Porto-Alegre 2005 : un FSM fantastique
Lundi 31 janvier 2005
Dès la manifestation d’ouverture, mercredi, on n’en peut plus douter, le cru 2005 du forum social mondial à Porto Alegre sera encore plus impressionnant que les précédents. Les organisateurs estiment le nombre de cartes vendues à 150 000 dont 30 000 étrangers. Ceci représente donc autant que la totalité des participants lors de la première « saison », en 2001. Mais, autre surprise, il n’y a plus de carré de tête, il n’y a tout simplement plus de « politiques » visibles dans cette énorme manifestation. Le Parti des Travailleurs est désormais au pouvoir, il en subit l’usure, la contestation, l’impopularité. À Porto Alegre, aux dernières élections locales, il a perdu la ville et la région qu’il administrait avec originalité depuis des lustres. L’ancien maire puis gouverneur, Olivio Doutre, désormais ministre des villes, n’est qu’un piéton parmi d’autres dans la foule. Et déjà se dessine l’extraordinaire progression qualitative de ce qui est vraiment cette fois-ci un forum des mouvements sociaux. Les syndicats sont nombreux mais ce n’est pas étonnant. Les organisations des droits de l’homme, les organisations écologistes, les mouvements caritatifs chrétiens sont extrêmement représentés. Reste à voir comment vont se passer les débats. Les organisateurs se targuent d’avoir appris la leçon de Bombay : tout le forum aura lieu sous la tente. De toute façon, les universités de la ville ne peuvent contenir cette foule immense. Quant aux tentes, elles sont évidemment plus luxueuses que celles de Bombay, certains architectes ont innové, les recherches en réfrigération s’en sont donné à cœur joie : ventilateurs, brumisateurs, climatiseurs se déchaînent sous des tentes de plus en plus écrasées de soleil au fur et à mesure que la semaine progresse. Le résultat est tout aussi mitigé qu’à Bombay : un grand pas en avant dans l’inconfort dont la qualité des débats se ressent parfois. Cela dit, le pari d’un camp de toile le long du lac, avec au centre le camping de la jeunesse, avec des entrées partout et pratiquement aucun contrôle, avec des allées largement ouvertes aux petits marchands informels, est peut-être pour quelque chose dans le succès de cette édition. 130000 « locaux » donc, c’est énorme, et ça donne un aspect d’immense fête de la jeunesse (ici, c’est les vacances d’été). Alors les débats ? Eh bien, il faut reconnaître qu’ils ont également progressé considérablement. Il est clair que les réseaux qui se sont mis en place à l’occasion des forums précédents, mondiaux, continentaux ou locaux, sont maintenant bien établis et produisent des résultats. Les grandes campagnes (sur l’eau, contre le traité de libre-échange des Amériques etc.) ont rodé les militants à un langage commun. Le plus surprenant est l’expansion du village de l’économie solidaire : un concept qui existait à peine lors de la première version et qui aujourd’hui occupe un quartier entier du village de tentes, où l’on vend évidemment les produits de l’économie sociale et du commerce équitable, mais où s’approfondissent surtout les liens entre les expériences de tous les pays. Il ne faut pourtant pas idéaliser le pas en avant accompli. Toujours le même plafond de verre : la question des institutions. Ce forum social sait coordonner les luttes, il sait résister, il ne sait pas proposer d’alternative (sauf justement l’économie sociale et solidaire) et la question n’avance toujours pas depuis qu’elle a été posée. J’en fais une expérience très directe. Naturellement, je me spécialise particulièrement dans les débats sur les traités de libre commerce (TLC). J’assiste pendant de longues heures à un atelier intitulé : « Les pays Andins face au TLC » Il s’agit de la riposte des Etats-unis à l’échec du traité de libre-échange des Amériques (ALCA). Leur proposition de traité lierait les Etats-unis, la Colombie, l’Equateur et le Pérou. Les militants, évidemment, très fiers d’avoir vaincu l’ALCA (avec l’aide de Lula et de Chavez quand même !) sont tout aussi mobilisés contre le TLC. J’admire l’extrême sophistication des analyses présentées, détaillant avec précision les stratégies diversifiée des classes dominantes de chacun de ces pays, l’attitude des partis populistes etc. Une même réponse apparaît dans ces trois pays : exiger un référendum pour ratifier l’adhésion au TLC. Mais je suis un peu gêné : en trois heures, aucune référence n’est faite à la Communauté Andine des Nations, à laquelle