La Martinique entre « dégraissement » et Réparation
Dimanche 18 mai 2008
Cette semaine, consultation éclair en Martinique. Notre ami Louis-Léonce y est le premier Vert élu maire adjoint. Et sa commission et son maire (PPM, lui aussi nouvel élu) souhaitent savoir comment l’Europe peut aider en matière d’environnement (énergie, protection du littoral qui « dégraisse », c’est-à-dire recule) et d’économie sociale. Mais c’est aussi l’occasion de revoir, tout au sud, Garcin Malsa, le maire de la très bien protégée ville de Sainte-Anne. Coup de chance, ce jour-là, il lance justement de départ de la Marche pour la Réparation qu’il organise depuis 8 ans d’un bout à l’autre de l’île pour les descendants des « déportés d’Afrique » Le CarbetL’équipe qui vient de prendre le pouvoir avec Louis-Léonce Lecurieux-Lafferronnay et son maire Jean-Claude Ecanvil, au Carbet est une alliance PPM-Verts, et a dégommé un maire de droite très anti écolo, anti fleurs, anti protection du littoral etc. Petit rappel : les dernières élections en Martinique ont balayé la plupart des derniers maires de droite, et confirmé l’hégémonie des régionalistes du PPM (qui tiennent Fort de France), du RDM (qui tiennent le Conseil général et dont l’eurodéputée, Madeleine Jouye de Grandmaison est à la GUE), et des indépendantistes modérés du Mouvement Indépendantiste Martiniquais (comme Alfred Marie-Jeanne qui tient le Conseil régional) ou plus radicaux du Modemas (Mouvement démocratique et écologiste pour une Martinique souveraine), avec Garcin Malsa à l’extrême sud et le maire du Pêcheur à l’extrême nord. Avec Louis-Léonce, on commence par faire l’inventaire de la situation : les Martiniquais restent marqués par la terreur d’un mégatsunami, venu soit de l’effondrement du volcan Cumbre Vieja aux Canaries, soit de l’éruption d’un volcan sous-marin des Antilles. Mais tout aussi graves sont les mini tsunamis et les cyclones (comme Dean , en septembre dernier), qui rongent peu à peu les plages, en particulier la magnifique plage du Carbet, principal atout touristique de cette petite commune. Fort de la documentation que m’a rassemblée Natalie avant de partir, je sais que la force de la houle est freinée par les algues et les coraux, et que la résistance d’une plage à l’érosion tient donc autant à la lutte contre la pollution en amont, arrivant par les rivières, qu’à des techniques de contrôle de la force de la houle en aval, et aux plantations sur la plage elle-même. Ça, les habitants l’ont bien pigé : ils plantent spontanément des cocotiers et des résiniers pour protéger une plage qui dégraisse à toute vitesse. Parmi les rencontres fascinantes, le vieux Théophile Féné, doyen du Conseil, qui aime les fleurs et relance la politique florale de la Ville, en commençant par ses voisins, puis visite à l’extraordinaire Jardin des papillons, dont le responsable nous explique toute sa stratégie de sauvegarde du papillon Monarque, en voie de disparition à cause du pollen (toxique) de maïs OGM. Mais la rencontre la plus malicieuse est celle d’un ancien régisseur « d’habitation békée » (c’est à dire la maison coloniale d’une famille d’anciens propriétaires d’esclaves). Je ne vous raconterai pas comment lui, afro-américain, a réussi à racheter la maison. En jean et maillot de corps (« J’entretiens tout moi-même »), il laisse deviner son immense culture, et mine de rien, se balançant sur un rocking-chair dans son magnifique salon, glisse : « On ne peut nier l’apport de la civilisation moyen-orientale (c’est-à-dire européenne) à notre culture occidentale ». Je tressaille intérieurement d’admiration, songeant à ces ashkénazes lituaniens qui traitent les sépharades marocains de « juifs orientaux » ! Le soir, très longue séance avec le nouveau maire du Carbet et sa commission environnement. Petits cours sur le FEDER en situation de Région Ultra-Périphérique, sur les techniques de production autonome d’énergie à partir du soleil ou des déchets, de protection du littoral, méthodes d’association de tous les habitants et de recours à tous les conseillers locaux possibles (ADEME, Université etc). Sainte-AnneAvant de voir Garcin Malsa, je vais jeter un coup d’œil sur sa somptueuse plage. Visiblement, lui qui est résolument indépendantiste, a appris à utiliser