Le verdissement du barrage Itaipu et le « conflit FFFF »
Mardi 14 juin 2011
Je rentre d’une tournée de conférences d’écologie politique au Paraguay. Ce voyage était organisé par Madame Berta Benitez, de l’Association citoyenne pour le développement (ACIDES) et financé par cette association. Je ne connaissais pas le Paraguay, pays difficile à comprendre tant il est marqué, un peu comme la Pologne, par son histoire tragique. Ici, quand on vous montre un édifice, on ne dit pas « d’avant ou d’après l’Indépendance » mais « d’avant ou d’après LA guerre ». Il s’agit de la guerre terrible que le Paraguay mena contre la Triple Alliance Argentine, Brésil, Uruguay. Après l’indépendance, deux chefs d’Etat assez originaux avaient fait du Paraguay une puissance sans rapport avec sa population, grâce à une combinaison d’isolationnisme, d’éducation de base, et d’importation de techniques européennes. Le troisième chef d’Etat se crut assez fort pour affronter ses 3 voisins, qui lui contestaient certaines régions frontalières. Le Paraguay résista 2 ans, puis malgré de lourdes défaites, agonisa encore 2 années dans une "guerre totale" jusqu’au quasi anéantissement (1870). Les garçons furent mobilisés dès l’âge de 10 ans, ainsi que les estropiés. A la fin, le pays avait perdu la moitié de sa population et il restait un homme pour 4 femmes… Après ce désastre, le Paraguay se lança encore en 1936 dans la Guerre du Chaco, contre un pays tout aussi pauvre, la Bolivie, pour le contrôle d’une vaste zone peu densément peuplée d’indiens, et délaissée par la colonisation espagnole qui n’avait pas clairement délimité administrativement ce qui appartenait à la future Bolivie et ce qui appartenait au futur Paraguay. Une guerre coloniale entre pauvres, en somme, par dessus la tête des indigènes. Ce qui n’empêche pas, aujourd’hui encore, Paraguayens et Boliviens de présenter avec indignation les prétentions territoriales du concurrent... Le Paraguay gagna la guerre, mais ne prit pas tout le Chaco. S’ensuivit encore une période de guerre civile, conclue par la longue dictature de Alfredo Stroessner. Guerre du Chaco et guerre civile sont évoquées par Hergé dans les pages célèbres (76 etc.) de Tintin : L’oreille cassée. Plus sérieusement (quoique…), là-bas, j’ai eu la chance de rencontrer un historien français, Luc Capdevila, spécialiste des aspects "humains" de ces guerres (vous trouverez sur sa fiche Wikipedia les références nécessaires). Il m’a de plus expliqué le formidable mépris des élites paraguayenne à l’égard des indigènes. En 1975 encore, les Paraguayens considéraient majoritairement les indigènes comme des non-humains. Aujourd’hui, on se reconnaît métis, et la langue Guarani est une langue nationale, ce qui ne veut pas dire que la situation des indigènes se soit améliorée. Mais il est assez émouvant de constater que, jusque dans les classes moyennes, on parle le guarani. Dans mes conférences, je reprends mon schéma classique : « Qu’est ce que l’écologie politique ?- Les crises écologiques - Les crises actuelles : crise énergie-climat, crise agricuture-alimentaire. » Pour ce troisième chapitre, je m’appuie sur une analyse du « triangle des risques énergétiques » et du « carré FFFF des conflits pour l’usage des sols ». Le triangle des risques énergétiques (énergie fossile : épuisement et effet de serre ; nucléaire : accidents, gestion des déchets et prolifération ; agro-carburants : compétition pour l’usage des sols) ne les concerne pas beaucoup car, on va le voir, l’énergie du Paraguay est essentiellement hydraulique, et le pays produit peu d’agro-carburants. En revanche, le carré FFFF est au centre de la problématique écologique paraguayenne. De quoi s’agit-il ? Du conflit sur les 4 usages du sol qui, en anglais, s’exprime par Food, Feed, Fuel, Forest, c’est à dire : nourriture pour les