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par Alain Lipietz | 29 avril 2002

Présidentielle 2002
Un premier bilan
Tirer le bilan de ce qui vient de se produire, en pleine crise et avant les 2ème, 3ème, 4ème tours, implique une certaine mesure : pas question de " rouvrir la boîte à baffes " avant l’heure, surtout en public.
Et pourtant nous avons besoin d’une parfaite lucidité, justement parce que la situation appelle la meilleure précision possible dans nos appréciations, afin de redresser la barre.

Cet exercice est d’autant plus nécessaire pour moi que j’ai assumé tout au long de ce désastre un rôle d’analyste engagé, depuis les primaires au sein des Verts. J’ai émaillé cette campagne de mes commentaires prospectifs, et la moindre des honnêtetés est de mesurer la pertinence rétrospective de mes pronostics, afin de tirer le bilan de mes erreurs pour en corriger la méthode.

 TENDANCES LOURDES

Avant d’entrer dans le détail de la catastrophe qui vient de frapper notre circonscription administrative " France " au sein de l’Union européenne, prenons un peu de hauteur. Le vote du 21 avril n’est que le n-ième d’une longue série (Autriche, Italie, Danemark, Portugal, sans compter les élections locales de Belgique, de Suisse, des Pays-Bas), en attendant les suivants (l’Allemagne…). Je ne détaillerai pas ici les raisons, guère mystérieuses, qui, pour le moment, semblent faire échapper à la règle la Grande-Bretagne et l’Espagne.

La cause est commune : comme la poule et l’½uf, des gouvernements sociaux libéraux (ou libéraux-sociaux) construisent une Europe libérale, d’Acte unique en Maastricht, de Maastricht en Amsterdam, d’Amsterdam en Nice, puis arguent de l’impossibilité de maîtriser les équilibres socio-économiques à l’échelle nationale dans une Europe ouverte et sans pouvoir politique pour renvoyer sur le local la régulation compassionnelle des dégâts sociaux (" des tables de ping-pong pour les quartiers déshérités ", comme me le résumait un " grand frère " au lendemain du 21 avril). Ce schéma maintenant hyper-documenté [1] engendre années après années les mêmes effets : la montée du National-Populisme. À noter que ce phénomène touche autant ceux qui en sont frappés (les pays les plus " flexibles ") que les pays qui s’en sont le mieux protégés (le modèle rhénan ou alpin), de même que le vote Le Pen touche aussi bien les quartiers en déshérence de la Seine-Saint-Denis que les coquets villages d’Alsace, sans chômeurs, sans immigrés et sans délinquants. Preuve qu’au moins l’Europe s’intègre idéologiquement : ceux qui n’ont aucune raison d’avoir peur partagent dorénavant l’angoisse de ceux qui sont déjà tombés, selon le modèle de la " Société en sablier " [2] où chaque grain de sable considère le sort du grain déjà tombé comme une menace et ce grain précédent comme un ennemi.

Ce qui différencie les pays les plus " flexibles ", c’est que, toujours selon le modèle de la " latino-américanisation " de la vie politique (3) qui va de pair avec la société en sablier, ils se jettent souvent dans les bras des politiciens les plus riches et des plus voleurs. Ce qui est spécifique à notre vieux pays, c’est que ce sont en plus les deux plus vieux.

Mais les lois générales ne s’exercent qu’à travers le particulier. Quelle explication particulière au désastre français ? Pour le Parti socialiste, pour son candidat (" on a bien travaillé pour le pays, je n’ai pas été compris, donc je me retire de la vie politique ") comme pour son secrétaire national François Hollande (" c’est la faute à nos alliés, devenus trop pluriels "), la cause semble être entendue : le peuple de gauche, inévitablement mécontent après 5 ans principalement mais pas entièrement positifs, a cru pouvoir, par excès de confiance, " envoyer des avertissements " en reportant plus que de raison ses votes du premier tour sur de petits candidats. Simple défaut de coordination, dans un horizon brouillé par les sondages. Examinons d’abord cette hypothèse.

 DISPERSION, PIÈGE À CON ?

