jeudi 25 avril 2024

















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par Alain Lipietz | 18 mars 1986

Tchao Pantin
Commentaires strictement subjectifs d’un candidat écrasé.
Ce texte est une note de bilan interne de la campagne Ecologie-93, aux élections législatives par scrutin de liste départemental (couplées avec des élections régionales sur le même mode) qui virent la défaite de la première législature d’union de la gauche après 1981, le " décrochage " du PCF dans les banlieues rouges, et l’arrivée massive du Front National dans les institutions. Les Verts 93, qui étaient … trois, m’avaient invité à conduire leur liste. Il fut publié par la revue chrétienne de gauche La Lettre à l’été 1986.

 La défaite a dépassé toutes mes espérances

Je ne parle pas de mon propre sort. Oh, certes, j’aurais aimé sentir sur mon front le sceau du suffrage universel estampillant le succès d’estime glané dans certains journaux, sympathiques, mais minoritaires. Mais il y a quatre mois je ne songeais pas à la candidature, et mon élection eût différé des voyages, des projets de recherches qui me sont chers. Une campagne, ça vous pompe, vide, mine, use, ruine, ride, blanchit les cheveux, claque les vaisseaux sanguins, une campagne ça vous travaille plus vite que le miroir de Cocteau, mais une campagne on y rencontre des personnes remarquables et on s’y fait de chouettes copains. Au fond, j’aime ce qui est fatigant.

Je suis comme ce matin de Septembre dernier à Mexico. Je n’ai plus d’eau, de lumière, de bouffe, mais moi je peux m’en aller. Eux doivent rester, dans les ruines de leur tremblement de terre, avec leurs morts.

 Morts, les espoirs du 10 Mai

Morts, les espoirs d’un cycle militant. Morts, les espoirs de la génération d’Algérie. Morte, la foi de la Résistance. Morts, les souvenirs de 36. Morte l’idée qu’en France la gauche pouvait changer la vie, changer le travail, ou simplement faire justice. Mort l’engagement avec le contentieux. Voilà. Vous avez eu le maximum de ce que vous donnera maintenant, à jamais et dans les siècles de siècles, une majorité absolue socialistes-communistes. Allez, moustiques ! Circulez, il n’y a plus rien à voir. Au début ? Quoi, le début ? C’était une entrée en scène maladroite, un sous-produit de notre inexpérience. Maintenant, on-sait-gé-rer. Comme les autres ? Oui, comme les autres. Forcément, sardoniquement, comme les autres.

Morts, de St Ouen à Montreuil en passant le coude de Pantin et le canal de l’Ourcq, ce vieux Paris d’hors les murs où hier encore, quand le jour se levait, le prolo à la Gabin déambulait vers son turbin ou sa Garance, sur les pavés inégaux d’un décor à la Carné-Prévert. Morte, une culture du travail bien fait et du vote communiste. Tchao, Pantin. Dans la Plaine Saint Denis, ce cimetière d’usines que traverse sous encorbellement l’autoroute A1, ce cimetière que nous rêvions de reverdir, dans ce Douaumont de la forteresse ouvrière, le Front National arrive devant le PC, devant le RPR.

 Morts d’angoisse se sont réveillés

, dans ce département, 18 % d’étranger(e)s, nos frères pourtant. 18 % en instance d’expulsion, d’extradition, de regroupement (à Drancy, pourquoi pas ?). Morts les espoirs d’une nouvelle génération d’animateurs locaux, les intellectuels de base de la France Multiculturelle.

Morts nos espoirs de faire naître ici, par le sectarisme dépassé, par la joie alliée à la compétence, l’alternative, écologique, autogestionnaire. Survivent nos dettes.

Et puis, il y a les hommes qui rient dans les cimetières. Les Debarge, les Jospin, les Quilès. Ils rient, parce qu’ils ont fait 32 %. C’est fantastique, vous ne trouvez pas, 32 % ? Presque un Français sur trois. Flanqué d’un petit Français sur dix, ça fait même 42 %. Un triomphe ! Surtout

qu’avec les autres... Quels autres ? Ah ! C’est vrai, les "petits" ne sont plus là. D’habitude, ils ratissaient sur les marges, et donnaient leurs voix à la gauche au deuxième tour. Maintenant, il n’y aura plus de second tour. Ces "petits", ils auraient pu rejoindre la "majorité de progrès" une fois élus, à l’Assemblée, mais alors en pinaillant. Maintenant, les socialistes sont tranquilles, seuls à 32 %, avec le petit truc d’à côté, à 9,8 %. Pour 23 ans sans doute. Jusqu’à ce que les autres relèvent le nez.