humains, nourriture pour les animaux, nourriture pour les moteurs, et forest désignant les réserves de biodiversité naturelle. Or les élites de ce pays, qui méprisaient les indigènes, n’ont eu logiquement aucun respect non plus pour leur propre territoire. Ils ont quasiment anéanti leur forêt pour développer exclusivement du "feed". C’est-à-dire d’immenses prairies pour le bétail, dont la majorité est exportée, et aujourd’hui le formidable accroissement de la culture du soja, à 60% exporté pour nourrir... le bétail européen. Ce soja, comme le coton d’ailleurs, est aujourd’hui très majoritairement transgénique résistant aux pesticides Monsanto. Des avions décollent pour répandre les pesticides sur tout le territoire, y compris sur les villages et les champs des petits paysans et des communautés indigènes qui cultivent en non-transgénique. Ces paysans se mobilisent pour essayer d’enrayer les départs des avions et affrontent la police. Le paradoxe est que mon voyage était partiellement financé par le Barrage d’Itaipu, célèbre barrage sur le Rio Paraná qui mobilisa les écologistes de la terre entière dans les années 70 (le barrage fut mis en eau en 82). Tous les défauts des grands barrages sont rassemblés dans Itaipu : inondation des communautés indigènes par un immense lac de plusieurs centaines de km de long et 20km de large, remplissage en 14 jours sans que le bois précieux ait été auparavant coupé, sans préserver la faune… En outre, ce barrage a comblé l’une des plus spectaculaires cataractes du monde : les Sept Sauts du Paraná. Heureusement, d’autres cataractes à peine moins belles (au dire de ceux qui avaient vu les Sept Sauts) subsistent sur un affluent aval, la rivière Iguazu. J’ai eu la chance de visiter les Chutes d’Iguaçu : c’est effectivement une des merveilles du Monde, et on rage de penser qu’une autre merveille s’est trouvée engloutie par le barrage. Engloutie pour quoi ? Pour les 20 turbines du barrage Itaipu. Sur ces 20 turbines, une seule suffit presque à tous les besoins en électricité du Paraguay ! Les 19 autres fonctionnent donc au seul profit du Brésil et même de l’Etat de Sao Paolo. Il y a d’ailleurs un grand conflit entre les 2 gouvernements (de gauche) sur le prix de vente de la moitié non consommée de l’électricité paraguayenne, revendue au Brésil. La première conférence est à Caacupè, ville de pèlerinage dans une zone plutôt rurale à quelques dizaines de kilomètres de la capitale Asunción, au « Centre de savoirs », association d’éducation populaire subventionnée par Itaipu. La dernière, plus solennelle et en présence du ministre de l’environnement, dans le remarquable centre de l’Alliance française d’Asunción, suivi d’un très intéressant dîner chez l’ambassadeur de France. Mais le moment le plus politiquement intéressant est le voyage à Ciudad del Este, la ville des trois frontières, en face de Foz de Iguazu, côté brésilien, et non loin de Porto de Iguaçu, côté argentin (ces deux dernières étant les bases de départ vers les chutes d’Iguazu, qui sont la frontière entre Brésil et Argentine). Ce coin fut rendu célèbre par la rumeur selon lequel Al Qaeda y aurait des bases : on y rencontre en effet des immigrantes arabes en niqab. En réalité, c’est avant tout une zone...de contrebande ! Je fais une conférence à la fac, mais surtout un grand déjeuner de travail avec les jeunes dirigeants du barrage d’Itaipu. Ils sont jeunes, tellement jeunes... qu’ils sont nés après le lancement du barrage, et ils en jouent. Ils ne contestent nullement toutes les critiques que nous avons pu faire, il y a une 30-40 ans, contre ce projet. Forêt inondée, population chassée, démesure : tout ça, c’est « le produit des deux dictatures » (brésilienne et paraguayenne), qu’ils n’ont pas connues. Pour eux, le barrage est une donnée. Ce lac, dans une zone éloignée des métropoles, est