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> Verts et plafond de verre (http://lipietz.net/?article3042)
par Alain Lipietz | novembre 2014 Politique n°87 Verts et plafond de verre Politique n°87, Bruxelles
La première explication plausible, c’est que les Verts concrètement existants sont nuls, ou « comme les autres », et discréditent les belles idées vertes qu’ils professent. Hypothèse qu’on ne peut négliger et que nous examinerons. Mais enfin ! Les partis traditionnels sont-ils si performants, face aux « sujets sérieux », la crise économique, l’insécurité, les tensions intercommunautaires, etc ? Non. Mais dans le jeu des alternances électorales exprimant leur rejet de ces partis d’incapables, les citoyens se refusent à franchir le pas de confier le pouvoir gouvernemental à un nouveau parti, vert. Et le peuple souverain, quand il ne croit plus en personne, vote populiste, pas vert. Il y a donc des problèmes spécifiques à l’écologie politique. Le premier est sans doute que le souverain préfère mettre à mort le porteur de mauvaises nouvelles. Le prophétisme catastrophiste vert, qui vire parfois au snobisme du « Toute réforme est trahison, faudrait tout changer, donc c’est foutu », est sans doute la première raison de l’échec des Verts, quand ils se contentent de vitupérer en pariant sur leur propre échec. « La Sibylle qui d’une bouche écumante fait entendre des paroles sans agrément, sans parure et sans fard, fait retentir ses oracles pendant mille ans, car c’est le Dieu qui l’inspire. Le Dieu ne parle pas, ne dissimule pas : il indique. » (Héraclite) Mais le gros problème des Verts est que ce qu’ils proposent est souvent présenté comme un « sacrifice ». Pensons au christianisme. Sa diffusion ne fut pas rapide non plus. Pourtant, quel programme : La Vie Éternelle ! Mais la seconde partie du message était moins vendeuse : « Pour cela, partagez avec les pauvres tout ce que vous possédez ». Un candidat, dit l’Évangile, « s’en fut tout triste car il avait de grands bien ». L’affaire se régla avec la conversion de l’Empereur : désormais on pouvait être « né dans la pourpre »… et y rester, tout en devenant chrétien. Cette facilité est interdite aux écologistes. Nous n’avons pas deux mais trois messages à faire passer. Une mauvaise nouvelle : nous allons droit vers l’iceberg. Une bonne : nous pouvons encore l’éviter. Une plus sévère : pour l’éviter, il va falloir prendre des mesures de sobriété. Il s’agit encore d’aimer son prochain, mais cette fois un prochain immense, universel et intergénérationnel ! Or le prochain à qui nous le demandons est souvent déjà pauvre. Même le revenu d’existence « suffisant » selon André Gorz ou Philippe Van Parijs est supérieur au revenu réel des masses africaines, et peut-être déjà insoutenable. Et cette fois, pas d’échappatoire dans l’Au-delà : l’iceberg, nous sommes déjà le nez dessus. La « sobriété » n’a donc chance de conquérir la majorité qui si elle ne frappe pas les classes défavorisées, donc s’accompagne d’un partage, et si elle entraine vraiment et immédiatement une amélioration de leur qualité de vie. Promettre un développement frugal et solidaire n’est même pas forcément très attirant, si on ne peut montrer qu’il est plus sain et plaisant dès maintenant. D’où le retour trop fréquent au catastrophisme (« Si vous n’acceptez pas ce qu’on vous propose, demain ce sera bien pire… »), qui ne marche qu’après la catastrophe, et encore pas toujours (voir Fukushima, Katrina, etc). La sobriété écologiste doit être plus heureuse qu’hier, et non pas qu’un « demain » supposé catastrophique. L’écologie politique se doit donc d’incorporer toutes les valeurs de partage et de démocratie des siècles précédents. Elle ne peut être, pratiquement, que « de gauche », si par convention on appelle « gauche » l’aile la plus favorable aux espoirs semés par les forces progressistes antérieures. Espoirs quasiment abandonnées par les « libéraux » et les « socialistes » d’aujourd’hui, mais qui exercent encore une forte concurrence. En tant que paradigme (ensemble d’idées réunies autour