert. Les cadres politiques d’aujourd’hui (où le prestige de l’intellectuel français tend à disparaître), songent à une réussite dans une carrière politique (député, sénateur, ministre, etc). En somme, un parcours typique du PS et des son mouvement de jeunesse, le MJS. Le lendemain, la journaliste me fait part de son intention d’organiser un jour une vraie interview : « Joly-Lipietz : similitudes et différences ». Mais le jeudi soir, alors que je commence une réunion de formation « sur les fondamentaux » pour les EELV Paris, elle me téléphone « Finalement je fais un article de notre conversation, je vous l’envoie par mail ». Assez mécontent du procédé (mais je n’y peux plus grand chose), et alors que la réunion commence, je corrige rapidement quelques formulations sur mon iphone et retourne à mon exposé. Le texte place par exemple dans ma bouche la phrase : « Ils ont le profil MJS... des gens qui n’ont jamais travaillé ailleurs que dans le parti, qui sont arrivés trop jeunes en politique. Moi, en 68, je rêvais d’être prix Nobel, eux ils rêvent de devenir ministres et vendraient père et mère pour y arriver.” Raccourci assez saisissant de notre conversation, analyse sociologique du MJS pas très gentille pour les chers camarades issus du MJS (où je sais que s’activent plein de jeunes idéalistes, pas différents du tout de notre jeunesse) mais bon… « licence journalistique ». La référence initiale à Mallarmé du projet d’article montre que la journaliste sait ce qu’il en est des différents nivaux de langage. Le lendemain je pars pour la Sarthe : je dois présenter mon livre La Sncf et la Shoah pour les terminales du lycée de La Flèche, et le soir débat public sur la crise et la conversion verte. Les lycéennes et lycéens m’écoutent, deux heures, dans un silence religieux (leur prof leur a déjà fait rencontrer une rescapée). On pique-nique sur place avant la conférence, avec le groupe EELV très sympathique, quoique tout récent. Ça se reflète dans leur succès : 75 à 80 personnes de tous âges, questions riches, intervention souriante du candidat local Thierry Pradier, enthousiasme à la fin de la réunion. Mais toute cette après-midi je dois gérer mon agacement : des sms et appels téléphoniques indignés me parviennent de la direction. Rentré chez moi ce matin, je découvre pour de bon l’article de Rue 89 qui a agité notre bocal, avec un titre à scandale tiré d’une phrase de l’article remanié : Alain Lipietz : « Cette bande des quatre a le profil MJS... Des gens qui n’ont jamais travaillé ailleurs que dans le parti, qui sont arrivés trop jeunes en politique. Moi, en 68, je rêvais d’être prix Nobel ; Cécile Duflot est à la botte du PS et est prête à vendre père et mère pour devenir ministre. » Bigre… L’analyse rapide d’une génération politique transformée en attaque personnelle publique ! C’est tout différent. L’article n’a plus rien à voir, ni dans la lettre ni dans l’esprit, avec le texte proposé l’avant-veille par la journaliste. Je téléphone à la journaliste ; elle est très embarrassée. Malgré sa résistance (à elle), son rédacteur en chef a voulu rendre l’article plus "croustillant". Je n’avais pas conscience de la violence des rapports sociaux dans ces nouveaux medias… Je m’indigne néanmoins d’un tel manque de déontologie. Selon son redac chef, dit-elle, elle n’avait même pas à me faire relire ma soi-disant « interview ». Abîmes de réflexions sur la morale de ce rédac chef. Il est assez intelligent pour ne pas ignorer la distinction entre une déclaration publique (en l’occurrence : une injure publique, de la part d’une « voix » des Verts, à la secrétaire nationale de son mouvement) et une conversation off où on échange librement des bribes d’analyse « in process », de comparaisons interrogatives, de plaisanteries captant un petit bout de réalité, comme sur la socialisation des cadres issus du MJS et le comportement des dirigeants Verts. Et il assigne à ses salariés la mission de fabriquer à partir de ces bribes des déclarations tonitruantes, dans l’espoir qu’elles soient reprises dans d’autres medias, ce qui fera des « clicks » sur Rue 89 et validera son « business model ». Et les lecteurs dans tout ça ? Ils n’ont pas le droit à des déclarations, des analyses réfléchies, à coté des cancans qui envahissent tout le web ? Car le bilan de ce coup de force journalistique est consternant. Une femme (Cécile Duflot) qui semble insultée publiquement par une personne écoutée, et plutôt rompue aux pièges des « vraies interviews », une journaliste discréditée dans son respect du off et de la parole donnée, un media nouveau (Rue 89) qui cherchait à s’affirmer comme un vrai journal purement « sur le web », qui cherchait à s’extraire du statut sulfureux du web (entre les paroles qui s’en vont et les écrits qui restent, entre les déclarations assumées et les bruits de chiotte) et qui retombe dans le tout venant des blogs invérifiables, colporteurs de hoax et de toutes les théories du complot...
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