Moins de pétrole, plus de bananes !
Vendredi 23 novembre 2007
Le but le plus important de notre mission en Équateur était quand meme l’accord d’association CAN-UE en cours de négociation, et son chapitre le plus délicat : les bananes ! Mais l’Équateur avait une proposition extrêmement intéressante : obtenir une compensation de la communauté internationale pour "garder le pétrole sous terre". CAN-EUL’accord entre la Communauté andine (CAN) et l’Union européenne ? Sur les principes, pas de problème. Le vice-ministre chargé de la négociation, Méntor Villagomez, comme le vice président Lenin (sic) Moreno, comme le futur président de la Constituante, Alberto Acosta, et comme la future présidente du Parlandino, Ivonne Balki, nous le confirment : l’Équateur, comme l’Union européenne, recherche une négociation "de bloc à bloc" (c’est-à-dire de l’ensemble de la CAN avec l’ensemble de l’Union européenne). Nous refusons ce qu’avait tenté les États-Unis : la négociation ente l’Union européenne et chaque pays en particulier. Deuxième principe sur lequel l’Europe et l’Équateur sont d’accord : il ne s’agit pas d’un TLC (traité de libre-échange), mais bien d’un accord d’association comprenant trois piliers indissociables : le dialogue et la coopération politique (pour la défense de la démocratie, le respect des accords internationaux sur l’environnement, etc), la coopération pour le développement, et les aspects commerciaux. De ce point de vue, les choses sont beaucoup plus claires qu’avec la Bolivie. Sauf que, dans la réalité, la situation se dégrade de semaine en semaine quant à l’unité andine et plus généralement quant à celle de l’Amérique du Sud. Le Pérou vient encore unilatéralement d’abaisser ses droits de douane, et se comporte en franc-tireur dans une course à l’ultralibéralisme. Il n’y a pas grand espoir que la Communauté andine se dote d’un tarif extérieur commun. Et dans ce cas, comment pourrait-elle conclure un accord avec l’Union européenne ? Car un bateau qui se présente devant un port du Pacifique, pour exporter vers l’ensemble de la Communauté, doit n’avoir affaire qu’à un seul tarif douanier par produit, qu’il débarque à Lima ou Guayaquil. Plus préoccupant encore : un des ministres demande à me voir, il veut discuter des problèmes de fond du bi-régionalisme... Il connaît bien mes livres (ce sera d’ailleurs le cas à plusieurs reprises pendant ce voyage : les nouveaux ministres sont souvent de mes anciens lecteurs). Pour lui, la Communauté andine est trop fragilisée par le jeu en solo du Pérou et, dans une moindre mesure, de la Colombie. D’un autre côté, le Mercosur n’avance pas. Il ne me parle même pas de l’Alba (Alliance Bolivarienne des Amériques), plutôt une amicale entre les chefs d’État cubain, vénézuélien, bolivien et équatorien. Il ne voit qu’une seule solution, un bond en avant dans la construction de la Communauté Sud-américaine, endormie depuis Cuzco et aujourd’hui rebaptisée Unasur (Union des Nations du Sud). Pour lui, cela doit se jouer dans les semaines qui viennent, sinon, irréversiblement, l’Amérique du Sud retournera à l’éclatement, avec la concurrence de primo-exportateurs se disputant les marchés américain, européen, et maintenant chinois. BananesAutre problème, déjà évoqué 36 fois sur ce blog... les bananes. Je rappelle l’enjeu : l’Union européenne tient à réserver quelque 20% de son marché à ses propres producteurs (Canaries, Antilles françaises), 20% aux pays ACP (Afrique Caraïbes Pacifique), et pour cela leur a réservé le libre accès de leurs bananes. En revanche, les bananes de tous les autres pays (et cela concerne essentiellement l’Équateur, la Colombie et l’Amérique centrale) sont frappées de très lourdes taxes qui leur garantissent néanmoins l’accès à environ 60% du marché européen. Naturellement, les pays ACP hurlent que ce taux est trop faible et que leur part est bouffée par l’Équateur, la Colombie se plaint elle aussi que l’Équateur va bouffer sa part, et l’Équateur se plaint que l’on bride ses exportations de bananes vers l’Europe. En fait, si l’on ne "régulait" pas, l’Équateur pourrait produire toute la banane du monde occidental (et les Philippines celles de l’orient). Du coup, l’Équateur, sous la pression de son géant de la banane, l’ancien candidat de droite Noboa, a porté plainte devant l’OMC... et le président Correa n’a pas retiré la plainte. Paradoxe : l’Équateur négocie chaleureusement avec l’Union européenne tout en portant plainte conte elle. Prétexte pour la Direction générale du commerce de l’UE (Mandelson...) pour maltraiter l’Équateur, au grand agacement de la DG des Relations extérieures. Pendant toute notre visite, nous aurons à expliquer deux choses : que ces droits de douane sur