C’est l’analyse que nous a immédiatement sortie le PS, amorce d’une véritable criminalisation du vote " pluriel ", afin de forcer la reconnaissance d’un " parti dominant de la gauche unie", pourquoi pas d’un " parti unique de la gauche". Cet argument est abominable, surtout dans sa bouche, mais pourtant il va marcher, et tout particulièrement chez les Verts, leurs sympathisants, leurs électeurs. Car de tous les votants exprimant un mécontentement ou un rejet du PS, ils sont par nature les plus " responsables ", ceux qui ont le plus le souci d’éviter les catastrophes et de ménager des issues positives.Libération et Le Monde ne citent que des Verts qui " regrettent ", Dany Cohn-Bendit et Michelle Desseine (animatrice des Pénélopes, membre du comité de soutient à Noël Mamère et du cabinet Hascoët) confirment : " si on avait su, on aurait voté Jospin ". Pourtant , les Verts étaient, avec les communistes et LO, les plus légitimes à se présenter au premier tour : ils étaient déjà là en 1995 et ça n’avait pas, quoiqu’on en ait dit à l’époque, gêné Jospin, et à eux deux ils ont perdu en pourcentage sur 95.

La vraie dispersion est venue d’une scission de l’ancien électorat Jospin, dont l’unité s’était maintenue jusqu’en 1999 (liste Hollande aux Européennes), vers Chevènement et Taubira. Mais dans le cas de Chevènement il s’agissait d’électeurs qui quittaient la gauche plurielle, et rejoignaient un autre projet politique, avec les franges de la droite extrême homophobe (Pinton) ou de l’extrême droite pro-Betar ou pro-Karadjic (Abitbol, Couteau). C’est un choix politique grave, mais ce n’est pas de la " dispersion " !

La seule " dispersive " est en fin de compte la sympathique Taubira, qui, à elle seule, semble avoir fait passer Jospin sous le score de Le Pen. Mais est-on sûr que les voix qu’elle a gagnées serait allées sur Jospin si elle ne s’était pas présentée ? N’a-t-elle pas au contraire drainé des voix " black " que seule elle pouvait gagner, et qui auraient été bien utiles à Jospin pour le second tour ?

Car enfin, rappelons-le, Jospin s’est toujours présenté comme un " candidat de second tour " ! Rappelons nous ces pressions d’Août-Septembre contre ma candidature (Olivier Duhamel etc.) : " Lipietz inquiète le PS, car il ne ramènera pas assez de votes à Jospin au second tour. Les Verts doivent le remplacer par un candidat qui drainera plus de voix ". Ainsi, quand les sondages me donnaient 3-4 %, c’était insuffisant pour Jospin, quand Mamère fait 5,2%, il fait tomber Jospin ? Les Verts auraient dû faire combien ? 4,9 % ?

On peut nous dire que " ceux qui auraient voulu voir élire Jospin et qui n’ont pas voté pour lui au premier tour sont des irresponsables ". Le problème c’est que Jospin fait 16 %, le reste de la majorité plurielle 10 %, la gauche protestataire 10 %, et donc, en supposant même que tous les Trotskistes aient voté Jospin au second tour (utopie !), ça n’aurait fait que 36 %. Avec 3/5 du vote Chevènement et 1/5 du vote Le Pen, on arrive péniblement à 43 %.

Et quand bien même les réserves de la gauche auraient permis d’atteindre 50,1 %, alors les 16 % de Jospin n’auraient représenté que moins du tiers de ce " peuple de gauche ". Une large majorité de la gauche n’était tout simplement pas d’accord avec Jospin. Une majorité était pour la proportionnelle, pour la sortie progressive du nucléaire, contre la double peine, contre les cafouillages sur les 35 heures, contre les stock-options, les privatisations, et pour la hausse des minima sociaux. Si dispersion il y a eu, elle a joué en faveur du PS, empêchant un de ses concurrents (Vert ou trotskiste) de polariser autour de lui cette opposition de gauche au PS et de lui passer devant (ce qui arrivera forcément un jour).

Oui, mais et les abstentionnistes ? En première approximation, ils auraient voté comme tout le monde. Chez eux il y a des " merde au système " qui auraient voté Le Pen si le vote avait été obligatoire comme en Belgique, et des profs partis en vacances sans même avoir pris une demi-heure pour laisser une procuration en faveur de Jospin.

Ceux là, et ceux-là seuls, sont " coupables " : comme le titre Télérama, " Abstention, piège à cons ". Les autres votes, protestataires internes ou externes à la défunte majorité plurielle, ont fait leur boulot : envoyer un message au candidat de second tour pour qu’il redresse la barre, ratisser large au premier tour pour lui laisser sa chance au second. Le vrai problème, c’est que le sondage en vraie grandeur que fut le premier tour a montré que Jospin séduisait moins que Le Pen (qui , lui aussi après tout, et tout le mode tablait là-dessus, était pourtant victime de la dispersion Mégret, lequel lui a enlevé 2 points et demi !), et qu’au second tour il aurait été largement battu.