 Le PS avait promis la proportionnelle

Il a donné une proportionnelle croupion. Puis il a proclamé qu’erreur, minute, on s’était gouré, c’était en fait un scrutin majoritaire à un tour. Son Président avait appelé au Rassemblement pour une majorité de progrès, son appareil a choisi une minorité socialiste pur porc. Il a fait sa campagne sur le thème "Votez comme à un second tour". Et il compare ses résultats à un vote de premier tour. Et il est content : 32 % ! Hilare : 32 % ! Éclatant : 32 % ! Rocard y serait bien allé de sa larme magnétoscopée, mais on la lui avait interdite à l’avance. Le peuple a perdu, le peuple est perdu, mais l’appareil a gagné, l’appareil est sauvé. Un appareil, ça ne pleure pas : voyez Marchais.

 Et nous, pourquoi, mais pourquoi on a perdu à ce point ?

Comment sommes nous tombés de nos sondages, qui nous donnait un député élu, tombés à 3,5 %, même pas d’élu aux régionales ? Un rapide examen des chiffres de notre département :

- Tous groupuscules confondus, sur la Seine St Denis, de LO (conduit par Arlette soi-même) aux listes beur, POE et antillaise, en passant par la LCR, le MPPT et nous, le plus gros des microbes, on avait un élu. Mais vu de l’extérieur, nous étions 6 listes concurrentes sur le même terrain. Pourtant nous étions la liste alternative la plus large et décartellisée de France, mais notre unité (Verts, PSU, Gauche Alternative, PAC, féministes de Choisir, syndicalistes, beurs, et même un gaulliste de gauche) était vraiment le maximum réalisable dans l’état actuel des mentalités. A contrario, dans le Maine et Loire, une liste semblable à la nôtre n’avait en face d’elle qu’une alliance LO-LCR, et le Front National était divisé. Cette liste a un élu régional.

- Le PS, conformément aux sondages, a ses 4 députés. Il les a eu avec 29,3 % des voix. Il les aurait aussi bien eus avec 19,5 % des voix (en dessous, il rendait un second député à l’UDF). Il y a donc eu 10 % de votes "inutiles", stériles, 10 % de sécurité. 50 000 voix, pris au PCF et à nous. La moitié de ces "bien - intentionnés du vote utile" eût-elle seulement voté pour nous, que nous avions un élu, et le PS gardait ses 4 députés. Mais ces bien intentionnés-là n’ont pas eu cette audace. Même pas aux régionales ! Et on ne fait rien sans audace.

Bref, nous sommes morts :

- d’un émiettement difficile à réduire, que nous avions admis au départ (3-4 % de pertes, du côté des Trotskistes), mais nous aurions pu au moins essayer de rallier la liste antillaise, et il faudra bien se poser le problème de LO. Quant à la LCR, c’est inutile électoralement.
- Nous sommes morts du vote utile.

Le vote utile a frappé uniformément toutes les régions, toutes les configurations de liste. L’émiettement a été parfois plus grave (Nord, Lyon, Paris), parfois plus faible (et il y eut alors des élus régionaux, verts ou alternatifs). Le "vote utile" pouvait difficilement être contré à partir du moment où Mitterrand jouait sa tactique géniale :

- A lui, le rassemblement des forces de progrès
- Au PS, la seule structure dudit rassemblement.

Nous n’aurions pu parer la manœuvre qu’en affirmant que nous étions la seule nouvelle force de progrès (et pas "ni à droite ni à gauche", pas plus que "à gauche de la gauche") et en l’affirmant au niveau national. La myopie abyssale du tout petit sous-groupe des Verts contrôlant la campagne ne l’a pas compris. Il fallait multiplier avant Décembre les conférences de presse sur les dossiers économiques, écologiques, anti-racistes, féministes, militaires, et forcer, à ce moment-là, la porte des médias, avec celles et ceux qui avaient quelque chose à dire.

On pourra dire aussi - je l’ai vécu de jour en jour dans cette campagne désespérante - que nos messages n’ont tout simplement pas été transmis. Un chronique hebdomadaire dans Libération. L’Événement du Jeudi qui me désignait comme "le vote pas idiot dans la Seine St Denis", un portrait dans Le Matin flatteur à ne plus savoir où se mettre, deux passages chez Elkabach, la Une du Monde Diplomatique, la presse étrangère qui me collait aux baskets, ça veut dire que les connaisseurs apprécient, ça ne veut rien dire à un niveau de masse.