les bananes équatoriennes visent à protéger des pays ACP encore plus pauvres que l’Équateur, et que ce sont en définitive les consommateurs européens qui paient ces droits de douane quand ils achètent des bananes équatoriennes plutôt que jamaïcaines, et pas le peuple équatorien. En revanche, ces droits de douane alimentent bel et bien le budget de l’Union européenne D’où deux pistes que j’esquisse devant les ministres concernés et devant la presse : – La plus facile est l’affectation d’une partie de ces droits de douane à l’aide au développement de l’Équateur, et notamment l’aide à la construction de sa souveraineté alimentaire : c’est ce que les Verts appellent le "protectionnisme altruiste". – L’identification de niches exportatrices pour certains types de bananes (l’Équateur s’enorgueillit d’avoir 17 types de bananes différentes !), qui seraient produites par des petits agriculteurs (par opposition à la grande production salariée organisée par Noboa), avec une certification écologique et sociale, etc. Là, on rejoint le rapport Frithjof Schmidt sur le commerce équitable selon lequel celui-ci, pour le moment basé sur le pur volontariat des producteurs et des consommateurs (modèle Max Havelaar), doit servir de base à une forme mieux régulée de commerce mondial. Face à ces propositions, nos interlocuteurs semblent bicher. D’autant que mes discussions avec l’ambassade de Colombie en Europe montrent que celle-ci est intéressée par le même type d’arrangement. Problème, il faudrait pour cela que les petits producteurs s’organisent en coopératives, car aujourd’hui, Noboa et les grandes firmes de la "banane-dollar" tiennent non seulement la production en grande exploitation, mais la commercialisation de la presque totalité des bananes équatoriennes... Nous nous tournons alors vers les travailleurs de la banane. Les syndicalistes paysans nous confirment qu’ils souhaitent évidemment que leur pays exporte le plus possible, mais nous indiquent que les conditions d’exploitation, et en particulier le travail infantile et l’usage épouvantable des pesticides, sont encore plus graves dans les grandes exploitations que dans les petites. Le débat continue à Guayaquil, capitale de la grande plaine productrice de bananes, et principal port de l’Équateur. Et là, miracle ! Nous rencontrons une association des petits producteurs de bananes (APROBANEC) qui nous propose... exactement ce que j’avais suggéré aux officiels : ouvrir une "niche exportatrice" pour les bananes certifiées ! Ça commence à prendre tournure... Mais l’ambassadeur de l’Union européenne auprès de la Colombie et de l’Équateur, Fernando Cardesa Garcia, un charmant monsieur très expérimenté, me met en garde : il a déjà vécu des expériences de ce genre et nous nous heurterons à très forte partie, car le cartel du commerce des denrées alimentaires tropicales est encore plus puissant que celui des grandes compagnies pétrolières ! ITTLa contradiction entre un consensus productiviste-exportateur (l’Équateur doit bien trouver des devises...), partagé même par les syndicalistes, et les préoccupations écologistes (conditions de travail comprises) : c’est la plaie de toutes les expériences progressistes latino-américaines, de la Bolivie de Morales au Venezuela de Chavez et au Brésil de Lula. Nous rencontrons par exemple APACOPBIMN, l’association des pêcheurs artisanaux, afro-équatoriens vivant dans les mangroves de la côte, qui se plaignent des projets d’extension de la pisciculture des crevettes d’exportation, qui a déjà détruit 70% des mangroves ! Nous leur expliquons que l’accord d’association CAN-UE peut essayer d’être vigilant sur ce point, mais qu’en définitive ces choses se règlent en Équateur, car si l’Europe chipote, le marché chinois ou indien s’y substituera. Je leur raconte mes mésaventures avec une mine et la farine d’anchois du Pérou. Mais sur cette contradiction, l’Équateur nous réserve une fameuse surprise. C’est la plus étonnante découverte de ce voyage : les Équatoriens proposent que le champ pétrolifère d’ITT (non, ce n’est pas la grande compagnie américaine, mais les initiales de trois mots indiens : Ishpingo-Tambococha-Tiputini) qui se trouve sous le parc Yasunî ne soit pas mis en exploitation. C’est ce qu’ils appellent le programme "garder le pétrole sous terre". À mon précédent voyage, nous avions discuté du problème du Yasunî. Ce parc naturel amazonien présente la plus haute densité de biodiversité du monde. Les compagnies pétrolières ont accès à sa partie Nord, mais la partie Sud est complètement interdite aux "blancs". Car deux ethnies la parcourent, qui n’ont jamais eu aucun contact avec la civilisation et ses microbes. Or c’est là que se trouve le bloc ITT. Nous n’avons