Malte, frontière sud de la Forteresse Europe
Dimanche 13 novembre 2005
Ce week-end, séminaire du Parti Vert européen, réseau des Verts méditerranéens : Ecology, employment, innovation. Dès notre arrivée, les Verts maltais nous emmènent au centre de rétention où sont parqués les « boat people » arrivant d’Afrique. Depuis des mois, leurs élus bombardent la direction du camp de demandes de visites. Au début de l’année, ils avaient constaté une grave insalubrité. Depuis, la situation semble s’être améliorée. Ils profitent de l’arrivée d’élus européens (le sénateur italien Fiorello Cortiana, avec qui j’ai rédigé un article sur les logiciels libres, moi-même, ainsi que Danièle Auroi, responsable Europe du collège exécutif des Verts français) pour faire une nouvelle visite. Un grand lieutenant-colonel, en civil et fort civil, nous accueille et nous fait visiter le camp. Les réfugiés sont dans des tentes, mais disposent maintenant d’immeubles collectifs corrects. Des bâtiments en dur doivent ouvrir sous peu, en tout cas c’est nécessaire avant l’hiver dont les nuits sont froides, même à Malte. N’empêche que le fond du problème, c’est que les réfugiés qui cherchent à gagner l’Europe se retrouvent sur cette île, et là, ils sont enfermés dans un camp en attendant qu’on ait étudié leur cas. Beaucoup sont renvoyés, ceux qui invoquent l’asile politique pouvaient attendre jusqu’à trois ans dans le camp, maintenant c’est 18 mois. Aucun migrant ne veut aller à Malte ! Malte est une île minuscule à peine plus grande que Belle Ile, déjà saturée par 400 000 habitants. Elle a le malheur de se trouver exactement au centre de la Méditerranée, à mi-chemin entre la Lybie et la Sicile. Tout le monde est passé par Malte : les premiers artisans de la révolution néolithique, les Phéniciens, les Romains, les Germains, les Normands, les Croisés, les Chevaliers de Malte, Bonaparte, les Anglais… Depuis 1964, c’est un Etat indépendant qui a hérité de la Royal Navy un immense espace maritime à surveiller pour le compte de la marine et de l’aviation internationales : entre la Sicile et la Crête. Or, la convention de Dublin fait obligation à tous les réfugiés de rester dans « le pays du premier accueil ». Et s’ils ont le malheur de tomber sur Malte, ils sont donc enfermés dans Malte. Par exemple : dans la cour nous accueillent 250 passagers d’un cargo poubelle qui est tombé en panne, venant d’Egypte. Le capitaine et l’équipage se sont enfuis pour Tunis en canot à moteur, abandonnant les passagers. Ceux-ci n’ont pu que faire des signaux de détresse à des avions de surveillance, et la flotte maltaise a remorqué l’épave jusqu’à Malte. Complètement écœurés, ils nous disent accepter de retourner en Egypte. Mais les « résidents permanents » (je veux dire ceux qui arrivent en un flux régulier et qui sont enfermés là depuis des mois) sont pour la plupart arrivés en zodiac : comme Christophe Colomb prenant une île des Caraïbes pour le Nouveau monde, ils avaient pris Malte pour la Sicile… Nous discutons avec eux par petits groupes, en essayant de les regrouper par groupe de langue. J’appelle autour moi les Ivoiriens, les Tchadiens… mais très vite, alors que leur physique évoque tous les types humains de l’Afrique, je comprends que j’ai affaire à une véritable sélection de ce continent. Ces hommes, jeunes, ont fui les guerres civiles qui ravagent l’Afrique noire, ont franchi le Sahara, se sont jetés sur la mer en canot, pour atteindre l’Eldorado où travailler pour nourrir leur famille. Ils sont donc exceptionnellement courageux, imaginatifs, débrouillards, entreprenants. Ils discutent avec moi posément. Même un Somalien parle un français tout à fait correct. Leurs récits me bouleversent. « J’ai fui les combats, me dit un Libérien, avec ma femme, mon frère, mon père, mes enfants. J’ai perdu mon père et ma femme. Mon frère a atteint l’Italie avec mes enfants, nous n’avons pu monter dans le même