appartiennent les trois pays, ni à la Communauté Sud-Américaine des Nations qui vient d’être créée à grand son de trompe. Le débat avec la salle commence, je me lève, me présente. Je raconte l’anecdote de Fernando à Cusco : « Pourquoi vos amis altermondialistes ne sont-ils pas là à manifester contre la Communauté Sud-Américaine des Nations ? ». « Parce que, avais-je répondu, ils ne sont pas contre ». « Alors pourquoi ne sont-ils pas là à manifester Pour la Communauté Sud-Américaine des Nations ? » « En bien, dis-je en m’adressant à la tribune, c’est la question que je vous pose aujourd’hui. ». Spectaculaire embarras à la tribune. Le représentant de la Colombie, Hector Moncayo, président de l’ILSA, un vieil ami, prend la parole. Il me présente à la salle, faisant référence à mon passé d’intellectuel marxiste et écologiste, me félicite pour ma nouvelle charge de président de la délégation du Parlement pour la CAN, et enchaîne : « Quant à la CSAN, nous observons avec une neutralité bienveillante cette initiative des présidents Lula et Chavez, mais nous nous interrogeons sur sa pertinence. Des infrastructures à travers la forêt, ça va détruire l’environnement. Si c’est pour un autre traité de libre-échange sans dimension sociale et politique, nous ne sommes pas d’accord. » Un autre intervenant à la tribune conclut : « Une autre intégration de l’Amérique latine est possible. » Je vais voir les intervenants après le débat et leur explique mon étonnement. Une fenêtre historique des présidences Chavez et Lula, ils ne la reverront pas avant des dizaines d’années. Une autre intégration de l’Amérique latine est possible, mais elle est certainement dans celle-là, aurait dit Paul Eluard. Je les supplie : « Ne refaites pas l’erreur du mouvement ouvrier français en 1957, qui a laissé passé le Marché commun, et un demi siècle plus tard, commence à réclamer une Europe sociale. » Ce thème sera celui de toutes mes interventions. Je le développe à l’un des débats auxquels je suis invité à participer, sur : « Mouvements sociaux, partis et gouvernements » Je le développerai évidemment dans mon discours introductif au Forum parlementaire mondial. Mais dès le lendemain, la réponse vient des « politiques », qui organisent, sous une tente immense (plus de mille place, archi-bourrée), un débat sur la création de la Communauté Sud-Américaine des Nations. Débat extrêmement intéressant. Il confirme à la fois l’enthousiasme provoqué dans la jeunesse par cette perspective, sa charge très idéologique, les hésitations.quant aux premières démarches à effectuer. Marco Aurelio Garcia, conseiller de Lula pour les affaires étrangères, et à qui je viens de raconter le scepticisme de l’atelier de la veille, attaque bille en tête : « Mon ami Alain Lipietz me dit que dans le Forum social mondial, on est sceptique face à la Communauté sud-américaine des nations. Et bien voici la réponse ! », dit-il en montrant la salle, archi-comble. Immense ovation de la jeunesse enthousiaste. Mais quand il s’agit de passer au contenu, son discours devient très développementiste années soixante, à la Cardenas. Il parle ponts, chaussées, pétrole, acier en commun, bref, la CECA ! Même discours chez le ministre Aldo Rebello qui fait toutefois l’éloge de la langue guarani langue officielle du Paraguay. Le consul du Venezuela tient lui, au contraire, un discours extrêmement idéologique et politique, bien bolivarien, allant jusqu’à évoquer une banque centrale et une monnaie unique ! Mais celui que toute la jeunesse attend, bien évidemment, c’est le ministre (Vert) brésilien de la culture , le chanteur Gilberto Gil ! Il commence d’ailleurs par nous chanter une petite comptine qu’il a apprise à Lima. Suit un très intéressant discours sur la formation des langues du continent latino-américain, avec cette interrogation, faut-il aller vers le "portugnol", ou bien enseigner véritablement l’espagnol aux brésiliens (et vice-versa). Il poursuit en dissertant sur le problème qui tient certainement le plus à cœur aux latino-américains, celui de la souveraineté. Il explique qu’il faut trouver le juste équilibre entre l’indépendance et l’interaction, cite Foucauld et Merleau-Ponty, parle de substituer à la souveraineté les concepts de gouvernance et de multilatéralisme… Un discours que je sais très difficile à entendre par les latino-américains, habitués depuis plus d’un demi-siècle à considérer le nationalisme comme la valeur de gauche par excellence. « Pas facile ? conclut-il. Mais la vie n’est pas facile ! ». À leur tour, les deux secrétaires généraux des grandes confédérations syndicales, la CUT brésilienne et la CAT argentine, soulignent l’importance d’une intégration culturelle mais aussi sociale évidemment. Le mouvement ouvrier sud-américain sera-t-il plus prompt que le mouvement ouvrier européen à se saisir du problème de l’intégration continentale ? Ce serait un grand succès des Forum sociaux de Porto Alegre ! Le Forum Parlementaire Mondial a lieu en centre ville, au siège de l’assemblée de l’Etat du Rio Grande do Sul, climatisée et glaciale. Une centaine de participants, ce qui n’est pas mal mais un peu décevant. Cette année, la résolution politique, bien négociée, est extrêmement riche. On a quand même des surprises. Lorsque, pendant la nuit de négociations, je fais remarquer que le paragraphe sur la suppression des armements nucléaires est un peu convenu, et qu’il vaudrait mieux rajouter quelque chose sur ce qui est le vrai combat actuel des ONG en matière de désarmement : l’application du traité de bannissement des mines anti-personnel, la représentante de Cuba prend la parole pour faire remarquer que les mines anti-personnel sont les armes du pauvre ! Je lui réponds le plus poliment possible qu’au Mozambique, une guérilla de pauvres a jadis vaincu une autre guérilla de pauvres, et que depuis, les anciens guérilleros, parvenus au pouvoir, consacrent beaucoup d’efforts à rechercher ces mines anti-personnel avant qu’elles n’aient estropié la plus belle part de la jeunesse. Enfin, le texte de la résolution est vraiment bien, soutient les initiatives d’intégration continentales (sans préciser s’il s’agit de l’Union européenne ou de la Communauté sud-américaine des nations !), etc… Pendant ce temps, le groupe Vert contribue de manière fort intéressante au débat des mouvements sociaux. Nous avons pris l’initiative d’organiser un débat sur le lait et le sucre. Dans la manifestation d’ouverture, nous portions des pancartes annonçant ce séminaire, et des syndicalistes brésiliens, des membres de la Pastorale de la Terre se sont précipités vers nous, nous adjurant de ne pas accepter le sucre brésilien, produit dans des conditions esclavagistes. Le séminaire est plein à craquer. L’Accord sucre mondial, qui est en renégociation, fera l’objet d’un vote dans quelques mois au parlement européen. Nous testons avec les syndicalistes les propositions que nous y ferons : un quota de sucre réduit à 75% de la consommation de l’Union européenne afin que l’OMC ne nous accuse plus de subventionner du sucre à l’exportation, et les 25% du reste du marché européen répartis selon des critères écologiques et sociaux entre les ACP (les pays Afrique-Caraïbes-Pacifique), les pays du système de préférences généralisées etc… Je pense que là, nous avons fait notre boulot de « politiques » : proposer des synthèses institutionnelles prenant en compte les demandes exprimées par la société civile mondiale. Le Forum social mondial, c’est aussi des tas de « petits évènements ». Je participe à une manifestation sous un soleil écrasant en faveur de la Palestine. Heureusement, un immense drapeau palestinien de plusieurs dizaines de mètres de long est déployé. La moitié de la manifestation trouve refuge à l’ombre du drapeau porté à bout de bras comme un immense parasol. Un type se glisse parmi nous et distribue des petits sachets, j’espère qu’il s’agit d’aspirine car je sens l’insolation monter. Hélas, ce ne sont que des préservatifs distribués par le secrétariat d’état à la lutte contre le sida… Et puis, Porto Alegre, ce sont aussi des rencontres au hasard. Une jeune militante du secteur de production alternatif et de l’échange solidaire du Paraguay, « qui a lu tous mes livres », me propose une réunion avec des militantes indigènes et des syndicalistes. Ils me racontent la tragédie du Paraguay, immense plaine entièrement aux mains d’une oligarchie agro-exportatrice dédiée entièrement aux cultures transgéniques (soja etc.). Ces plantes transgéniques sont essentiellement des résistants aux herbicides, ce qui permet un épandage massif, par des avions, asphyxiant les populations indigènes, provoquant des maladies de peau et des poumons, des malformations congénitales… De tous les ravages potentiels des transgéniques, celui là est le plus avéré : les excès de produits chimiques qu’ils permettent ! À cliquer : Forum social mondial
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