De ce point de vue, la conclusion de mon ultime article de Politis avant le premier tour était erronée : " En posant fermement les conditions d’un accord de second tour, les Verts et leur candidat, Noël Mamère, ont redonné toute sa portée politique au premier tour. Les électeurs, par leur vote Vert, ont entre les mains le moyen de conditionner les sens d’une victoire de la gauche. Et donc de la rendre à nouveau possible. " [3]

Non, on ne pouvait plus la rendre possible. Il était déjà trop tard.

 CHRONIQUE DU DÉSASTRE ANNONCÉ [4]

Comment comprendre que le Premier ministre qui avait dirigé ce que j’appelais encore en 1999 " le gouvernement le plus à gauche du monde " [5] a pu être éliminé du premier tour et recueillir pour le second tour un potentiel historiquement bas ?

L’explication officielle : " il ne s’est pas occupé de la sécurité ". Cette explication doit être prise sérieusement, d’autant que je vais en avancer d’autres, d’apparence contradictoire, tournant autour de " il n’a pas été assez social, assez écologiste, assez unitaire avec ses alliés ". Car ces arguments n’expliquent pas pourquoi alors son potentiel, trotskistes compris, est tombé à 42 %. Pourtant, en 1999, aux Européennes, ce potentiel (PS+ Verts + PC + Trotskistes) était majoritaire, et l’insécurité n’a pas crû de façon tellement significative.

La faute de Jospin, sur ce chapitre, est au contraire d’avoir emboîté le pas à Chevènement qui l’emboîtait à Chirac, qui l’emboîtait à Le Pen : non pas la préoccupation pour l’insécurité, mais la réponse purement répressive à l’insécurité. Erreur fondamentale (les électeurs préfèrent en effet l’original à la copie), erreur démultipliée par les médias qui affichèrent en permanence les faits divers à la Une des JT, erreur théorisée par Jospin, monstrueusement : " J’ai eu la naïveté de croire que la baisse du chômage ferait baisser la délinquance ". Donc : il fallait en plus envoyer les enfants en prison ?

Non, Lionel Jospin, tu n’étais pas naïf, tu savais que la corrélation entre baisse du chômage et baisse de la délinquance s’est révélée parfaite aux États-Unis quand la baisse du chômage a touché, enfin, les ghettos. Or ta politique a laissé sur le carreau 2 millions de chômeurs, " noyau dur " tout relatif (pourquoi ce qui était possible en Hollande ne l’était pas en France ?), mais parfaitement situé géographiquement : dans les quartiers difficiles et les régions en déclin.

La première cause de cet échec, c’est d’avoir limité les 35 heures avec embauche aux entreprises du privé de plus de 20 salariés. Dans le publiques : 35 heures tardives et pas d’embauche, dans le privé, quasi rien pour les petites entreprises. Et j’ajouterai : annualisation négociée pour les cadres, flexibilité et annualisation imposée pour les ouvriers, avec baisse du pouvoir d’achat pour eux seuls lors du choc pétrolier. La carte des mécontents de la RTT était dès lors toute tracée, elle crevait les yeux dans les résultats des municipales de 2001 (j’avais publié un article dans Libération à ce sujet, cosigné par Dominique Voynet [6]). Dans les quartiers " difficiles ", les régions en déréliction, les plus gros employeurs sont les mairies et les hôpitaux, et il n’y a que de petites entreprises. Y faire baisser le chômage supposait un parachèvement du partage du travail et surtout l’adoption et le déploiement massif d’un tiers secteur d’économie solidaire, ne serait-ce que pour pérenniser les emplois jeunes, mais surtout pour y faire reculer le chômage des moins " employables " (ceux qui seront embauchés en dernier par les grandes entreprises) et retisser les liens sociaux rongés par l’isolement et la peur des jeunes.

Mais le ver était depuis deux ans dans le fruit, avec l’incroyable mépris adressé à tous les élus des municipalités populaires qui demandaient la régularisation des sans papiers, aux enseignants en première ligne dans ces mêmes quartiers, aux chômeurs réclamant leur dû pour vivre dignement, avec cette impression affichée de ne pas " compatir ", d’avoir " perdu le goût des autres " [7], sauf d’une élite abreuvée d’avantages fiscaux et de stock-options.

Ici, le désastre était si bien annoncé que je pouvais le décrire par le menu dès mon texte de candidature au premier tour des primaires, " Donner du contenu à l’espoir " :

" Les 35 heures, la parité et le PACS figuraient au programme de 1997, mais n’étaient approuvés que sans conviction. Aujourd’hui c’est fait, et plus personne ne voudrait revenir en arrière. Mais cette satisfaction devient une impatience terrible.

