Parlatino, Europarlement et farines de poisson
Vendredi 17 juin 2005
XVIIe rencontre du Parlement européen et du Parlement latino-américain à Lima. Ces rencontres ont un caractère évidemment très formel (le Parlatino n’a rigoureusement aucun pouvoir puisqu’il ne correspond même pas à une zone d’intégration politique ou commerciale). Mais c’est l’occasion de rencontres avec des élus de tous les pays d’Amérique latine, et avec tous les députés européens s’occupant de l’ensemble de l’Amérique latine. Nous sommes en effet maintenant cinq délégations pour ce continent, et, président de la délégation pour la Communauté andine des nations, je suis aussi membre suppléant de la délégation pour le Mercosur. Cette fois-ci, je suis particulièrement sollicité. Dès le mardi, je présente un discours inaugural sur la coopération entre nos deux continents en matière d’environnement. Le débat qui s’ensuit est assez vif : en gros, la droite européenne (UDF française comprise) m’attaque parce qu’elle lit mon discours comme une attaque contre la politique européenne agricole commune productiviste, l’ensemble des latino-américains me soutient et m’invite à poursuivre mes propositions sur la coopération euro-latino-américaine en matière de défense de la biodiversité. Mais tout de suite je dois rejoindre le tribunal électoral suprême, où je suis attendu pour un débat sur les leçons européennes en ce qui concerne l’élection directe dans les parlements transnationaux (le Pérou veut en effet élire directement ses représentant au Parlandino, le Parlement de la CAN)… Occasion d’expliquer longuement les raisons du Non français et de la mobilisation au referendum, qui contrastait avec la faible participation aux élections européennes d’il y a un an. Tout se passe comme si une partie du Non français critiquait le caractère trop libéral de l’Europe et donc l’absence d’une Europe politique, donc posait a priori l’inutilité des eurodéputés (à tort : même dans le cadre de Nice, on fait pas mal de chose !!). Mais en même temps, l’autre partie du Non français s’était opposée à la montée en puissance de l’Europe politique que symbolisait l’accès du Parlement européen à la quasi-totalité des décisions, en particulier sur le budget, et notamment la politique agricole commune, et donc n’avait pas souhaité donner d’importance à l’élection des eurodéputés. De ce point de vue, il est normal que ceux qui s’étaient abstenus en juin 2004 se soient mobilisés en mai 2005… Jeudi, nouvelle intervention, cette fois dans un cadre semi-académique, sur les relations futures Europe - Communauté andine des nations. Un des orateurs emploie l’expression « coopération bi-régionale ». Occasion pour moi d’expliquer longuement les difficultés de l’intégration "régionale" (c’est-à-dire, dans ce contexte, continentale), avec cette contradiction entre le besoin d’une Europe politique supra-nationale et la nostalgie de la souveraineté nationale. J’enchaîne sur la difficulté encore plus grande d’établir des relations allant au-delà du libre-échange entre deux zones d’intégration régionale. Je prends l’exemple des bananes où, selon une séquence que je leur explique brièvement, la décision de la France d’introduire le RMI en 1988 débouche aujourd’hui sur des tensions entre la Colombie et l’Equateur en ce qui concerne l’accord commercial sur la banane… Mais je développe surtout, à l’usage du public principalement péruvien, l’exemple des farines de poisson. Ah, les farines de poisson ! C’est la grande nouveauté de ce voyage à Lima. Nous n’avions rien vu venir lors de notre voyage précédent, en décembre. Pourtant, l’affaire était déjà engagée. En fait, il s’agit des résultats d’un lobbyisme intensif des producteurs de farines de poisson péruviens contre le bannissement de toutes les farines animales de l’alimentation des bovins en Europe, suite à la crise de la vache folle. L’été dernier, la Commission européenne avait conçu une dérogation pour les farines venues des poissons, mais le Parlement européen s’y était opposé en Octobre, arguant que même si la farine de poisson n’était pas candidate pour véhiculer le prion de la vache folle, l’expérience de la deuxième crise de la vache folle montrait qu’il était impossible d’assurer de façon fiable l’absence de tout mélange de farine jusqu’au niveau des fermes. Dès la veille de mon départ, j’avais reçu la visite de l’ambassadeur péruvien (homme extrêmement sympathique), qui avait plaidé la cause des pauvres producteurs de farine de poisson péruviens et des milliers d’emplois qui se trouvaient menacés par cette mesure européenne qu’il présentait comme protectionniste. J’avais déjà trouvé ses réponses un peu embarrassées quand je lui avais demandé ce que les Péruviens faisaient actuellement de leur farine. Il oscillait entre une réponse triomphaliste sur l’ouverture des marchés chinois, et des affirmations rassurantes quant à la non-croissance des prélèvements sur la ressource halieutique, au cas où l’Union européenne rejoindrait la demande chinoise. A Lima, l’offensive se fait plus pressante. Nous sommes invités à un petit déjeuner où le lobby des industriels de la farine de poisson, accompagnés par des ministres, souligne avec vigueur que la farine de poisson ne présente aucun danger de transmission de la maladie de la vache folle, et qu’en revanche, le protectionnisme dont fait preuve l’Union compromet des milliers d’emplois au Pérou… Je leur réponds (et je le redirai à de multiples interviews dans la presse) qu’il n’y a aucun protectionnisme contre la farine de poisson, simplement nous interdisons de nourrir les bovins avec quelque farine animale que ce soit. Et je souligne que cette décision résulte de la seconde crise de la vache folle : nous avions tenté, à la suite de la première, de séparer une filière de farine à destination du petit bétail et de la pisciculture, et une autre filière à partir d’abats absolument sains pour nourrir le bétail. Il s’est révélé qu’on ne pouvait pas empêcher la fraude et les « contaminations croisées » entre les deux filières de farines. Mais je sais que la situation peut évoluer. Si le Parlement européen a voté, en octobre, un rappel à l’ordre contre la Commission qui envisageait bel et bien de rétablir l’alimentation des bovins par les farines de poisson, j’apprends que la commission de la pêche du Parlement, après un « voyage d’étude » au Pérou, vient de voter une résolution en sens contraire. Il faut à tout prix contrer le lobbyisme unilatéral de producteurs de farine de poisson. L’occasion m’en est donnée par la rencontre avec la Confederación Nacional Agraria, qui sert de regroupement au début de mouvement indigéniste. Quand je leur fais part de mes soucis, ils répondent : « Mais bien sûr, nous sommes totalement opposés à la pêche minotière ! Elle raréfie les ressources pour les petits pécheurs. Elle pollue énormément. Leurs usines, de plus en plus automatisées, licencient. Et le peuple péruvien, qui a faim, serait une clientèle beaucoup plus raisonnable pour des anchois en conserves que cette façon de nourrir le bétail européen avec les réserves de poisson de nos côtes !" Bref, la vache du riche ne doit pas manger l’anchois du pauvre… Quant à moi, je n’échappe toujours pas à la rumination du désastre du Non. Je n’en dors pas la nuit. Chaque jour, trois, quatre fois, je dois expliquer à un latino-américain ce refus de l’Europe politique (qu’à Cuzco ils avaient prise pour modèle), ce choix de l’Europe de l’impuissance qui les prive d’un allié dans leur lutte pour un monde multipolaire. Je ne peux que leur dire "ce n’est pas exactement ce que les électeurs ont voulu". Tragédie de l’Histoire : comme disait le Vieux, "les Hommes font l’Histoire, mais il s ne savent pas l’Histoire qu’ils font". Et l’Histoire ne repasse pas les plats.
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