Vacances, II : Ulysse et les kri-kri
Mercredi 24 août 2005
Seconde partie de mes vacances : dans une petite île des Cyclades, Schinoussa, puis en Crète. Nous n’y étions pas revenus depuis un quart de siècle. Entre temps, j’ai écrit mon livre sur Phèdre, tellement marqué par mon premier voyage. Je découvre ou redécouvre avec émotion ce que le mythe doit à l’histoire religieuse de cette île. Par exemple, au musée de Chania, la minuscule tablette d’argile écrite en linéaire B qui, au 15ème siècle avant notre ère (mille ans avant l’écriture de la pièce d’Euripide), mettait sur le même plan Dionysos et Zeus, ou cette collection de petits taureaux d’argile tirés d’un sanctuaire de Poséidon, qui identifiait ce dieu (chez les Grecs classiques, dieu de la mer) au dieu des puissances souterraines (Hadès) et au dieu de la fertilité lui-même, Dionyssos. Je ne les connaissais que par des notes en bas de page des livres de Maria Daraki qui m’avaient mis sur la piste du « dieu masqué », tirant les ficelles de cette tragédie. Sur les bateaux, sur les plages, je relis l’Ulysse de James Joyce. Je le lisais déjà lors de mon premier voyage dans les Cyclades, dans la « vieille » traduction d’Auguste Morel. Cette fois, je lis la nouvelle traduction coordonnée par Jacques Aubert. La première m’avait cassé les pieds, la nouvelle est en permanence jouissive. Aubert explique qu’au bout de soixante-dix ans, les analyses du roman de Joyce ont tellement permis d’avancer dans la compréhension qu’une nouvelle traduction s’imposait. J’aime à le lui entendre dire ! En juillet, je me suis moi-même exercé à un petit essai (bientôt sur cet écran) sur un poème de Mallarmé. Je dois m’y défendre de l’objection de Blanchot sur l’inutilité de la compréhension approfondie pour traduire un texte littéraire et vice-versa : « ce que le poète a voulu dire, il l’a dit ! ». Là, le travail organisé par Aubert est absolument remarquable, s’agissant d’un texte dont le caractère révolutionnaire consiste justement en un travail sur la langue. Cela dit, et pour reprendre le mot d’un des personnages, je me suis parfois demandé, à la fin de certains épisodes, « qu’ai-je appris d’eux, qu’ai-je appris de moi ? ». Une question qu’on ne risque guère de se poser à la lecture d’autres sommets du 20ème siècle tels que La recherche du temps perdu ou L’homme sans qualité... Joyce a sans doute révolutionné notre conception de la littérature, mais ma formation classique m’incline quand même à préférer les grands « moralistes ». On peut lire aussi Ulysse comme un hommage de l’Irlande à la Grèce : deux petites nations qui ont affirmé leur personnalité, l’un face à l’Empire britannique, l’autre face à l’Empire romain, comme Israël face à l’Empire du Pharaon. Aujourd’hui, la Grèce comme l’Irlande sont dans l’Union européenne, on y paie en euros. Et la Grèce reste toujours la Grèce, l’Irlande toujours l’Irlande. Et que serait une Union européenne sans la Grèce et l’Irlande ? A la fête de Schinoussa, je suis, avec le grand résistant anti-fasciste Manoulis Gleizos, invité d’honneur. Car je suis aussi leur député. Problème : sur les paquets de chips, les ingrédients sont décrits en grec, puis en anglais, en allemand, puis en albanais, en bulgare et en « FYROMien » (comme disent les grecs pour ne pas les appeler macédoniens). Eh oui, vues de la Grèce, cet avant-poste de l’Union dans l’ancien empire romain d’orient et dans l’ancien empire ottoman, les frontières de l’Europe ne sont pas atteintes… sans même parler de la Turquie. Rencontrée sur un bateau, Maria Karamesini, qui fut l’une de mes plus brillantes thésardes, aujourd’hui grande spécialiste du marché du travail grec, m’explique la révolution de l’immigration en Grèce. 70 % des immigrants sont des Albanais. Beaucoup d’autres sont des « Pontins », c’est à dire des Grecs de la Mer Noire… essentiellement des Georgiens, donc. Tous ses peuples peuvent légitimement se penser comme européens, si les Grecs le sont, et nous avons tout intérêt à ce qu’ils soient un jour couverts par le même droit social que nous ! Les plombiers de l’Europe orientale n’ont pas fini de nous faire peur. Au moins la Crète, comme l’Irlande, a formidablement bénéficié de son appartenance à l’Union européenne. Tout y respire une relative aisance. La bannière aux douze étoiles flotte sur d’immenses vergers et oliveraies parfaitement entretenus, sur les vastes champs d’éoliennes qui couronnent les hauteurs de ce chapelet de causses. À vrai dire, l’éolien existe sous trois formes en Crète : les squelettes des antiques moulins, eux aussi sur les crêtes et les cols, les petits puits artésiens qui irriguent les dolines, et, donc, ces majestueux champs d’éoliennes ultra-modernes. Je sais que les éoliennes n’ont pas toujours bonne presse chez les écologistes, quand elles défigurent un site unique ou qu’elles sont placées sur le passage des oiseaux migrateurs. Là, je dois dire qu’en Crète elles m’ont paru magnifiques. Surtout, ce retour de l’humanité, vers les énergies renouvelables à l’origine de nos civilisations et enrichies par le progrès technique, me paraît très émouvant. Autre curiosité de ces « retours » de l’éco-système homme-nature, l’affaire des kri-kri. En Crète existent plusieurs espèces de mammifères sauvages, comme le presque invisible « chat furieux » et le kri-kri, qui est une sorte de bouquetin. Comment ces mammifères sont-ils apparus ici ? Certainement pas par l’évolution locale des espèces et probablement pas à la nage. Donc ils sont venus sur des bateaux avec les premiers hommes à une époque où ils étaient… domestiques. Ce retour à la sauvagerie d’animaux, qui sont eux-mêmes issus de la domestication d’animaux sauvages lors de la révolution néolithique, s’appelle marronnage (comme pour les esclaves). La chèvre est la descendante humanisée du bouquetin, et le kri-kri un descendant de la chèvre, rendu à l’état sauvage, chassé depuis l’age de bronze au moins et devenu extrêmement farouche. Et pourtant, au cœur des célèbres gorges de Samaria, les kri-kri se sont approchés de nous ! Ils n’osaient pas le faire il y a vingt-cinq ans. Ces kri-kri en voie d’apprivoisement marqueraient une sorte de dé-marronnisation ou de re-néolithisation, conséquence de la création du parc naturel de Samaria (qui vise aussi à la protection des derniers gypaètes barbus) où ces animaux savent que les humains ne viennent pas pour les chasser mais pour « randonner », et sont bien dressés à ne pas les embêter ! Cet étrange apprentissage du tourisme par des animaux sauvages est perceptible dans toutes les zones protégées, et même dans les périodes protégées. Ainsi, en Californie du nord, les daims, biches et cerfs se promènent sur les routes pendant les périodes d’interdiction de la chasse. Pour éviter un massacre le jour de l’ouverture de la chasse et les informer qu’ils doivent provisoirement regagner les montagnes, on les prévient, non par les journaux, mais en ouvrant la chasse pendant deux jours… aux seuls tireurs à l’arc !
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