les fonds de la République (le Conservatoire du Littoral) et ceux de l’Europe (le FEDER) pour aménager les accès, pistes, observatoires de la zone humide, etc. Mais la grande affaire du jour, c’est le départ de la Marche pour la Réparation. Sur cette question de la réparation, en tant qu’économiste, je suis un peu sceptique sur la possibilité d’établir précisément qui doit payer à qui, étant donné la complexité du commerce des esclaves. Mais il est certain que globalement, aux Amériques, les Noirs sont statistiquement restés les plus pauvres, et à la Martinique, les descendants des colons esclavagistes sont restés économiquement les maîtres ! C’est d’ailleurs une particularité de la Martinique par rapport à la Guadeloupe : sous la Révolution, les Noirs s’y étaient débarrassé des Békés, pas à la Martinique. Le pouvoir économique y est donc resté très largement entre les mains des Békés. Cette 8e marche (à la lueur des torches, la nuit tombée : il fait trop chaud dans la journée, et les marcheurs sont à leur travail), comme toutes les autres, doit parcourir toute l’île en plusieurs étapes. Garcin a invité d’autres Afro-américains, venus du Canada, des États-unis, de la Guyane etc. Et comme je suis là, il me propose de dire deux mots pour le départ. La marche s’appelle « Konvwa pou reparasyon 2008, pour la réunification des filles et des fils des déportés d’Afrique »... Ça me rappelle confusément quelque chose ! J’improvise donc : « C’est un grand honneur pour moi de participer à cette marche des filles et fils de déportés d’Afrique. Moi-même je suis fils d’un déporté d’Europe. Pour mon père, ce ne fut pas un bateau mais un convoi ferroviaire. Mais ce fut aussi l’horreur de l’entassement, la chaleur étouffante, la soif, la folie. Il faut chercher la réconciliation. Mais la réconciliation suppose la reconnaissance du crime et la reconnaissance du crime implique la réparation. Après seulement peut venir le pardon et la réconciliation. » Au départ de la marche, je discute avec l’équipe d’avocats de Garcin : la France ayant proclamé l’esclavage « crime contre l’humanité », un juge de la Martinique a reconnu qu’il était possible d’ouvrir un procès en réparation. Je leur raconte l’expérience du procès de mon père et les obstacles de la voie administrative : problèmes de compétence, de prescription etc. Eux ont choisi la voie de l’ordre judiciaire. À suivre… Dans l’avion du retour, j’éclate de rire en découvrant l’échec à une voix près de la loi OGM ! De l’intérêt des contradictions au sein de la paysannerie et de la droite, et d’avoir un député de plus… Et je souris encore en épluchant les commentaires consternés du Financial Times sur la déclaration de Horst Köhler (CDU, président de la République Fédérale Allemande et ancien PDG du FMI) contre « les marchés qui sont devenu des monstres et détruisent les actifs réels », exigeant des régulations plus strictes et moins de salaires pour les dirigeants. Du pur Karl Polanyi ! Dans le même article, on s’inquiète d’une déclaration du Commissaire Almunia selon laquelle « si la modération salariale signifie que les salaires ne doivent pas croître plus vite que la productivité, alors il faut que les autres rémunérations ne croissent pas non plus plus vite que la productivité »… La guerre que je sentais monter depuis septembre est donc déclarée contre le néo-libéralisme. Mais jusqu’où iront les néo-planistes ? Arrivé en France, petite sieste, et Raphaël Delpard débarque à la maison avec sa petite équipe de cinéma pour m’interviewer. Il tourne un documentaire sur « Les convois de la honte » (les trains français de la Déportation). Super bonhomme, dont j’avais fait la connaissance lors du procès de Bordeaux (l’appel de la Sncf contre sa condamnation à Toulouse) : passé de la réalisation de films comiques ou horrifiques à la recherche, en historien non-estampillé, sur les « oublis » de l’histoire… Sur cette affaire, nous partageons la même expérience : si les quelques « grands historiens » propriétaires de la Question juive sont contre nous, les centaines de « petits historiens » qui font un travail de fourmi, animent les associations autour des « petits camps » de la France vichyste, sont avec nous…
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