Bolivie sous la neige
Dimanche 11 septembre 2005
Me voici à La Paz, deux ans après ma première visite. J’étais venu en Bolivie la première fois, seul, pour tâcher de comprendre cette étrange insurrection contre « l’exportation de gaz par le Chili ». Elle traduisait d’abord et avant tout un surgissement des masses indigènes sur la scène politique bolivienne, au nom de la dignité et de la récupération des ressources naturelles du pays. La Bolivie (par ici la belle carte), comme le Pérou, est en effet un pays très majoritairement indigène (principalement Aymara et Quechua sur les hauts plateaux et dans la montagne, Guarani dans le piémont et la plaine amazonienne), mais régi par les créoles d’origine espagnole et plus ou moins métissés, avec jusqu’à récemment une (auto)répression totale de l’identité indigène. Les indiens de l’Altiplano se définissaient d’abord comme paysans, ouvriers, commerçants... En fait ils sont surtout très pauvres, la Bolivie étant le pays le plus inégalitaire des Amériques après le Brésil. L’insurrection avait renversé le plus terrible d’une succession de présidents ultra-libéraux, Sanchez de Lozada, dit Gani. Son vice président Mesa lui avait succédé. Deux ans durant, il a navigué à vue entre la classe politique traditionnelle, totalement discréditée, qui tenait le législatif, et les mouvements sociaux de plus en plus enragés. Ces derniers exigeaient carrément la renationalisation des hydrocarbures et des entreprises de distribution de l’eau qui avaient été concédées à des entreprises étrangères, et puis surtout une assemblée constituante pour créer un nouveau pays, dont on attendait monts et merveilles. En fait, Mesa a fait passer difficilement une loi sur les hydrocarbures quadruplant la rente gazière prélevée sur les multinationales, mais sans procéder à une nationalisation juridiquement, financièrement et techniquement risquée. En juin de cette année, Mesa, excédé, démissionnait, appelant le pays à ne pas céder à la tentation de la guerre civile. La médiation de l’Église catholique avait permis la mise en place de son remplaçant, le président de la Cour suprême, juriste très respecté, Eduardo Rodriguez. On avait évité ainsi le risque que présentait le suivant dans l’ordre de succession légale, le président de la Chambre accusé d’être trop lié aux classes dirigeantes de Santa Cruz. Cette ville, chef-lieu d’un immense département qui couvre le front pionnier de l’Amazonie, est aujourd’hui la capitale économique du pays. Dominée par une droite issue du narco-trafic ou gérant l’industrie gazière-pétrolière (qui est en fait dans un autre département !), Santa Cruz est soupçonnée par les habitants de la montagne et des hauts plateaux de préférer la sécession à une Bolivie qui serait dirigée par la gauche indigène de la montagne. Les événements de juin avaient troublé le Parlement européen, qui avait voté une résolution tout-à-fait correcte, appelant en particulier la Bolivie à régler démocratiquement et pacifiquement ses problèmes, et notamment les problèmes des inégalités, de la pauvreté et de l’exclusion des indigènes. La résolution appelait même la Bolivie à utiliser ses ressources naturelles, y compris énergétiques (le gaz...) au profit de son développement et de la réduction de la pauvreté. La résolution décidait l’envoi d’une mission : c’est le but de ce voyage, qui va durer une semaine. Comme il s’agit d’une mission extraordinaire, je n’en suis pas de droit le président au titre de ma présidence pour la Communauté Andine des Nations. Le Parti Populaire Européen en a revendiqué la présidence et proposé pour cette charge Fernando Fernandez, solution qui me convient à merveille. D’abord, j’aime bien Fernando, et je lui sais gré d’accepter avec bonne grâce son rôle de vice-président de la délégation pour la CAN. Ensuite, sachant très bien que plusieurs députés du PPE ou même du Parti socialiste européen ne participeraient à cette délégation que dans le but de réaffirmer les droits des multinationales européennes sur l’eau et sur les ressources énergétiques de la Bolivie, je préférais ne pas en assumer la présidence et garder mon indépendance. Pour ce faire, notre collaboratrice Gaby Kueppers a préparé une sorte de pré-mission avec l’aide de Peter, de Terre des Hommes-Allemagne : il s’agit de rencontrer les mouvements sociaux que la mission officielle, beaucoup plus tournée vers les partis et les institutions discrédités de la Bolivie, ne rencontrera pas… Dès le dimanche donc, la Fondation La Paz, qui s’occupe des jeunes, enfants et adolescents, a préparé pour nous une rencontre avec les mouvements sociaux de Pampahasi, quartier qui occupe les hauteurs en face de El Alto, par rapport au canyon où se niche La Paz, quelques centaines de mètres plus bas. C’est presque aussi haut (vers 4000 mètres) ; il y fait froid, humide et pauvre. C’est la fin de l’hiver : il y neigera plusieurs fois pendant notre séjour, et cette rudesse du climat se combine à 3 années de mobilisation ininterrompue, au chômage et à la faim, pour expliquer un certain épuisement qui se combine à la radicalisation. Il y a là le mouvement des Mères et Pères de Famille, l‘Association de Voisins, l’ADIA (association pour les droits des enfants et adolescents), les JANN’s (Jeunes adolescents, garçons et filles) et les NAT’s.