D’une part, celles et ceux qui " n’ont rien vu passer pendant cette législature " (les quelque 10 % de chômeurs, les salariés des entreprises qui continuent à fermer, ceux des petites entreprises qui n’ont pas encore eu les 35 heures, ceux qui les ont vécues comme " flexibilité "). Eux vivent toujours les conditions et l’idéologie du désespoir. Leur vote se partage entre extrême droite, Laguillier, ou rien. C’est la tâche historique des Verts : leur rendre l’espoir.

D’autre part, la grande majorité de la population est, elle, sortie de l’idéologie du désespoir. Exaspérée par les sur-profits des firmes, elle demande maintenant son dû, après 20 années de rigueur. Elle l’exprime souvent en termes de pouvoir d’achat, mais aussi d’exigence sur la santé, la qualité de la vie, l’environnement. Cette gauche critique, mais non désespérée, s’est massivement portée sur nos listes autonomes ou les listes " citoyennes ". Elle est le c½ur de notre cible politique, que nous devrons convaincre en lui proposant une image de ce que pourrait être son " dû ", en lui offrant un débouché politique. Pour cela il faut faire fond d’abord sur l’aspiration à plus de solidarité, de convivialité, le retour de balancier après 20 ans d’individualisme triomphant. En fait, Les Verts doivent " reconstruire de la communauté "

Or, au même moment, le PS et Lionel Jospin semblent vouloir s’enfermer dans une stratégie centre-gauche traditionnelle : " Il y a eu du changement possible, vous l’avez eu en 1998, maintenant il faut le gérer ". Ce que montrent les municipales, c’est qu’une telle posture conduit droit à la défaite de la gauche plurielle, par abstention sur sa gauche. Tout l’enjeu des élections de 2002, pour les Verts, sera d’empêcher cet enlisement ".

Déjà se dessinait le résultat du 21 avril 2002 : la gauche battue par rejet de Jospin, les " éc½urés " qui voteraient Le Pen , Arlette, ou s’abstiendraient, et les " critiques motivés " que j’espérais rallier et qui ont largement voté Besancenot ou Taubira.

Dès le mois de mai, il était clair que le PS ne tirait aucun bilan autocritique des municipales. Dans mon texte de second tour pour la primaire interne des Verts, " Donner force à l’espoir ", j’écrivais :

" Il n’est même plus suffisant de " donner un contenu à l’espoir ", un contenu qui s’appuierait sur la force d’une majorité plurielle. Car, deux mois après les élections cantonales et municipales, cette majorité est en crise. Le PCF tourbillonne, affolé, le MDC s’écarte, et le PS se montre incapable de répondre au choc de ces élections. Le message des électeurs était pourtant clair : " Si vous ne remettez pas beaucoup de Vert dans la majorité plurielle, elle ne passe plus. " Or le PS sait qu’il a historiquement plus à craindre de nous que du PCF, force déclinante. C’est l’inverse de l’alliance Mitterrand-PCF dans les années 70 : tout ce que le PS fera avec nous sera porté à notre crédit.

Dès lors, l’équilibre jospinien s’est coincé. La loi Tiers secteur n’est pas mise à l’ordre du jour, la proportionnelle non plus, la loi de " modernisation sociale " est insipide, le discours sur la Corse et sur l’Europe édulcoré. Non seulement l’idée " les Verts avaient raison " est encore montée d’un cran, mais se répand la conviction qu’il n’y a guère qu’eux pour répondre, à la première personne, aux questions qu’ils posent. En tout cas, pas les autres. Mais la question " Connaissent-ils, eux, les réponses ? " va rester lancinante.

On nous attend

Dorénavant, c’est à nous de donner force à l’espoir. Il ne suffit plus de rajouter du vert dans une coalition " majorité plurielle ". La droite est en position de gagner les élections, les forces " progressistes " ne peuvent la battre et relancer la transformation sociale que sur un programme identifié Vert (comme à Paris), pour un développement soutenable et solidaire, et avec des Verts en position de l’appliquer. Or même sur le programme, il devient de plus en plus difficile d’arriver à un accord. Car on rencontre très vite le noyau dur productiviste du PS et les lobbies qui le traversent (agriculture, nucléaire, pétrole, bagnoles, BTP). La négociation sera rude, la rivalité Verts-PS devient politique : la gauche ne peut gagner que sur la base d’un rééquilibrage arraché au PS. Et qu’elle perde sans nous, ou qu’elle gagne avec nous, il est décisif que les Verts, au cours de cette campagne, affirment leur légitimité, leur crédibilité dans l’animation des mobilisations, face aux souverainistes et à la " gauche de la gauche " ."

