L’Euro bouclier
Mercredi 19 novembre 2008
Retour des plénières à Strasbourg. J’émerge peu à peu du travail de deuil de Francine (travail psychologique, et aussi travail administratif ! ) et reviens sur le front européen que je n’avais jamais tout-à-fait quitté. Pour moi, la semaine est surtout économique et andine. PétroleNous commençons le lundi soir par une réunion de la commission Économique et monétaire où je dois présenter mon rapport sur le prix du pétrole. J’annonce immédiatement que ce rapport pour avis sur la « hausse » du prix du pétrole est désormais assez décalé, et que je présenterai des amendements à mon propre rapport. Vous avez ici le nouveau texte tel que je l’amenderais. En fait, si j’insistais dans la première version de ce rapport, datant de l’été, sur la dimension structurelle de la hausse du prix du pétrole, je soulignais aussi son caractère cyclique et son caractère spéculatif. Avec la récession, le prix du pétrole est passé en quelques semaines de 140 dollars le baril à moins de 50, ce qui n’invalide pas le fait qu’il s’agit d’une ressource épuisable dont le prix tend à augmenter progressivement avec l’apparition de la demande des pays émergents. Mais il était fort contestable d’expliquer le pic du prix du pétrole par un soi-disant pic des capacités d’exploitation. Ce pic dit « de Hubert » aura lieu un jour, ou n’aura pas lieu (il y a mille et un profils possibles « d’épuisement » d’une ressource épuisable) mais de toutes façons, il n’était pas du tout la cause de ce qui s’est passé ces dernières années. On a plutôt eu un « pic de la demande mondiale » ! Il faut donc attaquer le problème du prix du pétrole sous trois angles. Structurel, en réduisant progressivement la demande de ce bien épuisable par les économies d’énergie et l’amélioration de l’efficacité énergétique. Conjoncturel :en lissant ces pics et ces creux par une taxe variable sur le pétrole (TIPP flottante calculée de telle sorte que la hausse du prix des carburants reste lente mais certaine), prenant en compte son effet, par des compensations financières, pour les usagers provisoirement captifs. Et enfin en éliminant les composantes spéculatives pour ce bien fondamental, comme d’ailleurs pour les céréales. AlmuniaLe mardi matin, le Commissaire à l’économie Almunia vient raconter, pour les coordinateurs de la commission Économique (j’en suis), le sommet du G 20 sur la crise. Son exposé tient en 5 points. 1 : « Le principal point positif est que le G 20 ait été un G 20, c’est-à-dire que le Sommet a été étendu aux grandes puissances émergentes : c’est bien et c’est définitif. » Almunia a raison, mais il faut reconnaître que le Nord fait de nécessité vertu : aujourd’hui, ce sont les pays émergents du Sud (Chine et Inde) qui prêtent au Nord, parce qu’ils s’étaient bien positionnés, dans le modèle aujourd’hui en crise, le libéral-productivisme, sur des niches exportatrices. Le Brésil, lui, reste endetté, comme une grande partie du Tiers-Monde. 2 : « L’Europe était très présente, trop. En effet, non seulement l’Europe était là au titre des premiers G 7 de Giscard d’Estaing (France, Allemagne, Grande-Bretagne, Italie), mais elle était là en tant que Conseil européen, et Sarkozy était donc là à double titre, et avait donc pu céder une de ses deux places à l’Espagne, sans compter la représentation de la Commission européenne et de la BCE. » L’Europe est maintenant la première puissance économique mondiale, mais ne parle toujours pas d’une seule voix. 3 : « L’économie réelle commence à entrer en crise à la suite de la crise financière mais le G 20 a été essentiellement consacré à cette dernière, la plus urgente. » 4 : « Le G20 a surtout programmé un plan de travail pour sa prochaine réunion le 31 mars, il s’agit de réformer le système financier mondial et surtout d’éliminer ce qui le rend pro-cyclique . » (C’est-à-dire qu’il accélère l’expansion et la prise de risque quand tout va trop bien pour lui, et accélère la chute quand la suspicion commence à s’étendre.) 