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par Alain Lipietz | 4 juin 2015

La géographie, ça sert aussi à faire la guerre civile
A propos de "Qui est Charlie ?", d’Emmanuel Todd
Le livre d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, suscite d’abord la joie mauvaise de lire noir sur blanc ce qui était perçu comme sacrilège la veille et le soir des manif du 11 janvier. Non, toute la France n’y était pas (ni les électeurs populaires du FN, ni la plupart des enfants d’immigrés), oui, il y avait des anciens de La Manif Pour Tous.

Mais bien vite, au constat succède l’insulte : Charlie était, selon Todd, une manif totalitaire enjoignant d’injurier une minorité opprimée du peuple de France. C’était la résurrection de la France vichyste, antidreyfusarde, anti-égalitaire, la France catholique périphérique récemment déchristianisée (« le catholicisme zombie »). Bref, « européiste », injure suprême qui pour Todd résume toutes les autres. Ce courant foncièrement anti-égalitaire aurait conquis d’abord le Parti socialiste (Parti de Gauche compris), puis l’État républicain, imposant une « néo-République » éliminant l’Égalité au nom de la Liberté, et dictant une islamophobie dont le contrecoup est la judéophobie des banlieues. Bigre !

Moi-même adepte d’une discipline méconnue, la géographie humaine, depuis mes livres des années 70 sur la division économique et sociale de l’espace et les blocs hégémoniques régionaux, je fus admirateur des travaux de Todd qui ajoutaient une dimension anthropologique à la géographie régionale (structure de la famille, droit d’ainesse, pratique religieuse). Tout livre de Todd est important, même si l’espèce d’hystérie contre les « bac ++ » et la gauche chrétienne qui emporte ce dernier livre a quelque chose d’insoutenable. Mais sa prétention à étayer ses outrances par « la science » des corrélations ajoute une forme de lyssenkisme à ce qui n’est peut-être que l’expression d’un désespoir confinant à la dépression.

Normalement, la méthode scientifique tente de vérifier une hypothèse (et ici, quelle hypothèse !) en construisant des objets géographiques, en mesurant les variations du facteur supposé causal (l’inégalitarisme foncier, ici mesuré par la prégnance du droit d’ainesse plus la pratique religieuse) et du phénomène expliqué (la participation aux manifs « Je suis Charlie »), puis leur corrélation (« ça varie plus ou moins dans le même sens »).

Les départements « égalitaires » seraient les riverains de la Méditerranée et le grand Bassin Parisien, les inégalitaires : l’Ouest, l’Alsace et une écharpe de Bayonne jusqu’au Rhône et la Savoie en passant par les Cévennes (on remarque déjà que ce n’est pas tout à fait la carte établie avec Le Bras dans Le mystère français). Or les plus forts taux de manifestants par habitant sont, par ordre décroissant des aires urbaines : Cherbourg, Brest, Rennes, Saint-Brieuc, Grenoble, Paris, Quimper, La Roche sur Yon, Clermont, La Rochelle, Pau, Lyon… Les plus faibles : Douais-Lens, Avignon, Nîmes, Béziers, Chartres… puis Nice et Lille avec un taux 4 fois plus faible qu’à Lyon, Aix-Marseille au milieu.

Première faute de débutant, les « objets » ne sont pas les mêmes des deux cotés : d’une part les départements, d’autre part les agglomérations. Pas grave : Todd donne aux secondes la mentalité de leur hinterland. Or, depuis Ibn Khaldoun, la géographie humaine prend bien soin d’opposer l’espace urbain et l’espace rural, et les travaux de Jacques Lévy (Réinventer la France) ou de Todd lui-même (Le mystère français) ont bien montré le fossé sociologique et politique qui s’est creusé entre les métropoles (même petites) et la « rurbanité » interstitielle où les ouvriers des années 60-70 sont abandonnés à la désindustrialisation et au FN. Pas grave selon Todd : La Roche sur Yon, jacobine, exprime la culture de la Vendée chouanne…

Seconde faute de débutant : une bonne corrélation entre deux variables, si tant est qu’elle existe, « toutes choses égales par ailleurs », peut n’expliquer qu’une faible part des différences. Les autres variables, qui justement « ne sont pas égales », peuvent être plus importantes. Todd s’en souvient chaque fois que, visiblement, sa théorie ne colle pas. Alors il fait intervenir une autre variable (évidente, quand il s’agit de liberté d’expression) : le poids des travailleurs intellectuels, opposé au poids des ouvriers. Mais dans le cas de la première vraie métropole-Charlie, Grenoble, laboratoire de la « nouvelle gauche PSU » depuis les années 60 et seule ville « EELV-Parti de gauche », non, c’est la faute à son fond inégalitaire de catholique zombie !

Or un simple coup d’œil sur la carte des manifestations révèle une structure et une variable familières aux organisateurs de manifs nationales (contre le CIP de Villepin, ou les réformes des retraites de Sarkozy) : l’accessibilité à la manifestation ! Paris « pompe » sur tout le « petit » bassin parisien (d’Orléans à Lille), les manifestant venus en TGV compensant ceux qui ne sont pas venus en RER, comme Nantes pompe sur l’Anjou et St-Nazaire, tandis que les anciens bastions ouvriers des cotes bretonnes manifestent sur place.