Les Verts allaient majoritairement me donner le mandat d’appliquer cette ligne, ma maladresse du mois d’août (sur l’amnistie en Corse) me le fera perdre. Mais j’ai pu constater que l’analyse elle-même était loin d’être partagée à la direction. Comme l’exprimera encore en janvier 2002 un des artisans de mon éviction : " on ne change pas une politique qui gagne " (celle de l’accord à tout prix avec le PS). Mon remplaçant, sans doute plus lucide, n’osera que tardivement et partiellement rejoindre et l’analyse et la conclusion.

Ce que je n’avais pas mesuré ou prévu non plus, ce sont les couches supplémentaires qui amèneraient Jospin à être battu, non pas au second tour, mais au premier. Citons :

- L’inversion du calendrier électoral, équivalent de la dissolution Juppé de 1995. Non seulement Jospin jouait ainsi le va-tout de la gauche dans l’élection la plus risquée, mais, en substituant brutalement le concept de " majorité présidentielle " à celui de " majorité plurielle ", il perturbait complètement le délicat système de régulation des divergences au sein du camp progressiste. Par exemple, cette décision rendait obligatoire la candidature du minuscule PRG et donc possible le désastreux (pour lui) succès de Christiane Taubira.

- Les multiples provocations anti-écologistes de l’été 2001, tel l’abandon de la TGAP, qui annonçaient l’échec de la négociation Verts PS, dû aux propositions méprisantes du PS (plus défavorables que celles de 1997). Résolu à faire campagne au centre (et à récupérer les voix de ce centre souverainiste, étatiste, sécuritaire, productiviste, anti-immigrés et anti-européen rassemblé par Chevènement), le PS dynamitait la gauche plurielle. Aurions nous dû sortir du gouvernement à ce moment là ? Nous avons jugé qu’il valait mieux trouver une autre occasion qu’une baisse d’impôt ! Mais plus profondément, nous pensions que c’était trop tard, qu’il aurait fallu le faire bien avant, ou après la défaite. Encore candidat, j’habillais comme je pus ce choix contestable lors du Grand jury RTL-Le Monde-LCI.

- Le ralliement au thème sécuritaire, l’abandon de toutes les thèses de la gauche sur ce sujet depuis 1945, prémisse du tonitruant " mon programme n’est pas socialiste " par lequel Lionel Jospin ouvrit sa campagne officielle, sans doute pour marquer sa différence avec le mensonger " Eh ! bien oui, je suis socialiste " par lequel François Mitterrand ouvrit la sienne en 1974.

Ayant ainsi méthodiquement dispersé son camp, humilié ses alliés et désorienté son propre courant, Lionel Jospin partit résolument vers le mur.

 LE CAS LIONEL

Pour beaucoup de chroniqueurs, la couche ultime demeure la personnalité même de Lionel Jospin. Sa manière dérisoire de chercher à changer son image (" un austère qui se marre, un rigide qui évolue, etc. ") n’efface pas, à mes yeux, le problème fondamental (un social-démocrate sourd aux besoins de la société) ni, aux yeux des observateurs, le reproche principal : " un technocrate antipathique sans compassion pour la souffrance sociale ". Même les mots de son départ (" je me retire de la vie politique "), laissant les autres dans le chaos où sa politique à lui nous avait conduits, ont choqué les manifestants du dimanche soir de notre tragédie. Monstrueuse erreur de casting, que le choix par le PS d’un Martine Aubry aurait pu éviter ?

Je le confesse : je garde estime et même tendresse pour cet homme. Je n’oublierai jamais les avancées des deux premières années (35 heures quand même, PACS, parité, CMU), et que c’est bien lui qui les a rendues possibles, avec nous. Oui, en deux ans il a montré que quelque chose est possible. Mais pourquoi a-t-il oublié son engagement de réformer sur toute la durée ? La proportionnelle aurait évité le désastre, la loi cadre sur le tiers secteur aurait commencé à changer la vie des plus déshérités. Sans doute la remontée des libéraux dans son propre parti a joué, aggravée par la défection de Chevènement. Et sans doute des difficultés venues de notre parti. L’analyse du tournant de 2000-2001 reste à faire.

Jamais Lionel Jospin ne m’a paru aussi sincère et émouvant qu’à quelques encablures de la défaite, lors de son interview par Karl Zéro (ce qui montre en passant le talent de l’intervieweur). Lionel sait qu’il a perdu, qu’il nous a plantés, et que c’est de sa faute. Avec une humilité inattendue, il confesse avoir pourtant fait ce qu’il a pu, mais qu’il n’est que ce qu’il est.