5. « La commission présentera le 26 novembre un « plan de relance » mais n’a pas beaucoup de moyen, son budget représentant moins de 1% du produit brut européen. » C’est sur les 3 derniers points que j’exprime mon désaccord, et sur l’analyse et donc sur la faiblesse de la riposte envisagée. Dans le débat, Almunia expose la théorie aujourd’hui dominante sur la crise : le « deleveraging » (crise de l’effet de levier), c’est à dire une crise du « multiplicateur monétaire ». Alors que normalement les banques prêtent plus de dix fois ce qu’elle ont en monnaie fiable (en argent de la Banque centrale ou en titre très solides, par exemple des bons d’Etats eux-mêmes solides), depuis l’ouverture de la crise des subprimes à l’été 2007 l’argent de la Banque centrale prêté aux banques ne les convainc plus d’émettre de nouveaux prêts à l’économie privée, tant ces banques ont peur de se retrouver à nouveau avec des titres de crédit pourris. Selon Jean-Claude Trichet, les prêts versé le matin par la Banque centrale européenne sont rendu frileusement le soir à la BCE sans avoir été prêté aux investisseurs ni aux consommateurs. On dirait, en termes marxistes, que malgré la bonne volonté des banques centrales à pseudo-valider les paris sur l’avenir que feraient les banques, celles-ci n’osent plus « pré-valider » les paris des entreprises sur le retour de la demande pour leurs produits. (Voir Le Monde enchanté, ou plus facilement son "résumé"). Je m’insurge contre cette théorie qui ne touche que la surface des choses. Oui, il y a une crise strictement financière que capte bien la théorie du deleveraging, mais celle-ci repose – et on l’a vu dès le début de la crise des subprimes – sur le fait que les entreprises et les banques ont raison de croire qu’on ne peut pas indéfiniment remplacer des bons salaires produisant et achetant des biens compétitifs par des prêts à des salariés pauvres dont on sait qu’un jour ils ne seront plus remboursés. On ne peut pas non plus faire semblant de croire que le modèle de consommation-production peut se poursuivre alors qu’il est en train de détruire l’écosystème planétaire. La crise est d’abord réelle, écologique et sociale, et c’est cela qu’il faut traiter au plus vite : par une politique de redistribution « à la source » (au niveau du contrat salarial) et une révolution verte financée et pilotée par les Etats. HongrieMais le grand débat en commission Économique et monétaire est le vote en urgence, pour être adoptée en plénière, d’une résolution permettant à la Commission européenne de porter de 12 à 25 milliards d’euro la « Facilité de balance des paiements ». Il s’agit d’une réserve que la Commission a le droit d’emprunter (sur les marchés ou à la Banque centrale), pour la re-prêter à un pays membre de l’Union européenne qui aurait un problème de balance des paiements parce que n’appartenant pas à la zone euro. Je vous parle ici de quelque chose que les Français, même ceux qui ont voté Non à Maastricht (et j’en suis), ont largement oublié : les problèmes de balance des paiements ! Il s’agit des situations où le pays (Etat + agents privés) est tellement en déficit que sa monnaie s’écroule, ce qui provoque une spirale inflationniste. Depuis la création de l’euro, les pays qui font partie de la zone euro n’ont plus ce problème, puisqu’ils n’ont plus de monnaie propre. Le problème ne pourrait réapparaître qu’au niveau de la zone euro, mais celle-ci n’est pas globalement en déficit (contrairement aux États-Unis). Donc, appartenir à la zone euro devient, dans cette crise, un avantage absolument décisif. En effet, pour certains petits pays où les banques étaient importantes, les garanties apportées par l’État à ses banques en faillite sont en train de mettre l’État lui-même, et finalement le pays, en faillite. C’est ce qui est déjà arrivé à l’Islande, qui est allée chercher le secours du FMI. Et c’est ce qui menace des pays de l’Union européenne non membres de la zone euro, à commencer par la Hongrie. Or, il existe un Fond européen d’aide aux pays en difficulté, sorte de FMI interne de l’Union européenne. C’est celui-là qu’il s’agit d’élargir afin d’aider la Hongrie. Mais nous savons que rapidement la question va se poser pour d’autres pays et qu’il faudrait en fait élargir le Fonds jusqu’à au moins cent milliards. Le lundi soir, nous votons en Commission monétaire la résolution de Pervenche Bérès approuvant cet élargissement, mais Pervenche a pris soin de poser une condition : le contrôle parlementaire. Le collègue hongrois, Becsey, proteste que ça va ralentir la réactivité du fond, qu’en fait la Hongrie se sentirait plus sure si le Fonds était porté à 50 Milliards, mais en même temps il propose maladroitement un amendement : demander le contrôle... des pays de l’Union ! Autrement dit, il faudrait un accord de 26 pays (y compris, par exemple, Malte), pour aider un pays comme la Hongrie ! Visiblement, les nouvelles règles du jeu et leurs propres intérêts nationaux échappent encore à certains députés restés souverainistes. Face à la