Trois fées sur le berceau de la Communauté Sud-Américaine
Mercredi 8 décembre 2004
Je me lève aux aurores (décalage horaire aidant) pour aller visiter le couvent San Domingo où doit avoir lieu, à 10 heures, le IIIè Sommet présidentiel d’Amérique du Sud et la proclamation de la Communauté Sud-Américaine des Nations. San Domingo est le plus beau monument de Cuzco, cette ville extraordinaire, l’ancienne capitale des Incas. Il est bâti sur un ancien temple, le Qoricancha, dont les impeccables murailles et quelques salles restent encastrées dans les galeries du cloître. L’édifice célèbre donc en fait la victoire des Conquistadores sur l’empire Inca. Une arcade est ornée de chiens crachant des flammes, allusion provocatrice au jeu de mot latin "Dominicains-Domini Cani-Les chiens du Seigneur". Toute la galerie est ornée de tableaux qui assimilent la vie de Dominique Guzman ("lumière venue en Espagne, qui illuminera le monde", et surtout guide spirituel de l’Inquisition contre les Cathares) à celle du Christ lui-même. Bref, le choix du lieu n’est pas très heureux pour les Premières nations, écrasées jadis par leurs évangélisateurs ! Dans le patio du cloître, les ouvriers disposent les fleurs autour du podium couvert de tissus quechua. Les invités s’installent, les attachées de presse s’agitent. Les indigènes paraissent au balcon. Ils ne sont pas dans leurs vêtements quechuas, mais déguisés en Incas tout droit sortis de Tintin et le Temple du Soleil. Voici donc la place assignée aux indigènes pour la naissance de la CSAN : une référence folklorique ! Mascarade impensable en Equateur, en Bolivie, et même au Guatemala. Mais les présidents prennent place sur l’estrade. L’hôte (Toledo) et le patron (Lula) encadrent Venitiaan, l’élégant président du plus petit Etat : le Surinam, ex Guyane hollandaise. Le président de la Guyana ex-britannique est là aussi. Demain la Guyane française ? Toledo prend la parole. Stupeur : "En 1860, le caudillo indépendantiste bolivien Tupac Katari lançait le cri "Je reviendrai, et je serai des millions". Eh bien, aujourd’hui nous voici ! Aujourd’hui, dans ce temple du Qoricancha, naît la grande Patrie Sud-américaine de 360 millions d’habitants !". Après seulement viendra la référence à Simon Bolivar ! Toledo, au visage indien, marié à une anthropologue belge spécialiste des peuples indigènes, aime à faire valoir ses origines. Une référence dénoncée comme très superficielle, mais là, chapeau, joli coup ! Le président continue : "L’émancipation de l’Amérique du Sud fut un processus incomplet. La création de la CSAN coïncide avec le 180e anniversaire des batailles d’Ayacucho et Jenin, et de l’appel de Simon Bolivar au congrès amphictyonique de Panama". C’est une fleur pour Chavez qui, demain matin, ira célébrer ces batailles décisives de l’indépendance sud-américaine, où, selon le discours du général Cordoba (qu’Alicia m’a récité hier avec la chair de poule), "les officiers se sont conduits comme des soldats et les soldats comme des héros". Et Toledo enchaîne :" Métissage des diversités... Rencontre de l’Amérique et de l’Europe... Inclusion sociale ... Redistribution des richesses... Développement soutenable..." Cette fois, c’est le modèle européen qu’il invoque. "Demain nous aurons un seul passeport, une monnaie commune, un Parlement élu au suffrage universel direct, une constitution..." Trois fées sont donc penchées sur le berceau de la Communauté Sud-Américaine : le souvenir de l’empire pré-colombien (le Tahuantinsuyu des Incas), le rêve avorté de Simon Bolivar... et l’exemple contemporain de l’Union européenne. Mais où sont les cadeaux de baptême ? Toledo les découvre, provoquant les premiers applaudissements : il va signer dans la foulée l’accord avec Lula pour la construction d’une route transamazonienne reliant le Brésil à la côte pacifique via Puno ou Cuzco ! Le président bolivien, Mesas, porté au pouvoir, il y a juste un an, par une insurrection aymara, enchaîne aussitôt :"Comme au temps de l’empire Inca, l’unification de l’Amérique du Sud sera le fait des infrastructures de transport... Mais il ne faut pas en rester à cette vision technique. » Et de mettre en valeur la diversité culturelle du continent, la dualité San Domingo-Qoricancha, la présence des langues indigènes, de l’anglais du Guyana et du hollandais du Surinam. Et d’appeler à la mise en place d’un Fonds structurel pour les régions les plus pauvres, « comme en Europe » (le Brésil et le Venezuela paieront ?) Lula prend la balle au bond… non pas sur le thème de l’inclusion sociale, mais des infrastructures ! Toledo et lui signent l’accord pour la Transamazonienne, appelant à la tribune les gouverneurs des régions déshéritées que traversera cette route. Je songe bien sûr aux désastres écologiques et à la clochardisation qu’elle sémera, avec le « développement », tout au long de son tracé… Une route dans l’Amazonie n’est pas qu’un axe de transport à longue distance, c’est d’abord l’ouverture de nouveaux « fronts pionniers ». Mais, dans l’ambiance un peu lyrique de ce sommet, ça représente au moins une réalisation concrète, un peu comme la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier dans les années cinquante. Alicia m’expliquera plus tard qu’aussitôt après la cérémonie Chavez a engueulé Lula : « L’Amérique du Sud ne se fera pas par les infrastructures, mais seulement si elle apparaît comme un moyen de faire reculer la pauvreté ». S’en serait suivi un échange aigre doux (« Notre ami Chavez est resté jeune… – Comment ! mais j’ai 50 ans ! etc »). Après le déjeuner, le président Uribe (Colombie) nous accorde une entrevue. Je tenais en effet à l’entretenir de deux choses. D’abord, l’importance accordée par l’Union Européenne à l’échange humanitaire des prisonniers entre le gouvernement et les Farc, en particulier d’Ingrid Betancourt, même si nous pensons qu’Ingrid et les autres élus victimes d’enlèvement devraient être libérés unilatéralement. Ensuite, nos réticences sur la démilitarisation des AUC, qui nous paraît une vaste opération de blanchiment accordant l’impunité à des assassins et des narcotrafiquants. Uribe, très à l’aise, me répond : « Mais nous avons accepté l’échange humanitaire ! En gage de bonne volonté, j’ai libéré unilatéralement, la semaine dernière, 23 guérilleros prisonniers. Mais les Farc nous demandent maintenant une zone démilitarisée pour négocier l’échange des prisonniers. Pas question de recommencer l’expérience de San Vincente del Cagan ! S’ils ne me font pas confiance, ils n’ont qu’à organiser la négociation en Suisse ou à la nonciature. Quant aux AUC, leur démilitarisation n’implique aucune amnistie pour les auteurs de crime de sang » Que répondre ? Je n’ai pas les éléments sur le premier point, mais il semble parfaitement vraisemblable. Les Farc avaient réussi à faire porter à Uribe le chapeau du blocage, c’est bien leur genre de surenchérir dès que la situation se débloque. Quant au second point, je l’accueille avec scepticisme. Toutes nos informations convergent : la démilitarisation des AUC n’est qu’une opération de blanchiment des pires criminels de la « sale guerre ». Au fond, je sais bien que toute paix civile implique une amnistie et toute amnistie implique une part d’impunité. C’est pourquoi elle demande aussi une vaste opération préalable de repentance et de réconciliation sociale dont la Commission Réconciliation et Vérité de Mgr Tutu, en Afrique du Sud, avait donné l’exemple et inspiré mes prises de position sur la Corse. Rien de tout ça dans le processus de négociation avec les AUC. Mais le cas des AUC (Autodéfenses Unies de Colombie, nées de la fusion des paramilitaires, des sicaires des grands propriétaires et des patrons, et des gangs armés du narcotrafic) présente une difficulté supplémentaire : en les amnistiant, l’Etat, qui a sous-traité de fait la « sale guerre » contre les syndicats et les guérillas à ces pseudopodes, s’amnistie lui-même. Paralysé par mon propre rôle de président d’une délégation d’un Parlement de droite, barbouillé par l’altitude, et surtout convaincu qu’il ne sert à rien de se lancer dans une argumentation de principe au cours d’une conversation en tête-à-tête avec celui que beaucoup de Colombiens considèrent comme « le président des paramilitaires », je me contente de rappeler que l’Europe restera particulièrement vigilante sur le respect des droits de l’Homme et la protection des non-combattants. Nous terminons la journée en allant rendre visite à un programme financé par l’Union, Pro-Manu. Manu est un des plus grands, des plus beaux et des plus riches parcs naturels du monde. Il descend de la Sierra (à 3200 mètres) jusqu’au bassin de l’Amazone. Deux groupes indigènes y vivent depuis toujours et ont été autorisés à y rester (mais déjà, les jeunes qui connaissent la « civilisation » commencent à revendiquer un peu plus de confort). Toute autre installation est interdite, le tourisme est limité à une zone. Or les indigènes de la montagne, poussés par le froid, la violence engendrée par le Sentier Lumineux, la pression démographique, commencent à migrer vers la plaine, qu’ils colonisent avec des méthodes aussi improductives que désastreuses (culture itinérante sur brûlis, etc). Le programme pro-Manu cherche à sédentariser ces colons dans une zone-tampon avant qu’ils n’arrivent au parc, en leur apprenant des techniques agricoles efficaces. « Mais ils exigent de nous tout ce qu’on attend d’un Etat, se désole le responsable : des routes, des services publics ! » « N’est-ce pas normal ? lui demandé-je. Ces limites du parc, c’est pour eux une contrainte tombée du ciel au nom du salut de la planète, de la conférence de Rio ou d’on ne sait quoi. On leur enlève le « droit » de défricher, c’est une contrainte d’Etat qui n’est légitime que si on leur offre ce qu’un Etat est censé offrir. — Mais si on utilise de tels arguments, il faut alors reconnaître qu’il faut payer les gens pour qu’ils respectent leur environnement ! — Ben oui, ça s’appelle rémunérer le service environnemental rendu à la planète — Mais c’est déjà nous qui les aidons à sortir de la pauvreté en leur apprenant à cultiver correctement. » Etc. On retrouve en direct et sur le tas les mêmes débats qu’à la conférence de l’IUCN il y a 15 jours…
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