L’eau et la coca
Mardi 13 septembre 2005
Premier rendez-vous du lundi à la Paz : une interview à Radio Erbol. La journaliste me lance d’abord sur l’alternative intéressante que représente l’Union européenne face à l’hégémonie des USA. On n’a pas l’air, dans ce Tibet de l’extrême occident, d’avoir déjà réalisé la crise de la construction européenne : j’en aurai d’autres témoignages. Puis, l’attaque : « En revanche, me dit-elle, les entreprises européennes, et particulièrement françaises, ne font rien pour nous aider. Elles nous volent notre eau et notre gaz. » En fait, c’est surtout la guerre de l’eau qu’elle évoque. Depuis des années, à Cochabamba, capitale du Chapare, contre l’américaine Bechtel, et maintenant à La Paz et El Alto contre Suez, la population est entrée en guerilla contre les entreprises bénéficiaires de la privatisation du service public de l’eau, dont les conséquences sont particulièrement désastreuses. Je lui réponds : « Mais il est naturel, quand une entreprise colonialiste recule, qu’un autre colonialisme tente de prendre sa place ! C’est aux travailleurs, aux usagers et aux élus de résister pour imposer des rapports corrects. Ce n’est pas une affaire entre la France et la Bolivie. Les usagers français de ces grandes entreprises de l’eau se battent eux aussi contre elles. Dans quelques jours arrive en Bolivie Danielle Mitterrand, accompagnée de militants Verts, qui après des années de lutte, sont maintenant maires-adjoints, Raymond Avriller à Grenoble et Anne Le Strat à Paris. Vous pourrez discuter avec eux comment une municipalité progressiste peut recouvrer la maîtrise de son eau. » Plus tard au déjeuner avec les ambassadeurs de l’Union, j’en discuterai avec le chargé d’affaires français qui me fait le point de la situation. Suez a effectivement galégé en arrivant. Toutefois, en janvier dernier, un compromis aurait été possible : après tout, Suez est également chargée… des eaux de La Havane à Cuba ! Suez sait donc travailler en « ambiance socialiste » et aurait pu, après négociation, adopter un autre modèle. Mais la radicalisation du mouvement de résistance est telle que, maintenant, Suez est décidée à partir (comme elle l’a fait au mois d’août en quittant l’Argentine). Le problème, souligne le chargé d’affaire, est que, si les capacités des techniciens et ingénieurs boliviens sont tout à fait réelles (il n’y a qu’un seul Français à la direction de Agua de Illimani), il est peu probable qu’on trouve une autre grande entreprise étrangère pour prendre sa place à La Paz. Or, la Banque mondiale n’a aucunement l’intention de financer une entreprise municipale qui retrouverait les mêmes pratiques de copinage et de clientélisme que l’ancienne entreprise publique des eaux de La Paz. Mais d’abord je rencontre, avec Gaby, Edgar Arce Rudon, de la Direction pour l’éradication de la coca, organisme officiel. À son avis, il faut rejeter deux discours unilatéraux. Celui des USA qui ont imposé au niveau mondial d’inscrire directement la feuille de coca dans la liste des stupéfiants interdits et combattent la cocaïne par la guerre aux cocaleros (les paysans qui cultivent la feuille). Mais aussi la vision idyllique véhiculée par le MAS, le parti d’Evo Morales, qui reste très enraciné chez les cocaleros du Chapare, et selon laquelle la coca ne serait qu’une production traditionnelle à défendre. Carte en main, Edgar nous montre que la coca traditionnelle n’est cultivée que sur les contreforts andins du Yungas, vers 1800 m d’altitude. L’autre zone, qui s’est ouverte il y a une vingtaine d’années dans le département du Chapare, est le fait d’Indiens descendant de l’Altiplano, et produisant essentiellement pour la demande des narco-traficants. Bien sûr, eux aussi vendent un peu sur les marchés pour l’usage traditionnel de la coca (à mastiquer, à boire en infusion pour lutter contre le mal des montagnes, toutes ces pratiques étant à forte connotation culturelle, voire religieuse). Il reconnaît que l’Union européenne, avec son programme Praedac (Programme régional de soutien au développement alternatif dans le Chapare), a une politique tout à fait différente de celle des États-Unis : elle essaye d’offrir aux cocaleros non seulement des services