crise mondiale, les petits pays ont intérêt à se cacher dans un grand ensemble fédéral. Dans la discussion mardi avec Almunia, le débat revient sur la table. On sent que Becsey a réfléchi pendant la nuit, et il n’est pas le seul. La représentante lituanienne, Starkeviciute, clame l’angoisse de son pays devant son endettement montant. Elle veut être aidée par l’Union européenne, et pas par le FMI. Almunia répond : « Mais puisque nous cotisons tous au FMI, cet argent du FMI est à nous, autant s’en servir pour nos besoins, il est normal que l’aide de l’Union européenne vienne en complément de celle du FMI. » Becsey répond, ému : « Mais vous ne vous rendez pas compte de l’humiliation psychologique que cela représente de demander de l’argent au FMI. » Almunia rétorque : « Mais c’est la Hongrie qui a commencé par demander de l’aide au FMI avant de se souvenir qu’elle pouvait être aidée par l’Union européenne. J’ai pourtant un numéro de téléphone connu ! » La présidente Béres conclut : « Vous avez tous raison, mais le problème est de savoir pourquoi le premier réflexe d’un pays membre est de chercher du secours auprès du FMI, et non pas de l’Europe. » EuroNaturellement, le rapport Bérès sur l’augmentation de la capacité de la Facilité de balance des paiements de l’Union européenne est adopté en plénière. Est également mis au débat de la plénière un rapport sur les 10 ans de l’euro. Évidemment, même les gens qui, comme moi, ont voté Non à Maastricht, à cause des fameux « critères de convergence » qui eurent un effet désastreux dans les années 90, et de la mauvaise gouvernance imposée par ce Traité qui prévoyait l’irresponsabilité démocratique totale de la Banque centrale, se réjouissent depuis l’origine de l’existence de l’euro. Puisque le prix du passage à l’euro a déjà été payé dans les années 90, autant profiter de la « libération » des problèmes de balance de paiement que l’euro a apportée, et se battre pour améliorer sa gouvernance. Aujourd’hui, les pays les plus nationalistes se réjouissent d’y être entrés ou souhaitent le faire, puisque, dans cette crise, les gouvernements sont au moins débarrassés du problème que la France avait bien connu : défendre sa parité en retenant les capitaux flottants par des taux d’intérêts meurtriers (pour l’économie et l’emploi) afin d’éviter l’inflation à deux chiffres dès que le pays entre en déficit des paiements. Ça ne veut pas dire que tout le monde soit content de l’euro, et ses défauts commencent à devenir criants, quoique partiellement corrigés. Les fameux critères d’accession à l’euro, sous le nom de « pacte de stabilisation et de croissance », avaient été consolidés et intégrés dans le traité d’Amsterdam comme règles budgétaires définitives. Raison pour laquelle en 1997 j’avais conseillé aux Verts de voter Non à Amsterdam, ce qu’ils avaient fait. Mais j’avais bien conscience que, dès qu’il y aurait une récession européenne, ces critères sauteraient. C’est exactement ce qui s’est passé, et en 2005, le pacte de stabilité a été réformé. Comme l’a précisé mardi matin le Commissaire Almunia, l’aide massive accordée aux banques avec la garantie des États (qui donc s’endettent à leur place) pour éviter l’effondrement du système financier n’a été possible que grâce à cette réforme de 2005 du pacte de stabilité. Eh oui ! n’en déplaise aux nonistes d’alors, le pacte de stabilité a été réformé en avril 2005, prévoyant explicitement que les pays qui dépasseraient la règle des 3% de déficit maximal (de l’État) en période de crise ne seraient pas sanctionnés ! Mais évidemment , il ne faut pas en abuser et ces dettes "exceptionnelles" doivent servir à des investissements stratégiques. À noter que (au cas de l’Irlande près) ces aides n’ont pas « faussé la concurrence » : tous les établissements bancaires de l’Union en ont bénéficié, donc y compris les filiales de banques américaines ! En outre, l’évolution d’une partie de la droite, en particulier de la droite allemande, vers des positions néo-planistes, c’est-à-dire dirigistes, appellera très certainement à aller plus loin dans le contrôle explicite de la Banque centrale par les instances politiques. Plus personne d’ailleurs ne s’offusque de la « coopération étroite » entre Juncker, président du conseil des ministes de l’économie de la zone euro, le président de la Commission, Barroso, et Trichet, président de la BCE... coopération explicitement prohibée par le traité de Maastricht avec son dogme de l’indépendance de la Banque centrale ! On attendait donc avec intérêt