Quant aux dernières heures et au " je quitte la vie politique ", je crois être le seul, avec sans doute Robert Hue, à avoir eu, lors de cette campagne, l’occasion d’approcher ce qu’il a connu pendant ces trois heures, entre 19 heures et 22 heures. J’avais moi aussi été désigné de haute lutte pour mener une bataille, couronnement de mon engagement politique, et j’en ai été " injustement " privé avant d’avoir pu donner ma mesure dans le combat auquel je m’étais préparé. J’imagine ce qui a dû tourner dans sa tête pendant ces trois heures. Le vidéaste qui a filmé toute sa campagne dit avoir renoncé " par pudeur " à violer alors son intimité. J’ai connu ces trois heures, lorsque le 25 septembre 2001 au matin on m’annonça que Dominique Voynet avait rejoint le camp de ceux qui, à la direction du mouvement, recherchaient de longue date mon éviction. Je n’eus pas droit à cette pudeur, le ton de mes discussions avec Dany Cohn-Bendit ou celui de ma voix sur le répondeur de Jean-Luc Bennahmias se retrouvant le lendemain dans la presse. Mais entre 10 heures et 13 heures, oui, j’ai songé à quitter la vie politique. Et, de même que Lionel Jospin dès le lendemain, rectifiait (" je reste un militant "), dès l’après midi j’avais fait mon choix : l’intérêt du mouvement, incapable de résister à la pression des médias et des intrigues de la direction, exigeait sans doute mon départ et mon remplacement, mon devoir était de faire en sorte que la substitution se fasse le plus démocratiquement possible, avec un nouveau débat et un nouveau vote, puis le cas échéant de faire loyalement campagne pour le candidat des Verts quel qu’il soit. Dans ces heures-là et celles qui suivent, deux ressources seulement sont utiles : le soutien de l’amitié, et ce qu’on appelle " culture " (cette vague mémoire qui vous assure que ce qui vous arrive n’est pas un malheur inouï, que la vie et la lutte continuent, que si tu peux voir détruire etc., tu seras un homme, mon fils, et gnagnagna). Je pense que ni l’une ni l’autre ne manqueront à Lionel Jospin.

 ET LES VERTS DANS TOUT ÇÀ ?

" Alors, à quoi leur sert le 1er tour ? À l’affirmation culturelle, idéologique, d’un courant d’idées. Il faut le savoir et l’annoncer : quel que soit notre candidat, il fera dans les 5 à 8 %. S’il fait 6 %, ce ne sera pas une défaite, s’il fait 9 %, on ne dessaoulera pas pendant 3 jours, promis ! ", avais je annoncé dans mon premier texte des primaires. J’avais parié en juin 6,5 %, plus ou moins quelque chose selon la qualité de la campagne. J’ai cru, encore 2 semaines avant le scrutin, que nous dépasserions les 6 %, avec encore une chance d’être devant Arlette, Chevènement et Bayrou. Pourquoi Arlette ? pour que notre courant " positivement critique " l’emporte sur la critique stérile. Pourquoi Chevènement ? parce que c’était notre vrai concurrent idéologique. Pourquoi Bayrou ? parce que le second parti de la gauche aurait été relativement plus fort que le second parti de la droite.

J’ai perdu, nous avons perdu (mais financièrement sauvé les meubles, et politiquement aussi, dans l’hécatombe de la majorité plurielle). Le score de Noël excède à peine celui de Lalonde et de Waechter dans les années 80. Surtout, alors que nous étions largement devant les trotskistes en 1999, ils rassemblent à eux deux près du double de nos voix. Ma thèse : ce ne fut pas la faute de Noël, qui, à son bagage propre en matière de droits de l’homme et de politique internationale, sut ajouter avec brio tous les engagements environnementalistes que lui proposa son équipe de campagne (à part un mépris aussi inutilement qu’inexplicablement affiché pour les mouvements de défense des animaux, qui nous coûta sans doute un bon point). Le problème vint de la ligne que lui proposa son équipe : lui aurait tout aussi bien, peut-être mieux que moi-même, pu défendre la mienne [8].

Mon calcul reposait sur la progression Européennes-Municipales. Elle nous aurait mis à 13 % aujourd’hui dans un score de ce type, et avec un coefficient réducteur de moitié pour la présidentielle et de 3/4 pour la législative, on arrivait à cet ordre de grandeur. Il reposait évidemment sur l’idée que la ligne " autonomiste contractuelle " avec la quelle je l’avais emporté aux primaires serait effectivement mise en ½uvre par le candidat des Verts.