publics, mais des projets de cultures alternatives. Or, ces cultures ne sont pas forcément adaptées à ces terrains extrêmement pentus. Par ailleurs, l’Union européenne nage dans l’ambiguité : comme elle ne remet pas en cause, à l’échelon international, le fait que la feuille de coca soit illégale, elle semble à la fois défendre les cocaleros contre les nords-américains… mais à condition qu’ils cessent d’être cocaleros. Il serait plus raisonnable de développer des alternatives à l’usage de la coca comme ingrédient (parmi d’autres) de la cocaïne. C’est-à-dire les usages légaux de la feuille de coca comme telle. C’est vrai, à la fin : pendant tout le séjour, avec les ambassadeurs, les députés, ministres etc, nous nous gaverons de maté de coca, boisson répandue jusqu’à Buenos-Aires de façon tout à fait légale… alors que la feuille de coca est classée produit interdit dans le commerce international ! Avec ce déjeuner , je rejoins pour de bon la délégation officielle. J’y fais la connaissance de « l’ambassadeur » de l’Union européenne (officiellement : chef de la délégation permanente), Edwin Vos. Un grand Hollandais extraordinairement sympathique, que j’apprendrai à connaître tout au long du séjour. Il est en dernière année avant la retraite et me confiera : « L’année prochaine, j’écrirai à la Commission : Merci pour ma vie. Je l’ai passée à voyager, à faire du développement pour l’Union européenne. J’ai vécu des choses très dures comme le Rwanda ou le Sri Lanka. Quand-même, j’ai l’impression d’avoir été utile et qu’on m’a plutôt laissé faire. Il n’est pas sûr que ça dure : l’an dernier, nous avons envoyé une lettre à la Commission qui devient de plus en plus tâtillonne, intitulée Soldats de la procédure ou poètes du développement ? ». Le tour de table commence par le point de vue des ambassadeurs. Unanimes, à la réserve près du nouvel ambassadeur allemand, ils nous expliquent que la seule solution pour enrayer la spirale de violences dans laquelle s’enfonce la Bolivie est la victoire d’Evo Morales et de son parti, le MAS, aux élections de décembre prochain, qui permettra peut-être de remettre la situation sur les rails d’une régulation politique et démocratique. Un eurodéputé socialiste espagnol en est indigné : « Si le peuple veut voter pour « Tuto » Quiroga (le candidat de la droite libérale), c’est son droit démocratique ! » En fait, cet eurodéputé apparaîtra très lié à la Repsol, l’entreprise pétrolière espagnole. Mais ce diagnostic est bien partagé (dans l’autre sens !) par ceux des leaders de mouvements sociaux qui refusent justement la médiation politique électorale, et donc Evo Morales. J’interviens alors pour rappeler que le but de notre mission est d’aider à la recherche d’une solution pacifique et négociée, incluant (et là, je cite la résolution du Parlement européen) la récupération des ressources naturelles de la Bolivie, en particulier ses ressources énergétiques, pour le développement du pays et la lutte contre les inégalités. Puis, évoquant perfidement le problème de notre protectionnisme agricole, je soulève la question de la feuille de coca… L’œil de l’ambassadeur de l’UE s’illumine : « Mais justement, nous proposons depuis plusieurs mois de réaliser une étude sur les usages légaux de la coca ! ». En sortant, il me confiera que les gouvernements européens suivent cette initiative avec une grande prudence, qu’elle se heurte à la forte hostilité des États-unis, et donc de la classe politique bolivienne traditionnelle. Et pourtant, elle est actuellement bloquée parce qu’il demande que le MAS désigne des participants à cette étude, or, le MAS tarde à les désigner. L’après-midi commence par une visite au Président de la République, Eduardo Rodriguez. Cincinatus de la politique bolivienne, il a convoqué des élections présidentielle et législatives pour le mois de décembre. Les deux nouvelles assemblées prépareront la constituante prévue pour le premier semestre 2006. Lui n’a aucune ambition, il ne se présentera pas, ce qui fait languir la conversation. Je lui rappelle que tout de même la réunion de l’OMC à Hong Kong aura lieu pendant son mandat. Revenant sur le débat d’hier, je souligne que l’Europe cherchera à se concilier les pays en