le rapport sur les dix ans de Maastricht. La commission Économique et monétaire avait choisi comme rapporteurs Pervenche Béres, la présidente fabiusienne de la commission, et Werner Langen (droite allemande). Leur projet de rapport était déjà excellent, les Verts y avaient fait ajouter quelques amendements, il avait été adopté en commission malgré quelques réticences de la droite et des libéraux. Qu’allait-il se passer en plénière ? La partie demeurée libérale de la droite avait demandé la disjonction sur les points les plus avancés, mais ni eux ni nous n’avions demandé de votes nominaux sur ces points, de façon à laisser chaque député de droite voter « en son âme et conscience ». Le résultat est très intéressant. D’abord, le rapport est adopté par une très large majorité (545 pour, 86 contre, 37 abstentions). Tous les amendements améliorant le rapport sont adoptés, tous les votes de suppression qui auraient affaibli le rapport sont repoussés. Outre le rappel traditionnel que la Banque centrale ne doit pas avoir comme seul objectif la stabilité des prix mais également seconder les politiques de l’Union, plusieurs points importants sont acceptés : * Le fait que les biens de bases soient de plus en plus considérés comme des biens financiers accroît leur volatilité à la hausse * Les racines de l’inflation importées doivent être traitées pour elles-mêmes : la modération salariale n’est pas une solution, d’autant que la gobalisation pousse les salaires à la baisse même quand la hausse du prix des biens de base diminue encore le pouvoir d’achat des salariés, * Pour répondre à ce problème, il faut une redistribution de la richesse * Il faut éviter une course vers le bas des impôts sur les bénéfices * Il faut aller vers un objectif d’inflation flexible dans le temps * La Commission doit envisager la création d’obligations européennes (ce qui signifie en clair que l’Union européenne en tant que telle doit être capable de lancer des emprunts, ce qu’elle n’a pas le droit de faire actuellement). * Il faut construire un mécanisme de consultation entre les membres de la Commission avant que ceux-ci prennent des décisions économiques majeures : pas en avant vers un gouvernement économique de l’Europe * Le Parlement doit se voir accorder un statut d’observateur dans les Conseils de l’Eurogroupe La révolution anti-libérale fait donc un pas supplémentaire. Mais je rappelle encore une fois que passer du libéralisme au dirigisme n’est pas en soi un progrès, tant qu’on ne dit pas vers quoi on se dirige. Les réformes de Roosevelt n’ont pas consisté seulement à accroître le pouvoir de l’État fédéral américain, mais aussi en un système de conventions collectives nationales, un système de soutien aux prix agricoles, etc. Les réformes de Mussolini, Hitler ou Franco étaient aussi « planistes »… mais de droite ! Sur ce point (où va-t-on quant au contenu ? ), quelques votes sont tout à fait sympathiques. D’abord, un rapport sur l’avenir des systèmes de sécurité sociale, relativement bon, est adopté. Surtout, la résolution à portée législative (mais en simple consultation du PE, puisqu’il s’agit d’impôts) de Mme Lulling sur les taxes indirectes (accises) sur les alcools et les tabacs est enfin approuvé, par 9 voix de majorité, après une longue Odyssée, dans un sens allant complètement à l’encontre des positions anti-impôts de la rapporteuse, laquelle retire son nom du rapport. Cela grâce à une coalition de la gauche, des Verts et d’une partie des libéraux-démocrates contre la droite… ************* Dimanche, je suis allé balayer les feuilles mortes et mettre un peu d’ordre autour de la tombe de Francine. Les gerbes et bouquets déposées lors de son inhumation ou parvenues plus tard sont tellement nombreux qu’ils couvrent les deux tombes d’à côté. J’ai tout bien rangé, et réparti le surplus de fleurs sur les tombes voisines que personne n’était venu honorer depuis longtemps. Pour Francine qui aimait tant les fleurs, et qui aurait adoré voir la procession de son enterrement marcher à travers le cimetière couvert des fleurs de la Toussaint, c’est une manière de réciprocité dont une aide-soignante m’avait donné une belle leçon. Mais la fée Perline construit un mémorial électronique auquel vous avez désormais accès direct, http://francinecomtesegeste.net. Une sorte de portail vers l’œuvre politique et littéraire de Francine, avec des souvenirs de sa vie et de la cérémonie funéraire. Travaux en cours pour quelques semaines…
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