(jeunes travailleurs). Il s’agit donc d’un point de vue sur la crise très orienté "enfance des rues, enfance au travail, familles…" Les jeunes nous déclarent fermement : « Nous ne sommes pas l’avenir de la Bolivie, nous en sommes le présent ». Beaucoup d’entre eux travaillent en effet, et participent aux mouvements sociaux ! Ici, ce sont des ados dont plusieurs somnoleront de fatigue en fin de réunion, mais la veille Gaby a rencontré le "Parlement des Enfants" dont certains députés ont 11 ans ! Ils s’étendent longuement sur les dégâts que provoque, dans leur vie quotidienne, la vague de privatisations quasi totale lancée par les derniers gouvernements de droite, surtout Goni. En effet, la privatisation de l’eau, accordée à la Suez sous le nom de Aguas de Illimani, a provoqué une hausse terrible du coût de raccordement de chaque logement au réseau d’eau potable (de l’ordre de 600 dollars, compteur compris, il représente environ 10 mois de salaire), et de chaque litre d’eau consommé. Il ne veulent plus de la Suez, mais ne veulent pas non plus revenir à la situation antérieure où l’entreprise publique était plus un fromage pour politiciens (et donc assez inefficace) qu’au service du peuple. Deux choses me frappent. D’abord, leur insistance sur le racisme dont ils sont, en tant qu’indigènes, les victimes : « Le racisme est plus grave que les privatisations, car la discrimination nous interdit l’emploi ». Et puis surtout, une profonde aspiration à la paix civile : « Il faut unir tous les Boliviens. Les partis politiques sont discrédités. Nous n’attendons rien des élections qui viennent, ni de la Constituante. – Mais quand même, les partis de droite sont vos ennemis ? – Ils ne font pas partie du peuple bolivien car ils sont corrompus. » Cette perception des divergences comme "étrangères au peuple", et cette demande de paix sociale, alors que les leaders de certains mouvements sociaux semblent pousser vers une « montée aux extrêmes » (de journées insurrectionnelles en journées insurrectionnelles, chacune dépassant en radicalisme la précédente... jusqu’au coup d’arrêt "thermidorien"), est bien typique des processus révolutionnaires. On en connaît l’analyse pour les révolutions française et russe ; j’ai suivi ce phénomène de mes yeux pendant la révolution portugaise de 1974-75. J’ai un peu l’impression que les masses sont tellement épuisées qu’un phénomène de "majorité silencieuse" (l’appel à en finir, même au prix d’un "retour à l’ordre") peut se retourner contre la gauche, et pas seulement contre les extrémistes qui surenchérissent à chaque fois contre l’armistice précédente, mais même contre le centre-gauche. Par ailleurs, je ne suis pas entièrement convaincu que l’opposition entre le peuple et ses ennemis soit uniquement due à la corruption de quelques dirigeants de droite. Il y a de vrais ennemis du peuple, et puis il y a ceux qui, par ambition ou par maladresse, aiguisent les oppositions au sein même du peuple. Nous avons un long et riche débat sur ce sujet. Après la réunion, nous filons visiter une crèche qui, comme tout ce qui reste d’institutions sociales en Bolivie, est régie par une ONG courant après les subventions. Sur les murs sont épinglées les courbes de l’état sanitaire des enfants de la crèche, avec tous les signes inquiétants : instabilité, malnutrition, etc . La directrice nous confirme que beaucoup de ces enfants n’ont rien d’autre à manger que les repas de la crèche, et d’ailleurs maigrissent pendant le week-end. Elle nous explique comment Aguas de Illimani a asphyxié financièrement le fonctionnement de la crèche : on a renoncé à l’usage des chasses d’eau, tellement l’eau est devenue un bien de luxe ! Je promets d’écrire à la direction de Suez. Nous allons déjeuner dans un centre d’accueil de filles de la rue, Oqharikuna (« Levons nous ! »). Ces filles ont en général quitté leur famille à la suite d’agressions sexuelles, et ont pendant des années vécu dans la rue, de vol, de prostitution. Une d’elle m’explique combien, après une telle expérience, il est difficile de quitter la rue et de venir dans une institution où on leur réapprend un minimum d’autodiscipline et un métier. La plupart de ces filles sont arrivées avec des bébés conçus dans la rue (fruit d’un viol, mais aussi besoin de "carino", de tendresse à offrir), donc des enfants de la rue de deuxième génération… Nous filons ensuite à Radio Erbol, un réseau de radios alternatives qui couvre la totalité de la Bolivie. C’est évidemment un outil décisif car une grande partie des Boliviens ne savent pas lire et n’ont pas la télévision. Dans le studio nous attendent les animateurs du réseau, en compagnie de Alvaro Garcia Linera, qui est le candidat à la vice-présidence d’Evo Morales. Un homme très séduisant, selon Gaby. A première vue, je partage son avis. Cette remarque n’est pas si futile : quelques jours plus tard, les journaux annonceront que la candidate