d’un tronc commun), l’écologie peine à succéder aux deux grands paradigmes émancipateurs qui ont structuré la vie politique des siècles précédents, avec les révolutions démocratiques-libérales des XVIIIe-XIXe siècle, puis l’émergence de la question sociale au XIXe et XXe siècles. Prenons l’exemple du socialisme : d’abord vaste bric-à-brac où coexistent des pratiques hétérogènes (coopératives, syndicalisme, grèves, barricades, négociations...) et des idéologies hétéroclites, utopistes ou à prétention scientifique, il a d’abord dû se définir. Venant après la révolution démocratique-libérale, il a dû ensuite se poser la question de la reprise des aspirations liées à la révolution précédente : les libertés, la démocratie, etc. Il lui a aussi fallu régler la question de ses rapports avec les défenseurs de la seule démocratie libérale. Les problèmes rencontrés par l’écologie politique sont fondamentalement les mêmes. S’identifier d’abord comme tronc commun à partir de multiples pratiques « alternatives » et des critiques au « désordre existant ». Puis chercher à entraîner la société dans le projet d’une autre façon de vivre, de produire et de consommer. Et pour cela résoudre le problème des rapports avec les tenants des paradigmes démocratique-libéral et socialiste. Grande différence toutefois : la question du temps. La date des conquêtes démocratiques ou sociales n’avait pas d’effet sur la suite des événements. Les crises écologiques au contraire sont marquées par l’irréversibilité. Ce n’est pas la même chose d’obtenir une avancée écologiste à telle date que 50 ans plus tard : les dégâts se sont accumulés, irréparables. L’urgence de l’accès aux politiques publiques et le refus des positions en « tout ou rien » sont donc beaucoup plus impératifs pour les écologistes (ce qui n’empêche pas bien entendu les luttes d’ego et le dandysme de la « critique critique » déjà dénoncées par le jeune Marx chez les hégéliens de gauche de son époque). Du coup, l’écologie politique, porteuse de la critique la plus radicale de l’ordre des choses (elle conteste jusqu’à la valeur d’usage de nos activités), se trouve astreinte - après une période de dénonciation - à une politique « réformiste » : un réformisme radical. Et c’est là que la question de la « qualité « de ses porteurs se pose. Car justement l’urgence conduit à « mettre le pied dans la salle des commandes », à tout prix, pour enfin commencer à mettre en œuvre des politiques écologistes. « Conquérir des postes pour y impulser des contenus » : et cela forcément en alliance avec les tenants des anciens paradigmes, du moins ceux qui leur sont restés fidèles, ce qui n’est pas forcément le cas de tous les socialistes, de tous les communistes, ni des libéraux ou des démocrates-chrétiens. Dans les alliances que doivent passer les écologistes, seuls devrait prévaloir le critère des contenus, et non des étiquettes. Or la logique des postes à occuper (au nom de ces mêmes contenus) et donc des alliances à nouer dégénère rapidement en « faisons-nous toujours élire, on verra sur place ». Et, une fois en place, constater que se battre pour les contenus est décidément bien fatiguant, alors que l’occupation des postes est un emploi comme un autre, et souvent gratifiant. Pas de panique. La social-démocratie fit face aux mêmes problèmes dès le début du XXe siècle. Elle eut donc aussitôt ses traitres, ses « vendus ». Mais elle disposait d’un ressort qui la recadrait : la révolte des opprimés, organisés sous d’autres formes que le parti. C’est la pression de la « politique extra-parlementaire » qui permit à la « politique des postes » de rester fidèle à ses contenus proclamés. Léon Blum n’était pas un saint, mais sous la pression d’un grève générale. L’écologie ne pourra donc percer le plafond de verre qu’à ces conditions :
Ce texte est publié dans la revue belge Politique, n°87. Il est complémentaires de l’article publié dans la revue Charles, certains paragraphes ayant été reportés d’un article sur l’autre dans la version finale. |
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