À vrai dire, j’avais quelques doutes, dès les primaires. Dans mon texte de premier tour, je les avais laissé percer :

" Écrasante responsabilité posée sur nos épaules. En sommes-nous dignes ? Parfois je frissonne à l’idée que nous pourrions faillir, incapables de passer de la dénonciation facile à la démarche constructive. Mais je crois que, tous ensemble, nous avons les réponses.

Aurai-je la force, l’enthousiasme,les compétences pour vous représenter ? La réponse n’est pas tant dans ma personnalité, mais d’abord dans la capacité de tous lesVerts de "tirer dans le même sens". "

Doutes qui me taraudaient encore au second tour, malgré les dénégations que l’ami Jean-Marie Brom m’a conseillé de rajouter :

" Cela, c’est le " plus " que je peux apporter, si nous, Les Verts, collectivement, nous adoptons cette nouvelle attitude politique : donner sa force à l’espoir, le personnifier. Or, pour nous, cette posture nouvelle est un peu intimidante. Nous ne sommes plus de petits bonshommes verts aux bonnes idées, emportés sur le porte-bagages d’un grand frère socialiste, donnant des coups de gueule quand " le compte n’y est pas ". C’est nous qui allons devenir l’axe autour duquel tournera, dans les années 2000, toute la scène politique. Y sommes-nous prêts ?

On ne sera jamais assez prêt. Jamais assez hardi, assez compétent, assez préparé, assez nombreux, quand il s’agit de sauver la planète, réduire la fracture Nord-Sud, recoudre une société déchirée. Mais nous avons la pêche, l’expérience et les réponses. En matière de contenu, nous avons plusieurs longueurs d’avance sur les autres. Il faudra beaucoup travailler, nous serrer les coudes, réveiller l’espoir chez les uns et calmer chez les autres l’anxiété du changement¦ Le sentiment de l’urgence et l’enthousiasme nous habitent ! J’y suis prêt, nous y sommes prêts, la société y est prête. "

Pour " la société ", on a dit plus haut qu’il y avait du boulot. À l’expérience, une partie des Verts (en tout cas à leur direction) n’était prête ni à se serrer les coudes, ni à disputer le guidon au " grand frère " tombé du vélo.

Nous y reviendrons quand il sera temps de tirer un bilan complet, mais par exemple, et pour coller à l’actualité, j’ai encore dans les oreilles l’effarement que sema dès le mois de juin lors d’un dîner du courant Ouvert mon analyse : " Les voix que nous prendrons au PS n’ont d’intérêt que financier. Pour faire gagner notre camp, il faut prendre des voix au vote protestataire trotskiste, leur rendre l’espoir, et les négocier durement au second tour ". Sabine Gibier exprima l’avis assez général : " mais non, il faut prendre sur le PS, c’est là qu’est notre électorat ".

Nul ne saura jamais si j’aurais fait au total plus de voix que Noël. Selon les sondages successifs de CSA (qui s’est finalement le moins trompé), j’étais fin septembre remonté de 3 à 4 %, et Noël, qui m’avait relayé à 8, a fini à 5 après une très brève poussée à 8,5% puis 6,5% dans les avant-dernières semaines. Il est en tout cas probable que j’aurais mieux mordu sur Besancenot et moins sur Jospin, ce qui rétrospectivement eût été nettement plus utile. Après mon remplacement et jusqu’à aujourd’hui, innombrables furent en effet les témoignages : " J’aurais voté pour vous mais pas pour Mamère et finalement je voterai Besancenot, ou Taubira ". Lors d’un déjeuner avec quelques sommités politologues (J.M. Colombani, A. Duhamel et J. Jaffré), fin 2001, ils confirmèrent mon inquiétude : " Noël et Lionel chassent sur les mêmes terres, Noël n’élargit donc pas l’électorat total. "

Tout mon effort consista donc durant l’hiver, avec mes amis regroupés autour du texte " Reconstruire l’espoir " pour les AG de Saint Denis et Nantes, alors rejoints en cela par la majorité des militants, à repositionner les Verts au sein d’une éventuelle alliance de gauche, autour de leur identité " réformiste radicale " : sortie du nucléaire, 32 heures, tiers secteur. Malgré des victoires formelles, rien n’y fit, sauf sur le nucléaire et le tunnel du Mont Blanc, promus derniers refuges de nos fondamentaux et critères de nos négociations avec le PS. Le volet social, celui qui aurait pu faire reculer le vote protestataire populaire, fut oublié, volontairement, et réintroduit au forceps tant dans le programme présidentiel que dans le programme législatif, mais tout aussi vite oublié dans la communication du candidat (pas un mot sur les 32 heures ou le tiers secteur dans le discours de Noël au Cirque d’Hiver).

