Semaine noire
Dimanche 14 septembre 2008
Les choses se précipitent, hélas. Les métastases ont atteint le cerveau de Francine. J’ai dû réduire considérablement la voilure de mon activité au Parlement. Bon, je ne vais pas vous faire pleurer sur notre sort : notre vie aura été très belle. Mais l’expérience « hospitalière » de cette semaine m’a un peu donné à réfléchir sur notre politique de santé. Pourtant, je fais des sauts de puce à Bruxelles, j’assiste ainsi au débat extrêmement intéressant avec Jean-Claude Juncker, reconduit dans ses fonctions de président de l’Eurogroupe. Et surtout, il faut suivre la crise en Bolivie où, normalement, je devrais conduire une délégation à la fin du mois. Vous me direz "Mais c’est d’abord la semaine noire de l’économie mondiale, Lehman Brothers, etc.!" Bof, c’est la suite de ce que vous trouverez dans mes blogs du 26 aout, du 29 mai, du 10 mai, du 25 avril, du 25 février, etc... La barbe. CANCette visite en Bolvie est très importante pour le président Evo Morales. D’une part l’axe Mandelson-Pérou-Colombie a gagné, les négociations « à trois piliers et de bloc à bloc » sont dans l’impasse et on s’oriente vers un accord de libre-échange avec le Pérou et la Colombie. D’autre part, l’extrême droite sécessionniste de la « Demi lune » (le piémont amazonien) multiplie les incidents et attaque les ONG financées par l’Union européenne, dont le CEJIS qui forme et conseille les indigènes amazoniens. (Un village d’indigènes a, pour cela, décerné son prix des Droits de l’Homme à l’Union européenne !) Je n’ai jamais caché la responsabilité que portait une certaine forme de nationalisme progressiste bolivien dans la faillite de cette négociation. Ceux qui, depuis la gauche ont combattu victorieusement l’accord d’association Union européenne-CAN, comme par hasard, se réjouissent aussi de l’échec de l’Europe politique et du Non irlandais. Nous nous acheminons vers un monde où l’Amérique latine et l’Europe resteront des nains politiques, et que domineront les États-unis, la Russie, l’Inde et la Chine. Résultat n’est pas forcément intention : ces nationalistes de gauche ne sont pas forcément manipulés par des agents américains ! Mais peut-être pensent-ils que, quelque part, la Chine et l’Inde (où gouvernent des « communistes ») sont plus proches d’eux. Lourde erreur : ces deux pays sont beaucoup moins respectueux des droits des indigènes et de l’environnement que ne l’est l’Union européenne. Bref, il va falloir trouver quelque chose pour sauver un lien direct Bolivie/Equateur - Union européenne, incluant les Droits de l’Homme et le développement. À suivre... JunckerJe vais écouter Jean-Claude Juncker (en illustration de ce blog), reconduit dans ses fonctions de président de l’Eurogroupe. Un exposé d’abord assez classique : « Des chocs externes frappent l’Europe... il faut éviter que l’inflation ne se développe par des effets de second tour... pour cela, chacun doit veiller à ne pas augmenter les prix, l’État, en n’augmentant pas les impôts indirects (TVA), les salariés en restant modérés dans leurs exigences salariales... même s’il faut protéger les catégories démunies. » J’interviens pour rappeler que cette fois-ci, les chocs partent de la sphère réelle (les bas salaires des travailleurs américains qui ne peuvent plus payer leur maison, la hausse du prix du pétrole et des aliments) et qu’il s’agit d’en répartir le fardeau sur les différents partenaires sociaux. Or, aujourd’hui, il n’y a que les profits qui soient parfaitement indexés sur les prix et qui alimentent la spirale inflationniste : Total a fait plus que répercuter la hausse du prix du brut, sans répercuter sa baisse. Jean-Claude Juncker, en vrai démocrate-chrétien, déchaîne alors son bon côté : « Bien sûr que les profits sont les grands vainqueurs de cette bataille pour répartir le poids des chocs ! Je me réjouis que mon pays, le Luxembourg, ait conservé l’échelle mobile des salaires pour protéger les salariés. D’ailleurs, même le gouvernement italien, qui n’est pas spécialement communiste, surtaxe