pas moins de 5 réunions, avec le vice-président, avec Alberto Acosta, futur président de la Constituante (qui est aussi l’ancien ministre de l’Énergie, le premier à avoir eu cette idée), avec l’Université des Andes, avec l’ONG Accion Ecologista, et enfin avec les possibles pays donateurs (y compris la Suisse), sans compter les conversations informelles... Le projet est absolument fascinant et révolutionnaire, tant il implique de réflexions sur l’économie de l’environnement, l’éthique environnementale, la science politique, le droit etc. Je peux le résumer en deux problèmes : 1) La communauté internationale devrait-elle payer pour garder le pétrole sous terre, en tant que contribution à la lutte contre l’effet de serre ou en tant que préservation de la biodiversité ? Dans le premier cas, il est clair qu’il s’agit d’une forme très particulière de Mécanisme de Développement Propre, une de ces "flexibilités" de l’accord de Kyoto que le écologistes n’aiment pas trop, et par lequel les pays industrialisés peuvent réaliser une partie de leur engagement de réduction d’émission en finançant directement dans le Tiers-monde une baisse des émissions de gaz à effet de serre. Dans le cas présent, et à court terme, un tel mécanisme de développement propre n’aurait aucun intérêt puisque il veut simplement dire que les Européens, par exemple, achèteraient le pétrole ailleurs. Mais à long terme, il s’agit bel et bien d’éliminer du marché et de stériliser une masse d’hydrocarbures fossiles avant même de l’avoir brûlée. Ou bien s’agit-il d’une contribution au maintien de la biodiversité, y compris humaine, en empêchant le saccage du Sud du parc Yasunî ? Dans ce cas, l’idée est encore plus révolutionnaire, puisque la Convention de défense de la biodiversité ne prévoit pas encore ce type de mécanisme par lequel les pays industrialisés financeraient le maintien de la biodiversité in situ. Mais alors, on voit que n’importe qui, avec ou sans pétrole, pourrait exiger le même type de compensation, simplement en menaçant de raser sa forêt pour y planter par exemple de la canne à sucre pour produire de l’éthanol, ou du palmier à huile pour produire du diester. Et à la limite, comme l’observe un fonctionnaire de la délégation, l’Église pourrait demander une compensation pour ne pas raser ses cathédrales et construire des bureaux. Bref, le projet "garder le pétrole sous terre" mélange deux problèmes, et c’est en les mélangeant qu’il obtient un effet détonant, car c’est l’existence de gisement de pétrole sous la réserve de biodiversité qui permet de fixer un prix : le manque à gagner à ne pas exploiter le pétrole. Prix qui peut, et c’est un des problèmes, différer fortement de la "valeur d’existence" prêtée par la communauté internationale au maintien de la biodiversité. 2) Supposons maintenant que la communauté internationale se mette d’accord pour "mettre le prix". Ce prix n’est pas mince. Je fais un rapide calcul : ce que demande l’Équateur représente à peu près chaque année, pendant dix ans, la totalité du budget de la coopération de l’Union à l’égard de la totalité de la CAN ! Bien sûr, il n’y aura pas que l’UE pour payer, mais quand même... Or - et là dessus, les donateurs potentiels que nous avons réunis sont très clairs - personne ne mettra un sou si on n’a pas la garantie juridique absolue que jamais ce pétrole ne sortira de terre. Et cela contrevient totalement au discours traditionnel de la gauche latino-américaine sur la souveraineté nationale. Ce discours de la "souveraineté nationale" est en général invoqué contre le discours des pays du Nord de "stabilité des contrats", car il sert essentiellement à justifier une modification unilatérale des royalties perçues sur les exploitations pétrolières. En général, la gauche latino-américaine soutient les gouvernements qui augmentent les royalties unilatéralement, mais nous avons ici un cas où les ONG environnementalistes équatoriennes elles-mêmes seraient d’accord pour un véritable abandon de souveraineté ! C’est Alberto Acosta qui nous propose la solution la plus solide : un fonds international achèterait à titre définitif ces réserves pétrolières, et, à supposer même qu’une nouvelle majorité en Équateur décide de mettre en exploitation ces champs pétroliers, ce fonds pourrait poursuivre au civil devant des juridictions internationales quelle que compagnie pétrolière qui se hasarderait à les exploiter. Mais en fait, le problème le plus immédiat, c’est que, pour ce problème archidifficile, les donateurs ne trouvent pas un interlocuteur unique avec qui causer et négocier. Du coup, ils commencent à se lasser... Photo Pogrebnoj-Alexandroff, sous licence CC
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