Bogota se lève pour Ingrid !
Jeudi 23 février 2006
Mercredi et jeudi, Bogota célèbre le quatrième anniversaire de l’enlèvement d’Ingrid Betancourt. Bien entendu, notre délégation est de toutes les cérémonies. Nous sommes d’ailleurs rejoints par Sergio Coronado au nom des Verts français, ainsi que par d’autres délégués des villes européennes qui ont nommé Ingrid citoyenne d’honneur. En organisant ces cérémonies, le maire de Bogota, Lucho Garzon, proclame bien haut ce qui est une évidence pour nous, mais qu’il faut rappeler sans cesse à la presse et aux autres politiciens colombiens : que le mouvement en Europe en faveur d’Ingrid, avec les centaines de villes qui l’ont faite citoyenne d’honneur ou ont donné son nom à une rue, est un vaste mouvement de solidarité avec toutes les victimes des enlèvements en Colombie (80% des otages mondiaux !). Au delà, il s’agit d’un véritable retour de l’Amérique latine dans l’imaginaire du mouvement démocratique européen. Mais, comme je le rappellerai en plusieurs occasions : quand j’étais jeune, nous avions sur nos murs la photo du Che en guérillero ; la nouvelle icône de la jeunesse européenne est celle d’une victime d’une guérilla. Changement radical dans la perception de ce qui est juste et légitime : nous n’admettons plus aujourd’hui qu’au nom d’une cause, si juste soit-elle, on s’affranchisse des droits de la personne humaine. En face, la droite colombienne met le paquet. Elle essaie de délégitimer le mouvement pro Ingrid – et donc en faveur de l’accord humanitaire – en s’appuyant sur le livre d’un ancien correspondant de l’AFP à Bogota, Jacques Thomet : Ingrid Betancourt, histoire de coeur ou raison d’Etat, “révélant” les liens familiaux ou personnels (de notoriété publique et connus de très longue date pour quiconque s’intéressait à Ingrid !!) entre des responsables de la politique étrangère française et Ingrid et sa famille, en particulier sa soeur Astrid, déjà compagne de l’Ambassadeur de France au moment de l’enlèvement d’Ingrid. Ces liens expliqueraient que la France n’a pas laissé tomber une de ses ressortissantes (comme elle aurait sans doute dû le faire ?). A quand le livre de Thomet expliquant que si l’Etat français n’a pas laissé tomber Florence Aubenas, c’est qu’elle ou sa cousine avait couché avec un ministre ? Mais bon, on peut à la rigueur soutenir qu’en effet, la raison d’Etat implique d’oublier ses nationaux pris en otage pour ne pas avoir d’ennui. Thomet insiste lourdement : les entreprises françaises auraient perdu 700 millions de dollars de contrats à cause de l’engagement de la France pour Ingrid ! Car bien sûr, si un marchand français n’arrive pas à exporter, c’est que l’Etat ne l’aide pas... Chirac devrait s’abstenir de parler des droits de l’Homme en Colombie, comme il a su si bien se taire à propos de l’Irak dans les années 80 ou de la Chine aujourd’hui. Et je pense qu’en effet, c’est la mobilisation de l’opinion relayée par la presse, voire déclenchée par elle quand il s’agit de journalistes enlevés, qui oblige les Etats à s’occuper des otages, sinon Kaufman ou Aubenas auraient pourri définitivement, sans valeur, entre les mains de leurs geôliers. On peut même à la rigueur plaider que les liens personnels entre les Betancourt et le Quai d’Orsay (qui remontent à la longue présence du père d’Ingrid à Paris, comme ambassadeur !) ont pu aider à relayer ce mouvement jusqu’au sein de l’appareil d’Etat. Là où le livre bascule dans l’ignoble et, plus grave, l’illogisme, c’est quand il prétend à la fin que cet activisme français (donc, y compris la mobilisation populaire) serait responsable... de la non-libération d’Ingrid ! Car pourquoi la guérilla l’aurait-elle relâchée, sans en obtenir la moindre contrepartie ? Et pourquoi les Etats auraient-ils accordé cette contrepartie, sans