voie de développement en ouvrant certains marchés agricoles : la Bolivie qui dispose de productions qui n’existent pas en Europe et qui interdit les transgéniques sur son territoire, pourrait obtenir quelques « niches d’exportation agricoles ». Puis nous rencontrons Mirtha Quevedo, la cheffe du vieux parti MNR, le parti de "Goni", de la libéralisation et de la répression. Elle ne fait aucune autocritique : la répression, c’est la faute des autres, la libéralisation, c’était un ordre du FMI… Le soir, débat sur les alternatives au néo-libéralisme à l’Université Nationale de San Andres. J’y annonce qu’il faut s’attendre à des déclarations de certains membres de notre délégation en faveur des « droits irrévocables des multinationales ». Ça ne rate pas : dès le lendemain matin, El Diario titre en Une : « Les législateurs européens insistent que la Bolivie doit respecter ses contrats ». Fureur. Quand je rejoins la délégation, je souligne que ce n’est pas du tout notre mandat, et je brandis la petite phrase de la résolution de Parlement européen. Fernando Fernandez (le président de cette délégation) me confirme que c’est un pur mensonge de ce journal, il n’a rien déclaré de la sorte. Je le crois. Mais cet incident a permis de recadrer la communication de la délégation autour de la résolution du PE. L’ambassadeur de l’UE me prend à part et me dit : « C’est formidable, suite à votre intervention (!), j’ai relancé le MAS qui a aussitôt désigné un rapporteur. » Nous n’aurons pas perdu notre temps ! Ce n’est pas encore la dépénalisation du commerce international de la feuille de coca, mais c’est déjà un signe de reconnaissance officielle : la coca n’est pas la cocaïne. Antonio Peredo est pour le reste tout à fait dans son rôle de représentant de la force progressiste modérée pouvant garantir une solution pacifique à la crise bolivienne. Oui, il est pour les nationalisations, mais progressivement et de façon négociée ! Puis visite aux dirigeants du Sénat. Extraordinaires eux aussi dans leur rôle de défenseurs de « l’ancienne Bolivie », ils cassent du sucre sur le dos de ceux qui souhaiteraient fixer des règles pour la constituante, assurant une représentation correcte des femmes et des indigènes. Ils traitent cette demande de « corporatiste », totalement contraire aux principes de la démocratie libérale. En fait, comme nous l’a expliqué le MAS, cette constituante co-existera avec l’assemblée législative et ne s’occupera que de rédiger une constitution : il est donc essentiel qu’elle soit représentative de toutes les couches de la population, en particulier de celles qui ont jusqu’à présent été exclues de la vie politique bolivienne par les mécanismes qui garantissent le monopole des partis. Je rappelle respectueusement aux sénateurs qu’il en fut de même lors de la rédaction de la Constitution européenne : le Parlement et le Conseil continuaient à légiférer pendant qu’une Convention spécialement composée pour l’occasion préparait la Constitution, en liaison avec le Conseil économique et social, qui représente les partenaires sociaux. Après ces visites officielles, déjeuner avec Pedro Portugal, qui avait organisé ma visite d’il y à deux ans. Avec ses amis, des dissidents du MIP de Felipe Quispe et du MIR, ils sont en train de construire un nouveau parti, Nouvelle identité nationale, qui aura la particularité… de ne pas participer aux luttes et aux surenchères des élections législatives de décembre prochain ! Ils considèrent en effet que l’essentiel est de fournir un lieu de synthèse progressiste échappant aux rivalités de partis, et donc ils n’apparaîtront publiquement qu’en janvier prochain. Démarche originale qui à elle seule leur vaut notre sympathie. Justement, nous rejoignons la délégation officielle pour une rencontre avec Felipe Quispe, leader charismatique du Mouvement Indigène Pachaquti. Autant le MIP était il ya deux ans triomphant et incarnait la résurrection de la fierté aymara, autant maintenant, Felipe nous sort un discours doloriste sur les malheurs du peuple amérindien (incontestables !), plein d’amertume à l’égard de son rival, le MAS. Décidément, le radicalisme est en perte de vitesse…
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