Les mines du Pérou, en guerre contre le peuple
Dimanche 26 novembre 2006
Les mines (non, pas les mines anti-personnel : on n’est pas en Colombie) sont, depuis la conquête espagnole, la richesse et le malheur du Pérou. C’est même incroyable comme le Pérou a peu changé de spécialisation. Montagne de métaux précieux et, en plus maintenant, réserve de pétrole en Amazonie, le Pérou est resté depuis un demi-millénaire spécialisé dans les exportations minières, dominées par des entreprises pour la plupart étrangères. On n’y tient aucun compte ni des droits des populations indigènes, ni des exigences de l’écologie (ce qui localement revient exactement au même). Pourtant (et je le répète à chaque intervention dans les médias et à tous les officiels), le Schéma de Préférences Généralisées "+" que l’Union européenne concède au Pérou (et dont je vous ai parlé à plusieurs reprises) implique le respect de la convention 169 (art.15 et 16) de l’Organisation internationale du travail. Celle ci impose aux exploitations minières et aux États d’obtenir le consentement, bien informé au préalable, des communautés locales. Cette convention 169 est essentielle, elle est d’ailleurs intégrée dans la loi péruvienne. Les terres reconnues collectivement à des communautés ne peuvent être exploitées que moyennant l’autorisation des 2/3 de l’Assemblée générale de celles-ci… Or, dans de très nombreux cas, les activités minières ne tiennent pas compte de ce droit des communautés. Surtout, entre le local et le global (thème sur lequel j’ai d’ailleurs fait une conférence mardi soir à l’Université de San Marcos), l’écologie des mines, dans ce pays de hautes montagnes et de lents fleuves amazoniens, ça peut aller très vite ou très loin en aval. Du coup, le Pérou est aussi le pays des luttes contre les activités minières. Nous avons choisi de visiter deux cas, dans un des coins les plus reculés mais peu élevé du Pérou, à la frontière de l’Équateur, le Piura. Ce sont des émissaires de l’Église catholique qui nous en avaient alertés à Bruxelles. A cet endroit, la chaîne des Andes n’est pas très élevée. La crête est occupée par un écosystème fragile de forêts de nuage et de « paramo », c’est-à-dire de petits lacs et de tourbières d’altitude. L’ensemble forme une sorte d’éponge qui irrigue vers l’est le bassin amazonien et vers l’ouest les courts fleuves qui dévalent vers le (moche) désert côtier Pacifique. Or, des concessions ont été accordées à deux entreprises, Newmont Mining et Monterrico Metals, exactement sur la crête entre les régions de Piura et de Cajamarca (Voir les cartes) ! Et ces entreprises ont l’intention d’ouvrir des mines à ciel ouvert qui vont donc détruire cet écosystème-éponge et polluer des centaines de milliers d’habitants sur les des deux versants de la montagne. Le projet le plus avancé est celui de Monterrico : la mine de Majaz. Avant de partir, nous sommes largement "briefés". Dès la rencontre du lundi avec les ambassadeurs, l’ambassadrice de Grande Bretagne m’accompagne dans notre minibus pour me dire « Oui, notre entreprise à Majaz a fait beaucoup d’erreurs, mais depuis deux mois, elle est décidée à se conduire correctement ». J’apprendrai par la suite que l’actuel PDG de Majaz n’est autre que…... l’ex-ambassadeur de Grande Bretagne au Pérou ! Il n’y a pas qu’en France que des choses comme ça arrivent… Surtout, mercredi, nous recevons successivement les représentants de la Confédération nationale des communautés du Pérou affectées par les mines (CONACAMI) du réseau Muqui et de la Fedepaz, ces derniers liés à l’Église catholique. Ils nous expliquent en long et en large la situation, et comment la CONACAMI a par exemple été désenregistrée de l’Agence péruvienne pour la coopération internationale pour "non conformité avec les objectifs stratégiques" définis par le gouvernement… D’ailleurs, la veille, le président du Conseil des ministres avait été clair sur les cibles de la loi contre les ONG : « Il n’est pas normal que des organisations qui défendent une stratégie exclusivement agricole pour le Pérou et s’opposent aux entreprises minières, ou des ONG qui soutiennent les indiens Ashouars, à la frontière de l’Équateur, donc sécessionnistes, reçoivent un soutien de l’étranger » ! En fait, non seulement les deux communautés locales, sur le territoire desquelles s’installe la mine de Majaz, ont voté "contre" à la quasi-unanimité, mais, jusqu’à des centaines de kilomètres en aval, sur les deux versants, les habitants savent parfaitement que des mines situées à cet endroit vont gravement polluer leurs eaux. Or, ces populations ont des projets bien à elles, qu’elles mettent en œuvre, orientés vers l’agriculture bio ! Il s’agit donc bien d’un choix entre deux modèles de développement, au moins pour ce petit coin du Pérou. Chacun est conscient que, si l’agriculture biologique est l’amorce d’une filière riche en création d’emplois (y compris dans l’écotourisme) et potentiellement