les profits des entreprises pétrolières. La Grande-Bretagne, pas très dirigiste non plus, vient de nationaliser une de ses banques de prêt en faillite. Bien sûr, tout le monde continue à se dire libéral. Mais c’est de l’idéologie. Quand vient la crise, les idéologies, on les oublie et on passe aux choses pragmatiques. La mission essentielle, pour l’Europe, c’est de protéger les plus faibles face aux chocs. » Ben, heureusement qu’il nous reste des démocrates chrétiens ! HôpitauxDepuis deux semaines , l’état de Francine se dégrade. Pour l’amuser, j’écris un texte humoristique sur le site ILV où elle publie sous le nom de Francine Ségeste, et où je butine sous le nom de Pangloss (et de Lancelot, quand je parle d’elle). Dans la nuit de jeudi, Francine a terriblement mal à la tête. Au matin, nous faisons les choses dans les règles : appeler notre médecin référente (qui est aussi une amie), laquelle appelle l’oncologue. J’appelle aussi ma sœur Catherine, neurologue. Les avis sont immédiats et convergents : scanner d’urgence, probabilité de métastases au cerveau. Je téléphone à l’hôpital où Francine fait habituellement ses scanners : « Nous ne faisons pas d’urgences, appelez le Samu ». Le Samu me demande où nous habitons (Villejuif, capitale du cancer…), et nous annonce une ambulance pour la transporter au Kremlin-Bicêtre. Pendant ce temps, notre médecin référente téléphone aux urgences du Kremlin-Bicêtre. Bien sûr, les urgences sont encombrées par les pompiers et les camions du Samu qui débarquent des accidentés, par d’autres personnes venues en urgence, et pour moitié, par des personnes aux revenus modestes ou du quart monde qui utilisent les urgences comme une médecine de ville. Normal. Notre tour arrive, on nous fait entrer dans un sas où une infirmière note mes premières indications puis me renvoie en salle d’attente. Je suis un peu surpris, car Francine, dans les vaps, n’est pas capable de s’expliquer. Heureusement, un jeune infirmier Vert passe, me reconnaît et me fait entrer dans la partie « soins » des urgences. Là règne un grand calme, les choses se passent dans l’ordre, rien à voir avec la série américaine. Un interne vient s’occuper de Francine, il note longuement mes explications, va contacter le service radiologie, revient pour m’annoncer qu’on va lui faire son scanner, ressort pour quelque raison. Une femme en blouse banche entre, me dit « Vous n’avez rien à faire ici » et, sans que j’aie pu embrasser Francine, m’expédie en salle d’attente : - On vous préviendra quand ce sera fini. Comment font les personnes dont le conjoint ne peut décider de ses horaires de travail ? Mystère. Je rentre en métro à Villejuif et m’occupe effectivement des affaires boliviennes. A six heures du soir, un homme m’appelle, il se présente comme « bénévole » : « Votre compagne vient de passer son scanner, on vous préviendra quand on aura les résultats ». Nouvel appel : c’est la docteure qui m’a vidé ce matin, elle s’est radoucie, ayant sans doute compris que j’avais suivi pas à pas le processus réglementaire. « Votre compagne a malheureusement des lésions cancéreuses au cerveau, je ne peux vous laisser aucun espoir, mais votre médecin référent m’a dit que vous étiez très proches, qu’elle était courageuse, vous saurez mieux que moi lui expliquer. Venez. » Retour en métro jusqu’au Kremlin-Bicêtre. Sur le chemin, La Paz m’appelle : « Le président Morales tient absolument à la visite de la délégation européenne, il s’engage à en assurer la protection. » Je réponds que j’ai actuellement besoin de me recueillir et que je rappellerai plus tard. Naturellement, à l’entrée, je me heurte au barrage de l’accueil qui me bloque en salle d’attente. J’ai beau expliquer que c’est la radiologue qui m’a demandé de venir, rien à faire. J’explique à Francine la situation. Elle est très courageuse, ne se faisait pas d’illusion. Nous tombons d’accord que nous avons eu une très belle vie, qu’il n’y a rien à regretter. Elle restera hospitalisée cette nuit au Kremlin-Bicêtre et sera transportée le lendemain