Autre variable, classiques du vote FN : les frontières, les portes des migrations, du Boulonnais à Nice et Marseille en passant par tout le Nord et l’Est. On y retrouve exactement la carte des « pas Charlie ».

Troisième faute de débutant (courante dans les illusions sur les immenses manifestations de Mai 68 ou des printemps arabes) : même si la « culture inégalitaire » expliquait la majorité des différences interrégionales, elle ne concernerait que la « majorité silencieuse », elle ne nous dirait rien des participants aux manif « Charlie », qui pourraient être justement ses « minorités mobilisées » ! Pour s’en rendre compte, il aurait fallu des études monographiques, il aurait fallu « aller voir », ce qui ne fut pas le cas de Todd. « Tu n’as rien vu à Je suis Charlie »

J’ai eu la chance de participer non seulement aux manif parisiennes avec les Villejuifois partis groupés pour Charlie mais aussi pour une autre victime, Aurélie Châtelain, et j’ai eu le récit de son enterrement à Caudry, dans le FNland « catholique zombie » du Nord. L’unanimisme pour Aurélie a subi les mêmes critiques que pour Charlie. Je regrette qu’aucun journaliste politique n’ait suivi ces deux évènements (Villejuif et Caudry). On y apprenait énormément plus que dans les statistiques, sur l’intégration des musulmans et sur l’islamophobie. À Caudry une classe ouvrière désespérée avait des mots, terribles, de vengeance. À Villejuif, les adultes maghrébins, souvent pratiquants, « étaient Charlie », « étaient Aurélie », avec les classes moyennes du PCF, de l’UMP, d’EELV. Les jeunes n’étaient pas là… mais chez les « blancs » non plus.

Mais surtout, erreur politique terrible d’Emmanuel Todd : la condamnation lancinante de la gauche d’origine chrétienne, « européiste » , opposée au FN, reconnu, lui, comme expression, certes dévoyée par « universalisme abstrait », d’un égalitarisme foncier qui fut jadis la base de la République et du PCF.

Cela me déchire le cœur. J’ai passé un demi-siècle de vie politique à guerroyer contre cette opposition des deux gauches pour la dépasser, conscient des forces et faiblesse de l’une et l’autre. Jaurès contre Guesde et Combe. Rocard et le PSU contre la SFIO, Chevènement et Marchais. Je ne peux oublier Paul Bert, député radical de l’Yonne « égalitaire » (selon Todd), promoteur de l’école publique, de la laïcité fermée et du « racisme républicain ». Ni ces ministres SFIO (Defferre et Mauroy) qui, en 1983, inventèrent l’islamophobie d’État, traitant de « chiites » les ouvriers en lutte de Talbot.

Oui, il y une filiation entre la « première gauche » (PCF et SFIO) et le FN. Mais ce n’est pas au nom de l’égalité. Quand les ouvriers de Seine Saint Denis suivaient Marchais puis le FN pour la « préférence nationale », était-ce par « universalisme », par dépit de ne pas voir les immigrés s’assimiler aux Français sur le marché du travail, ou par différentialisme à la Zemmour ? Todd défend les musulmans contre les insultes de Charlie, mais fustige le « droit à la différence ». Accepte-t-il les menus de substitution et le foulard des mamans à la porte des écoles ? L’égalité sans le droit à la différence, cela s’appelle le totalitarisme.

Et cette histoire de judéophobie de banlieue qui serait née de l’islamophobie des « catholiques zombies » ! Jamais des mots tels que « Netanyahou », « Gaza », ne sont prononcés. Pire, Todd avertit les humanistes-bobos contre leurs penchants pro-palestiniens, parce que l’universalisme musulman, qui pourrait selon lui ressourcer la République, exclut les femmes. Comme nos pères de 1789, donc ?

Pourtant, il faut lire ce livre, comme tous les « Todd », parce que chaque paragraphe contient, dans un fatras d’exagérations, une parcelle de vérité dérangeante. Comme la remarque que c’est le développement de l’éducation supérieure qui a brisé la passion d’égalité. Ou que nous assistons à une crise religieuse : thème du sous-titre, à peine effleuré.

Ni ode à la Liberté d’insulter, ni condamnation de l’Égalité des peuples, les manifs du 11 janvier furent une mobilisation contre la violence des assassins, contre l’intolérance, et pour la Fraternité. Je suis fier d’y avoir participé. Le livre de Todd est au contraire un dévoiement de la géographie au service d’un appel à la guerre fratricide, entre les gauches d’origine religieuses ou humanistes et les gauches « égalitaristes », entre les ex-catholiques, les athées et les musulmans. Comme si le Traité constitutionnel européen, la prohibition de la prostitution, la gestation pour autrui ne suffisaient pas… Syriza, Podemos sont bien loin.



À noter :

Une version légèrement abrégée de ce texte est parue dans Politis.fr, 4 juin 2015.

Sur le Web : La géographie, ça sert aussi à faire la guerre civile

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