exportatrice, les mines créent très peu d’emploi et sèment autour d’elles misère, prostitution et bidonvilisation. Des marches vers la mine s’organisent donc depuis l’aval. La police est installée dans le campement (illégal !) de la Majaz sur le site. Il ya des affrontements, des syndicalistes paysans tués par balle... Nous nous envolons mercredi soir pour Piura, petite ville assoupie où des militants et des journalistes (pro ou anti-mine) nous attendent. Le lendemain, nous partons en voiture visiter d’abord la ville de Tambo Grande, où la population a déjà remporté une victoire exemplaire contre un projet minier du même genre, qui a été abandonné. Nous traversons d’abord une zone de savane arborée très sèche, parsemée de villages misérables, pour arriver à Tombo Grande, à l’entrée de la verte vallée de San Lorenzo : agrumes, mangues, etc, cultivés par de petits et de gros paysans, pour l’exportation. Le maire, ancien leader de la lutte, nous explique que cette richesse vient de la rivière et des canaux issus d’un barrage… alimenté par les eaux qui coulent de cette fameuse zone de projets miniers ! On comprend que les corps constitués (y compris les gros paysans, les évêques de la région) soient vent debout contre cette mine en amont. Ils sont bien avancés dans un fort intéressant projet de développement local endogène, fondé sur l’agriculture de qualité. J’apprendrai d’ailleurs à mon retour que le grand sociologue Albert O. Hirschman avait étudié ce petit modèle d’autodéveloppement agricole. Nous poussons jusqu’au barrage : piste, gué... Le contraste entre l’âpreté des collines et la verdure de la vallée est saisissant. Comme l’Égypte est un don du Nil, la vallée de San Lorenzo est un don du paramo qui le surplombe à plusieurs heures de route : magnifique exemple d’écologie à moyenne distance… Le soir à Piura, nouvelle discussion avec les militants du coin (écologistes, diocésains, sociologues etc). Ils sont ravis de voir que la lointaine Europe ne les oublie pas. Mais ce voyage m’aura aussi permis de comprendre les tactiques des entreprises minières. Majaz essaie de diviser les communautés indigènes en jouant des processus de désagrégation de ces communautés. Par exemple : « Qui peut voter sur le droit d’utiliser les terres de la communauté ? Seulement ceux qui y habitent encore ou aussi ceux qui ont déjà migré vers les villes (et ont changé de système de valeurs) ? » Et les chefs coutumiers locaux sont aussi des proies faciles pour les entreprises de séduction. La communauté indigène ne doit pas être idéalisée. Vendredi, retour à Lima pour le dernier jour de notre visite. Débriefing avec les ambassadeurs. Je tiens une conférence de presse pour réitérer les critiques de l’Union contre le rétablissement de la peine de mort et le contrôle gouvernemental sur les ONG, et pour réaffirmer notre volonté de respecter et faire respecter par les entreprises européennes les droits des communautés locales. L’après midi, nous rencontrons trois alliés potentiels. D’abord, les services de la "Défenseure du peuple" : nous sommes exactement sur la même longueur d’onde. Puis, plus surprenant, le président de l’Agence péruvienne pour la coopération internationale, Agustin Haya de la Torre. C’est le neveu du fondateur de l’APRA. Il se dit assez d’accord avec nous à propos de loi contre les ONG, et rejette la faute sur les administrations précédentes, et sur les fujimoristes qui font de la surenchère nationaliste « à l’extrême droite ». Cherche-t-il à ranimer l’inspiration originelle socialisante de l’APRA ? Ou a-t-il simplement une très claire conscience des risques que prendrait le Pérou en renonçant à la coopération passant par les ONG ? Enfin, j’ai tenu à rencontrer la Ministre du travail, Susanna Pinilla, que j’avais connue il y a des années, quand elle animait un réseau de développement local à base de tiers secteur. Rencontre très encourageante : elle et son équipe ont tout à fait conscience que la législation du travail ne couvre que le minuscule secteur formel du Pérou, et que le gros de son travail doit consister à promouvoir les micro-entreprises, et à les aider à se formaliser pour créer de l’emploi. Son équipe semble aussi "pro" que DEVIDA. La question qui peut malheureusement se poser, c’est « Quel poids a-t-elle ? » Je constate, sans plus trop d’illusion, que le ministère du travail n’a même pas étudié les effets sociaux que peut avoir le TLC avec les États Unis. Je l’invite chaleureusement à réfléchir à des demandes précises pour le futur traité d’association avec l’Union européenne. Car c’est bien joli de nous mobiliser en Europe pour de bons accords d’association avec les pays du Tiers monde. S’il n’y a pas, en face, d’exigence en matière de droits sociaux et environnementaux chez les officiels des pays concernés, toutes les ONG, avec la meilleure volonté du monde, ne pourront pas grand chose…
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