vice-présidente du candidat de droite Quiroga, Marie-Renée Duchene, écrase Alvaro dans les sondages de popularité. Marie-Renée est en effet une jolie femme d’allure moderne, genre animatrice de débat télé. Alvaro n’est pas seulement bel homme, il est surtout mathématicien, sociologue, ancien militant de la cause indigéniste, jusqu’à avoir participé il y a bien longtemps à la guerilla en compagnie du très radical Felipe Quispe. Qu’il ait rejoint Evo Morales, ancien leader des cultivateurs de coca du Chaparé devenu très "centre-gauche" (un peu comme Lula), est hautement significatif. Aujourd’hui, Quispe et les leaders les plus radicaux rencontrés il y a deux ans sont en train de s’isoler, quand ils n’ont pas rejoint la droite, comme Roberto de La Cruz, l’ancien leader de la lutte d’El Alto. Avec Alvaro, dont j’avais lu quelques articles, la conversation roule sur le problème du double nationalisme du mouvement populaire (voir La Bolivie entre bolivarisme et Kollasuyu). Il m’explique finement l’évolution des références de ce nationalisme populaire qui n’est rien d’autre qu’une révolte contre le colonialisme et le néo-colonialisme. La difficulté est évidemment que les ennemis dans le colonialisme (les Espagnols et les créoles) sont différents des ennemis dans le néo-colonialisme (les gringos et les Chiliens). Le mouvement populaire dans la Sierra et l’Altiplano hésite donc entre une révolte nationaliste bolivienne et une référence indigèniste au monde pré-colombien, sans compter les hésitations sur la question de l’alliance ou non avec les forces de gauche créole, sur l’entrisme dans le mouvement syndical, etc. Ces débats se sont cristallisés en deux ailes : l’une, très nationaliste-indigéniste, frayant peu avec la gauche créole et refusant le syndicalisme, l’autre insistant sur ce qui unit le mouvement indigéniste au reste de la gauche et insérée fortement dans le syndicalisme. Dans la période récente, cette divergence a pris la forme "Felipe Quispe contre Evo Morales". Mais récemment Felipe Quispe, voyant son prestige diminuer considérablement face à son jeune rival, a développé une pratique syndicale tout en tempérant son nationalisme aymara par une promesse « d’assimilation » offerte aux créoles et aux métis. Symétriquement, le mouvement paysan et surtout cocalero (cultivateurs de coca), et les mouvements urbains de El Alto se sont « indigènisés », c’est-à-dire que les luttes sociales ont pris une coloration indigèniste. Du coup , Evo Morales fait lui-même du « aymara soft », bien qu’il soit l’incarnation de la coalition de tous les centres gauche. Il s’agit bien d’un centre gauche : encore plus nettement qu’il y deux ans, Evo Morales est en butte à ceux qui le considèrent depuis le début comme un futur Lula. Il n’a pas encore accédé au pouvoir qu’on voit déjà sur les murs des inscriptions : « Evo y Goni : la misma mierda ». La conversation roule ensuite sur la possibilité d’une scission de Santa Cruz et de toutes les "terres chaudes" amazoniennes, en cas de victoire de la gauche sur l’Altiplano. Mes interlocuteurs ne sont pas très inquiets, je reviendrai sur ce point dans mon blog consacré à la visite à Santa Cruz. Nous finissons la journée au Fobomade, forum bolivien sur l’environnement et le développement. Je suis censé présenter la politique commerciale de l’Union européenne, face à une assemblée de mouvements paysans et écologistes. Il y a là en effet des représentants des petits producteurs, des producteurs bio etc. J’explique que l’Union européenne ne cèdera certainement pas sur son protectionnisme agricole à la conférence de l’OMC à Hong Kong, mais qu’en revanche, nous avons bon espoir de faire aboutir la suppression des subventions à l’exportation. Une participante insiste sur l’ouverture des marchés européens. Je m’étonne : jamais dans les forums sociaux mondiaux, les associations et syndicats du Sud, notamment ceux liés à la Via Campesina, n’ont avancé de revendications pour l’ouverture des marchés agricoles européens : tout le monde semble d’accord pour le respect de la souveraineté alimentaire. Cela dit, on peut envisager de se battre pour l’ouverture sélective de certains marchés agricoles européens, notamment aux produits bio venu de Bolivie (théoriquement, la Bolivie est un pays sans OGM, mais le soja transgénique se développe par contrebande). Le débat tourne alors sur l’introduction des clauses sociales dans cette ouverture sélective. J’explique qu’il est possible, dans un accord international, de distinguer un soja transgénique d’un soja non transgénique, mais c’est pratiquement impossible de distinguer un soja produit par une grande exploitation capitaliste d’un soja produit par une coopérative de petits paysans. Seule une labellisation sociale permettrait au consommateur de privilégier volontairement des petits producteurs boliviens : c’est le principe du commerce équitable. Une Italienne d’une ONG locale s’emporte alors contre les agences de labellisation écologique et sociale européennes en me citant quelques contre-exemples. Débat loin d’être clos…
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