Problèmes difficiles il est vrai : prôner la poursuite de la RTT quand les 35 heures restent conflictuelles, expliquer ce que c’est que le tiers secteur, ne vont pas de soi. Même d’ailleurs prôner la sortie du nucléaire. Je l’avais précisé dès mes textes des primaires :

" Les Verts sauront, eux, offrir une concrétisation aux rêves de la société en révolte contre le libéralisme. Nous marquerons des points si nous savons combiner l’utopie d’une société autonome, réconciliée, responsable de la planète et des générations futures, et les mesures concrètes à prendre d’urgence. En dépassant la dénonciation, pour entrer dans le monde de la proposition. Non plus "contre le nucléaire", mais " pour un service public de l’énergie soutenable. " Cette situation appelle un candidat qui saura expliquer, persuader, en termes simples mais avec " profondeur ". C’est-à-dire : pas seulement capable d’énoncer les propositions des Verts, mais capable (en arrière-fond) de répondre aux objections qui leur ont été apportées depuis 20 ans, justifier pourquoi choisir telle proposition plutôt que telle autre, etc. "

Argument de primaires, certes : il n’était pas nécessaire que cette capacité d’explication soit celle du candidat lui-même. Sentant bien le problème, Noël m’avait proposé de le " tapiriser " sur ces questions et d’intervenir à ses meetings. Il parvint cependant difficilement (et sans doute à la faveur d’un mauvais sondage) à m’imposer au meeting de Lyon, qui fut particulièrement chaleureux (et la démonstration d’unité des Verts, au delà de mon propre discours, n’y fut pas pour rien) mais ne parvint pas à m’imposer au meeting de Paris, ultime chance d’effacer publiquement les blessures de septembre et d’affirmer, dans uns saine division du travail ;-), le volet social des " fondamentaux " Verts.

 ET MAINTENANT ?

Au delà de l’urgence absolue (barrer la route à Le Pen en votant Chirac), il s’agit de reconstruire l’espérance, tombée il est vrai plus bas que jamais depuis " Tchao Pantin " [9].

Cela passe par une reconstruction d’une alliance progressiste à vocation majoritaire (pour juin je n’y crois guère !) entre la gauche et les écologistes, mais cette fois sous les orientations majeures du développement soutenable, seules à même de " donner force à l’espoir ". Comment s’y prendre quand cela passe d’abord par un vote pour Super Menteur et des accords électoraux élargis aux circonscriptions critiques avec les socialistes, les uns et les autres étant compromis dans ce " système " de " ceux d’en haut " que vomit l’électorat populaire qu’attire le Pen ?

Équation pas simple à résoudre. Certes pas en se fondant dans un " front républicain avec Chirac " ou dans une " gauche unie " avec les vaincus du premier tour. Sans doute pas non plus en mettant en avant prioritairement des problèmes, certes essentiels pour les générations futures, mais qui sembleront justement trop identitaires à ces " plus démunis " (comme dit la définition officielle du développement soutenable), qui ont d’abord d’autres chats à fouetter que l’abandon de la filière Mox. Mais en mettant résolument en avant le volet social de l’écologie politique, dans le langage le plus accessible possible, en fonction de leur expérience de leurs besoins profonds. Au travail, et vite !

(à suivre)




NOTES


[1Voir mon livre L’audace ou l’enlisement, La Découverte, Paris, 1984.

[2Voir mon livreLa société en sablier, La Découverte, 1996.

[4Voir mon communiqué du 21 avril 2002.

[5Postface à la réédition de " La société en sablier ", 1999.

[6Que faire de la vague verte ", Libération, 26 mars 2002

[7" Le goût des autres et la crise gouvernementale ", Politis, 27 avril 2000.

[8Un mystère reste cependant à élucider : l’étonnante succession de " fautes de com’ ", telles le " Je ne suis pas Vert " placardé sur tous les kiosques, ou l’affiche " Les pieds sur terre " avec un Noël en lévitation. Amateurisme ? Volonté obsessionnelle de se différencier d’un prédécesseur taxé de fondamentaliste et doctrinaire ? Tenu totalement à l’écart de cette campagne, je m’interroge. À noter toutefois que le slogan final " Choisir sa vie " se révéla une trouvaille. J’ai fait une demi-douzaine de réunions pour Noël, avec des thèmes imposés les plus divers, et je me suis rendu compte qu’on peut toujours conclure par ces mots.

[9" Tchao Pantin ", publié en 1986, Incunable.

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