une pression quelconque ? En réalité, les raisons du livre apparaissent clairement en Colombie, où la presse uribiste cite élogieusement Thomet en parlant de “Ingridgate”. On tente de monter l’opinion publique colombienne contre la politique colombienne de la France, contre Ingrid, contre ceux qui veulent l’accord humanitaire. La communauté française à Bogota, le nouvel ambassadeur de France depuis novembre dernier au moins sont sur la même ligne : cette “Ingridmania sentimentale”, comme titre en Une El Tiempo du mercredi pour se gausser de la mobilisation en France, nuirait aux intérêts français en Colombie et isolerait la France de l’Union européenne. C’est là-dessus que l’Union européenne frappe un grand coup qui remet les choses en place. Dès mercredi après midi, je suis en mesure d’annoncer, lors d’une conférence de presse, la déclaration du Conseil de l’Union européenne en l’honneur du quatrième anniversaire de l’enlèvement d’Ingrid, appelant à l’accord humanitaire, félicitant la France (et l’Espagne et la Suisse) pour leur médiation de septembre dernier, et appelant au dialogue politique des toutes les forces en conflit en Colombie. Je découvrirai le lendemain (et le dirai à toutes les conférences et interview suivantes) que non seulement les 25 Etats de l’Union ont signé, mais aussi tous les autres pays d’Europe, y compris la Norvège, l’Ukraine et... la Moldavie (on attend le prochain livre de Thomet : Astrid à Chisanau !). Tous les pays de l’ex Yougoslavie ont signé aussi ! Autrement dit, ces pays, ravagés par une horrible guerre civile, incapables de se réconcilier, appellent la Colombie à ne pas commettre les mêmes erreurs. Les jours suivants, comme par miracle, la totalité de la presse et de la classe politique colombiennes se découvrira partisane de toujours de l’accord humanitaire. Il y a deux ans, hors les ami-e-s d’Ingrid, on comptait ses partisans sur les doigts d’une main. El Tiempo titrera : “37 pays européens appellent... les FARC à accepter un accord humanitaire”. Je devrai rectifier : “non, ils appellent toutes les parties au conflit” ! C’est entièrement sous cet axe que Lucho Garzon a organisé les deux jours de Bogota : il en a fait deux jours de mobilisation pour les droits de l’homme, l’accord humanitaire, le débat politique et la réconciliation pour les Colombiens, mobilisation à décliner dans les rues, dans les écoles, et, jeudi soir, dans un grand concert sur la place Bolivar, la grande place de Bogota, entre la cathédrale, la mairie , le palais présidentiel et le palais de justice. Mercredi matin, donc, nous filons d’abord visiter deux écoles, à San Cristobal et à Ciudad Bolivar, arrondissements de la périphérie sud de Bogota : sa périphérie populaire, autoconstructions et bidonvilles. En novembre dernier, j’avais déjà visité une réserve biologique (envahie de réfugiés) et un restau populaire de San Cristoblal. Mais, depuis vingt ans que je parcours la Colombie, je n’étais jamais descendu aussi loin vers le sud de Bogota que Ciudad Bolivar. C’est là, dans ce quartier d’un million d’habitants au moins, très loin du centre et qui ne figure même pas sur les cartes de Bogota offerte par cette mairie progressiste, qu’affluent les “déplacés” de tout le pays. Trois « blocs » d’AUC démobilisés tiennent le quartier la nuit, assassinant les militants de gauche. Mais le jour appartient aux forces démocratiques, à travers d’énormes mobilisations pour les droits de l’Homme et contre les violences. Après bien des efforts, l’administration locale a réussi a nouer de meilleurs rapports avec la police, qui s’implique enfin dans la lutte contre les paramilitaires. Dans un collège de Cuidad Bolivar nous attend Diana, la toute jeune mairesse de Ciudad Bolivar. Toutes les maires d’arrondissement sont d’ailleurs des femmes ! On en