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par Alain Lipietz | 1er mai 2015

Pourquoi « Je suis Aurélie (et les catholiques) »

Le meurtre, à Villejuif, d’une jeune femme, Aurélie Châtelain, apparemment commis par un homme, Ghlam, dans la préparation d’un attentat contre deux églises de la ville, a suscité beaucoup d’interrogations que nous discutons ailleurs (pourquoi Villejuif ? pourquoi des églises catholiques alors que nous avons une grande église copte ?) et un vaste mouvement de solidarité à l’égard des victimes (réelle ou visées) et de leurs proches : la famille et amis d’Aurélie – dont la mort a sauvé des Villejuifois - et les chrétiens.

La municipalité a réagi au quart de tour, organisant le samedi 25 avril une marche blanche allant de la principale église visée jusqu’au lieu du crime, tandis que deux adjoints se rendaient à la marche blanche de Caudry (ville d’Aurélie). Puis le maire, et les première, troisième et septième adjointes allèrent assister à l’enterrement d’Aurélie.

A Villejuif, la partie la plus impressionnante et instructive de ces « cérémonies républicaines » fut la réunion dans l’église, avec prises de parole des élus et des représentants des communautés religieuses les plus présentes à Villejuif, ville très « arc-en-ciel » : catholiques, musulmans, coptes, juifs, et bouddhistes.

Aussitôt, la convocation d’une cérémonie républicaine dans une église (pourtant propriété de la commune, monument historique entretenu à grand frais par la municipalité et la Caisse nationale des monuments historiques, et largement ouverte en temps normal aux manifestations civiques), avec discours des représentants des différentes confessions, s’attira les foudres d’un petit secteur de l’opinion. Outre le traditionnel reproche de « récupération » (qui étouffa dans l’œuf un reproche d’ « indifférence » hasardeusement lancé par l’opposition de droite), la principale critique visait l’insulte à la laïcité ou la complicité avec le discours de la peur.

Il en résulta un débat sur les réseaux sociaux et forums, qui en moins de 48 heures tourna fort heureusement à la déroute des « #jenesuispasaurelienicatho », lesquels croyaient pouvoir s’appuyer notamment sur la Une de Charlie Hebdo : « Touche pas à ma grenouille de bénitier ! »

Cette opposition assez pitoyable est cependant légitime. On a toujours raison de ne pas s’emballer. D’abord parce que l’on peut avoir été manipulé par de fausses informations, ensuite parce que l’expression publique des émotions, mêmes légitimes, peut toujours être dévoyée (par exemple au profit de lois ultra-sécuritaires).

Cependant j’ai défendu sur la Toile la légitimité de l’expression des solidarités à l’égard des victimes, y compris religieuses, avant de réaliser que c’était aussi la position… de Charlie Hebdo. Explications.

 Touche pas ma grenouille de bénitier !

Dédié à 50% à des caricatures sur le thème de la protection des chrétiens, le numéro de la semaine de Charlie est assez drôle ! Il y a trois cibles différentes à son ironie.

-  Protéger une Église « dominante » (en comparaison avec les juifs et musulmans, religions minoritaires… c’est probablement le sens de la Une, où les chrétiens sont représentés par un évêque). C’est un cas particulier de « concurrence victimaire ».

-  Protéger des églises où il n’y a plus personne.

- Faire protéger par les flics une religion dont le fondateur était une victime des flics (romains) : la page 2 de Luz, à mon avis la plus drôle.

Mais la position de fond du journal est très claire, et énoncée par l’article de J.Y. Camus page 4 et la caricature où les grenouilles trouvent refuge chez Charlie : tout le monde, même la grande majorité des musulmans, est cible potentielle de cette clique de djihadistes. « Protégeons les églises où nous n’allons pas » : je suis d’accord à 100 % avec l’article de Camus et la caricature de Riss qui l’illustre.

A cette position s’oppose clairement l’amorce avortée d’un mouvement « Je ne suis pas Aurélie / je ne suis pas l’Église », allant jusqu’à oser que l’obligation de « garantir la liberté des cultes » (loi de laïcité de 1905) n’incluait pas l’obligation de… les protéger contre le terrorisme.

Je m’adresse donc à ceux qui seraient prêts à liker « Je ne suis pas Aurélie ni catho », par hostilité à l’Église, aux religions en général, par « compréhension » tiers-mondiste des djihadistes, par hostilité à la récupération par les élus, la pensée unique, la bien-pensance et « le système », par concurrence victimaire (« l’antisémitisme, la judéophobie et l’islamophobie ou le racisme anti-noir ou anti-arabe c’était bien plus grave ») ou tout ce qu’on peut imaginer comme excellente raison, exactement de la même façon que j’ai critiqué « Je ne suis pas Charlie »

La base de tout, c’est que, quand on affirme sa solidarité avec des victimes, on ne fait pas semblant d’ignorer qui elles sont et pourquoi elles étaient visées. Que les unes soient humoristes, d’autres juives, d’autres chrétiennes ne doit pas être masqué au nom de la « neutralité ».