à l’hôpital qui la soigne (Saint-Antoine). Je vais chercher ses affaires de nuit à Villejuif, je reviens vers neuf heures du soir, Francine est déjà sous perfusion, elle va mieux et m’explique que le bénévole, ainsi que le chef infirmier, qui m’avaient reconnu, avaient été très gentils avec elle, lui avait conseillé de s’appuyer sur moi dont l’énergie et la capacité de porter l’espérance étaient bien connues, etc. Le lendemain, Francine m’appelle à 11h, elle est débranchée, une ambulance doit venir la chercher. Trois fois elle a dû se battre pour avoir à manger « Non , vous allez avoir des examens, il faut rester à jeun – Mais l’examen est déjà fait !! » Elle me dit d’aller l’attendre à Saint-Antoine avec les dossiers des différents scanners et prises de sang, son oncologue l’y attend. A 4 h de l’après-midi, l’ambulance n’est toujours pas arrivée. Elle ne verra pas avant lundi son oncologue (qui l’attendait, avec les résultats du « scanner d’urgence », depuis jeudi matin !) . C’est que la visite du Pape paralyse tout Paris. Tous les hôpitaux sont dans la même situation. Non seulement cet homme ne fait pas de miracle, mais combien de drames aura provoqué sa visite ? Moralité : l’hôpital français, quoique doté de gens compétents et souvent très gentils, est entré dans une dérive organisationnelle catastrophique. D’un côté, il y a les malades, qui sont des écosystèmes dégradés. Francine souffre d’une maladie très ancienne (tachycardie de Bouvray , hypotension), elle a subi l’ablation de l’estomac et d’une partie du poumon, elle souffre des maladies de son âge (ostéoporose), et chaque médicament s’attaquant à l’un de ses maux peut aggraver les autres (le médicament contre la tachycardie détruit la tyroïde, etc). En outre, ces différents segments, coincés en sous-effectifs dans des règles de financement strictes, se font la guerre pour ne pas soigner ce qui peut être pris en charge par l’autre. Sans compter les rivalités de délimitation entre secteurs. Plus personne n’est là pour juger de ce qui est stratégiquement le plus important (à quoi sert-il de protéger de l’ostéoporose en refusant la cortisone à une personne qui n’en a plus pour longtemps et souffre horriblement ?). Il a même fallu créer des « internistes », spécialistes du général (celui de Francine est excellent, et avait bien vu que la douleur musculo-squelettique résultant de ses opération était de première urgence, et conseillait même un ostéopathe). Mais personne ne s’est préoccupé de guetter les métastases dans le cerveau. L’aspect humain de la médecine est délégué à des bénévoles (retour des bonnes soeurs ?) Les parents des malades, dont ce serait justement la fonction, sont tenus à l’écart des urgences alors qu’eux seuls détiennent l’information symptomale et sont assez souvent capables de prendre en charge psychologiquement les malades. Cela me rappelle beaucoup les discussions du Sommet de la Terre de 1992 où le représentant de l’Unesco, Francisco Mayor, posait la question : « A quoi ça sert de lutter contre l’effet de serre dans 20 ans sur un écosystème ravagé par une autre crise écologique, comme un bidonville ou les environs de Tchernobyl ? » Cela me rappelle aussi les travaux de Danièle Leborgne et de Vladimir Andreff sur le système soviétique, où la parcellisation du travail sous les ordres d’un Gosplan amenait les entreprises, voire les ateliers, à bricoler dans leur coin sans souci de ce qui se passait à côté (le « taylorisme asynchrone ») Bon, une fois en service d’oncologie, une transfusion de corticoïdes dégage l’œdème du cerveau de Francine qui, le lendemain, retrouve son air rayonnant, accueille ses enfants et petits-enfants et leur fait ses adieux. Nous sommes relativement rassurés, elle ne va pas mourir tout de suite, nous avons encore des semaines, peut-être des mois de bonheur devant nous. Pendant ce temps, les Verts, unanimes, votent le soutien aux listes de rassemblement des écologistes pour les prochaines européennes… Bout du tunnel ?
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