Zodiac, mais il est reparti vers un autre pays et se cache. Je n’ai plus de nouvelles d’eux. » Tous les récits se ressemblent, tous sont particuliers : dans l’immense naufrage d’une partie de la planète, ils se sont retrouvés par erreur sur cette bouée minuscule et se retrouvent emprisonnés. Ils me disent que je ne peux pas comprendre ce que c’est. Je réponds que je ne l’ai jamais vécu moi-même, mais que leurs récits me rappellent ceux de ma famille, les gens qui, à la libération des camps nazis, erraient à travers l’Europe détruite à la recherche des leurs, vers des pays qui n’existaient plus, et qui se retrouvaient eux aussi dans des camps de rétention. « Mais est ce qu’on va rester là toute notre vie ? » me demandent-ils. « Non bien sûr, il y aura forcément une solution : nous allons faire tout notre possible pour que vous soyez bien traités ici, et que l’Europe, enfin, ouvre un peu le robinet de l’immigration ». Ils savent que certains pays régularisent par vagues de centaines de milliers ceux qui ont réussi à entrer. Mais que peuvent-ils faire à partir de Malte ? Je ne veux ni les décourager, ni leur faire de fausses promesses. Je garde pour moi ce que je sais du sort des boat people de l’Asie, fuyant la Chine populaire, le Vietnam ou le Cambodge : cela peut effectivement se compter en longues années. En fait, ceux qui ne sont pas renvoyés et qui n’ont pu obtenir que leur cause soit même examinée (quand ils invoquent l’asile politique) sont en effet libérés au bout de 18 mois, et se retrouvent dans une prison à peine plus grande : Malte. Nous rendons justement visite, après le camp de rétention, au « centre ouvert », une école désaffectée au fond du port de Malte, qui vient d’être confiée à une ONG pour servir de foyer à ceux qui ont pu franchir ce premier barrage. Le centre ouvert est doté de service internet, cantine, activités de loisirs, etc. Le directeur de l’ONG confirme ma première impression : « Ces gens qui émigrent viennent des classes moyennes, sinon ils n’auraient jamais eu l’argent pour arriver jusqu’ici. C’est une véritable élite, éduquée, très entreprenante. Le centre est ouvert depuis 4 mois, mais dès l’ouverture, ils se sont jetés sur les ordinateurs, et en quelques heures, en savaient plus que moi sur leurs droits, les réseaux, etc ». Nous donnons une conférence de presse. Les Verts maltais insistent sur les progrès qui restent à faire pour un accueil décent. Nous (Fiorello et moi), insistons sur le fait que Malte ne peut pas porter seule le fardeau de ces migrants qui ont eu la malchance de tomber sur son sol en allant vers l’Europe. La convention de Dublin est totalement inadaptée à un pays aussi petit. Quand on débarque sur une île italienne, si on n’est pas refoulé, on peut se déplacer dans toute l’Italie. Rester à Malte, c’est absurde. Pendant le séminaire, les Verts maltais nous détailleront le terrible racisme auquel ils se heurtent sur l’île. Malte, première terre devenue entièrement chrétienne à la suite de la prédication de Saint Paul qui y avait fait naufrage (déjà !) et y était resté trois mois en 60 après Jésus Christ, Malte qui a bloqué lors du Grand Siège l’offensive ottomane, est restée imprégnée d’une idéologie de croisade, et son christianisme est plus tourné contre l’avortement (même les Verts, qui appellent à légaliser le divorce, n’osent pas demander ouvertement la légalisation de l’avortement) que vers la « charité chrétienne ». Quant au séminaire lui-même… il fut fort intéressant. J’y ai notamment expliqué la juste inspiration de la « stratégie de Lisbonne », mais ses graves limites et son caractère totalement contradictoire avec la « flexibilisation du rapport salarial », idéologie actuellement dominante en Europe. Je n’en détaillerai pas les résultats puisqu’ils figurent dans une résolution finale vers laquelle je mettrai un lien ici dès que possible.
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