La même semaine, Le Canard Enchainé révèle la possible connexion entre l’assassin de Aurélie et les Kouachi – Coulibaly de janvier ( attentats contre Charlie et un Hyper Cacher). Nous avons bien affaire à un petit groupe ultra-minoritaire , qui vise bien à enflammer la haine entre les résidents de France, en sachant pertinemment que le premier effet de leurs actes — mais c’est voulu – sera de déchainer l’islamophobie.

La réponse à cette attaque doit se déployer sur deux axes :

1. La claire affirmation que, si la menace est sérieuse (que ce soit contre les catholiques ou les chrétiens d’Orient), alors il faut réagir dans l’unité et le dialogue (athées- musulmans - toutes religions) et oui , la République doit « protéger » la liberté de culte : c’était le sens de la cérémonie républicaine dans l’église de Villejuif.

Mais en même temps :

2. Il faut rassurer en relativisant, y compris avec humour. Ce fut la réaction immédiate du curé Louveau et des institutions d l’Église. On risque bien plus, dans Villejuif, en circulant à vélo qu’en allant à la messe. Cet attentat ne doit pas servir à faire reculer les libertés publiques.

 Récupération, laïcité, etc.

Autre critique : les élus (le maire, UMP, la première adjointe, EELV, le président de la Communauté d’Agglo et le député de la circonscription, PS) n’auraient pas dû prendre la tête du cortège et la laisser aux citoyens lambdas. Critique peu sérieuse : on aurait dit l’inverse si « les élus » n’étaient pas allés au premier rang. La « représentation » est un art difficile, toujours critiquée.

Autre critique : la communication du maire aurait fait trop d’espace à la peur. Ce n’est pas ce que j’ai ressenti, ni dans ses interventions médias (mais c’est vrai que répéter en boucle « N’ayez pas peur ! rassurez-vous ! » peut être inquiétant ;-)) , ni dans la cérémonie républicaine de samedi. Cette cérémonie a au contraire exalté le « Vivre ensemble ». Non pas « condamnés à vivre ensemble », mais en valorisant la diversité. Très différentes furent les cérémonies, tendues, de Caudry, ville d’un Valenciennois dévasté par 35 ans de crise, où le FN a obtenu 40% aux élections européennes.

Autre critique, adressée à l’idée même d’un rassemblement républicain dans une église, et à des détails du discours du maire « essentialisant le catholicisme de la République ». En fait, le maire n’a fait que reprendre les « éléments de langage » du discours prononcé par M. Valls le mercredi précédent, sur le parvis. C’est vrai que, sommés de dire pourquoi « en attaquant une église ils attaquent la République » - ce qui n’a rien d’évident et doit être argumenté, comme pour les vignerons du Midi ! - Valls (et le maire) ont un peu pataugé : en fait, c’est une ligne générale de Daech, qui à mon avis vise avant tout les chrétiens d’Orient. J’ai préféré le discours de l’évêque de Créteil qui n’a pas dénoncé une attaque contre la « France catholique », mais contre… l’Art : la danse, l’architecture , la beauté ! Quant à la République, elle défend les églises et Charlie parce que c’est dans ses principes, tout simplement.

Ultime critique (qui vise en fait la dernière campagne municipale) : cette cérémonie, avec les diverses confessions, aurait renforcé l’ethnicisation de l’apartheid social (reprochée à EELV et à l’Union Citoyenne) en occultant ses causes de fond (le libéralisme).

Pourtant, encore une fois, il aurait été scandaleux de ne pas inviter les chrétiens (catholiques et coptes) à s’exprimer alors qu’ils étaient visés. Ni les musulmans, alors qu’ils sont sans cesse sommés de s’exprimer sur le terrorisme et la laïcité (et pour mettre les points sur les i, ils se sont exprimés par la bouche d’une femme, sans foulard, et ils furent les seuls). Ni les juifs et les bouddhistes, alors que rôde la « concurrence victimaire ».

Dans le cas de Villejuif, il ne faut pas oublier que l’assimilation entre religion et ethnie est hasardeuse : les Coptes sont des immigrés égyptiens, les églises catholiques sont pleines d’Africains. Cette cérémonie républicaine fut réellement « anti-apartheid », d’où son succès populaire.

Enfin, il ne suffit pas de dénoncer les inégalités économiques, il faut reconstruire l’écheveau de médiations concrètes menant de cette « base » à la superstructure de l’apartheid territorial, social et ethnique. Faute de quoi, on se condamne à la résignation au niveau municipal.




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