plaisante : le programme de lutte contre la faim de Lucho Garzon, « Bogota sin hambre », devient un programme « Bogota sin hombre », Bogota sans les hommes… Devant un parterre de jeunes militant-e-s des droits de l’Homme, les responsables nous expliquent en long et en large leur politique de développement de l’enseignement et de la santé dans ces quartiers (très différente de la politique des “missions” de Chavez, et semble-t-il plus solide), et leur politique de lutte contre la faim (elle, basée sur le tiers-secteur). Les collégiens nous jouent évidemment l’Hymne à la joie de Beethoven, occasion pour moi de conclure la matinée sur le thème de la construction européenne et de la réconciliation. Diana me présente un responsable du mouvement droit-de-l’Hommiste et me confie “il est très menacé” sur le ton dont elle aurait dit “un type marqué pour mourir”. Nous déjeunons dans un « comedor » populaire, à l’extrême limite de l’urbanisation. Au bout de la rue, ce sont les champs : dorénavant, les AUC se font gardiens de la propriété privée du sol péri-urbain et les bidonvilles de brique ne s’étendent plus. Ils se densifient par sous-location du bâti existant, ce qui fait que Ciudad Bolivar, à vue de nez, peut avoir aussi bien 2 millions qu’un million d’habitants. Ce restaurant communautaire est géré par une fondation catholique, financé quant à la construction par les entreprises privées, avec une contribution de la police, subventionnéequant à son fonctionnement par la municipalité (environ un euro par personne nourrie et par jour), avec une ferme où se relaient les habitants, et qui fournit une partie de la nourriture. Avec ça, on arrive à fournir un repas par jour aux plus démunis et entretenir des activités dans la journée, et c’est pour eux le seul repas de la journée. L’après-midi, je rejoins la réunion des parents des victimes d’enlèvements (essentiellement des FARC, mais aussi enlèvements civils contre rançon, et les parents des victimes des AUC nous rappellent que celles-ci retiennent encore 550 otages, malgré l’amnistie !) Bien sûr, ce sont presque toutes des femmes. Elles égrènent une à une leurs titres : « Je suis madame X, femme du député Y, enlevé depuis 4 ans… », « Je suis la mère du lieutenant Z, prisonnier des FARC depuis 7 ans… » Ces femmes n’ont pas réussi à susciter le même mouvement que les Folles de la Place de Mai en Argentine, mais Yolanda, la mère d’Ingrid, a su les réunir et leur faire comprendre que le mouvement européen pour Ingrid est en fait leur principale défense, face au manque de solidarité de l’Etat et de la presse colombiens. Le lendemain, petit déjeuner avec le maire, Lucho Garzon. La place Simon Bolivar, au pied de la mairie, fourmille des préparatifs du concert du soir. Le rapport de Lucho à l’enlèvement d’Ingrid date de son élection en 2003 : lui avait fait campagne pour l’échange humanitaire, et à l’époque, il était presque le seul. Son élection, comme les victoires de la gauche indépendante à Medellin et Calli, avait marqué le premier ébranlement de l’hégémonie quasi totale d’Uribe. C’est avec lui que la délégation des Verts en novembre avait préparé les cérémonies d’aujourd’hui. Il a choisi comme conseiller pour les questions des Droits de l’homme le frère d’un des commandantes des FARC. Ce qui permet à la droite d’accuser la gauche de faire place aux FARC au sein de son appareil administratif local, manière de parer l’accusation de la gauche contre la pénétration des AUC démobilisées au sein de l’appareil d’Etat ! Mais déjà il faut filer (après la petite visite au ministre du Commerce évoquée dans mon blog d’hier) : on nous attend à Medellin. Je laisse aux ami-e-s d’Ingrid un message à lire sur la Place Bolivar, en ouverture au concert de ce soir.
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