d’abord une réalité physique que leur boulot est de protéger. Protéger contre l’agriculture super-intensive du soja qui, par ses rejets de pesticides et d’engrais, menace la composition de l’eau (avec les risques d’eutrophisation). Menace aussi du déboisement si intense que l’engorgement par des alluvions pourrait le combler... Donc, ô paradoxe, ces dirigeants d’Itaipu financent des opérations d’accompagnement écologique, pour protéger leur lac. Ainsi, ils subventionnent le Centre de savoirs qui m’accueillait à ma première conférence. Leur parc technologique s’occupe d’agriculture raisonnée. Et nous discutons comment protéger de l’agriculture intensive l’immense bassin versant qui s’étend comme une chevelure bien au-delà des 5 mètres de dénivellation au-dessus du niveau du lac, zone qui appartient à la société binationale Itaipu. Il y a d’abord quelques réserves et refuges de biodiversité. Mais il faut y faire vivre (et qu’en vivent) les communautés paysannes : ils ont penser à y développer l’herboristerie de la pharmacopée traditionnelle ! Mais ça ne peut pas aller bien loin, en surface ni probablement en revenus, face au rouleau-compresseur du soja. Celui enrôle des paysans immigrants venus du Brésil dans une machinerie agro-industrielle qui leur rapporte des revenus assez confortables et sûrs. Ne pas compter sur la loi et l’Etat pour protéger le barrage : la loi on l’ignore. Quelle production agricole peut-on proposer aux paysans pour surclasser le soja ? A part la marijuana ou le pavot, bien sûr… J’ai justement quelque expérience sur ce problème, héritée de mes précédentes fonctions vis-à-vis des pays andins, sous la forme : "Quelle culture peut surclasser celle de la coca ?" La comparaison est d’autant moins absurde que justement les cultures illicites sont de bonnes candidates pour la région ! Bon, j’aborde tout de suite l’option des fleurs. La production de fleurs coupées à grande échelle est extraordinairement polluante, probablement encore plus que le soja (je l’ai appris en Equateur et dans la pampa de Bogota). On peut penser à une floriculture artisanale (comme j’en ai vu à la Martinique), mais alors il faut un formidable « investissement de forme » pour faire reconnaître un label "protection du barrage d’Itaipu". Même chose dans ce qui me semble la meilleur possibilité d’agriculture alternative à grande échelle : le café. La discussion est vive, inventive, sympathique. Je me prends à penser à de telles discussions possibles à propos d’un contrôle populaire sur la sortie du nucléaire en France... Nous aurons les mêmes problèmes, à chaque centrale que nous ferons fermer : il faudra réfléchir au surcroît de sobriété, aux économies d’énergie et aux énergies renouvelables permettant d’éviter un surcroît d’effet de serre. Avant de reprendre l’avion, les amis m’entraînent dans une visite aux "Missions" jésuites qui, pendant deux siècles, ont protégé les Guaranis contre la rapacité des chasseurs d’esclaves portugais (les bandeirantes) ou espagnols (les encomenderos). Vous connaissez l’histoire, elle est raconté par le film du même nom... La plus touchante est la Mission San Cosme y Damiano : elle est encore « utilisée » comme infrastructure du village, l’église est ornée de statues baroques indigènes, et par chance nous la visitons le jour de la fête de la Paix du Chaco ! Au retour, je suis aussitôt replongé dans le « triangle des risques énergétiques » de chez nous, avec un débat sur la sortie du nucléaire à RFI (vous pouvez l’écouter ici)->http://www.rfi.fr/emission/20110615-europe-quel-bon-mix-energetique-trouver]. PS. Dans l’avion j’ai lu le bouquin de Sandrine Rousseau et F.-X. Devetter, Du balais ! Essai sur le ménage à domcile et le retour de la domesticité. Lecture indispensable ! Mon commentaire ici.
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