La politique est devenue un spectacle. Une force politique qui perce, c’est une force politique dont les leaders peuvent s’expliquer dans les grandes émissions à la télé. J’ai perdu la bataille pour passer à "Partis de campagne" contre Le Pen, soit par paresse intellectuelle de la grande machine, soit par calcul machiavélique du journaliste socialiste (pousser Le Pen pour diviser la droite, écraser l’alternative pour gonfler le PS), et de ce jour-là j’aurais dû comprendre que nous étions perdus (je l’ai d’ailleurs écrit dans Libération mais je ne me suis pas cru).

Mais le mal est plus ancien. Les Verts, le PSU, les gauchistes etc. en sont tout simplement restés aux années 70, à la culture d’opposition, à l’amateurisme. Ils ont certes des (déjà vieilles) idées de propositions. Il leur restait à les concrétiser. Il fallait recréer un "syndrome de la Tour Montparnasse", faire affluer les experts dès l’après Pentecôte. Ils étaient déjà partis. Au PS. Et ils y sont restés.

Au fond, nous n’avons pas su montrer ces dernières années à quoi ça sert, et même, si possible, comment ça marche, avoir des élus écologistes, alternatifs, autogestionnaires. Si nous ne sommes pas capables d’apparaître comme le laboratoire d’idées et de pratiques nouvelles, clairement inscrits en prétendants à la relève des ex-forces du progrès, il ne nous reste plus qu’à abandonner la politique aux techniciens.

 Alors, c’est reparti pour un tour

Pour 23 ans. Car ne nous y trompons pas. Le PCF a dépassé le point de non-retour : il sait (tous savent) qu’il ne sera jamais le PCI, et qu’un pas ou vers l’eurocommunisme ou vers l’union Soviétique le ferait éclater comme le PC Espagnol. Le PS n’a jamais été si grand et si creux. C’est un PS molletisé par l’économie et la raison d’État nucléaire, comme la SFIO le fut par la guerre d’Algérie. Mais lui ne le sait pas encore : il appelle ça "culture de gouvernement" (de gouvernement général, dirait Robert Lacoste). Et il admet encore sur ses franges, dans ses clubs, des gens aussi inventifs que nous, qui jouaient à Banlieue 89 ou à SOS Racisme quand le Prince leur en donnait les moyens. Jusqu’au 16 Mars. Si nous avons été laminés par le vote utile, c’est parce que du 10 Mai jusqu’à ce jour là on a pensé, écrit, joué, filmé utile au sein du PS. Ce sont Jack Lang et Françoise Castro qui ont permis au P.S. la seule victoire qui lui était possible : grossir au sein d’une gauche ratatinée, en phagocytant ses marges.

Aujourd’hui la mer étale et mazoutée laisse sur le sable pollué ses relents de marée basse. Le monde est plat, plat, plat. Même la crise des dictatures n’engendre plus que des Spinola. Mais voyez comme c’est drôle : nous en sommes au double du Nombre talmudique 963, c’est pourquoi, sans doute l’Histoire va s’arrêter ?

 Mais non, quelque chose me dit que l’Histoire ne s’arrête jamais

Que la crise ne s’est pas déjà dénouée dans la reconnaissance consensuelle d’un modèle productiviste-libéral nippo-californien dont le Front National représenterait le flanc droit et le PS le flanc gauche, en laissant en rade Force Ouvrière et le PCF pour ranimer les flammèches du vieux compromis productiviste keynésien.

Quelque chose me dit que l’espoir luit encore, comme un brin de paille, dans ces décombres. L’espoir d’une autre façon de travailler, refusant la séparation séculaire de la conception et de l’exécution. L’espoir d’en finir avec le chômage, par le temps partagé et la création d’un secteur alternatif, autogéré et contractuel, pour les tâches d’utilité sociale. L’espoir de faire reculer le racisme et la subordination ancestrale des femmes, la coupure du social et du privé. L’espoir d’en finir avec ces rapports nord-sud, et un équilibre mondial fondé sur la prise d’otages nucléaire généralisée. Et caetera.

Mais pour cela il faut une force politique nouvelle, qui serait comme les "grünen" allemands et les "radicals" américains, la représentation politique de cet espoir. Une force qui propose à la Société un autre compromis, oui, disons le, une autre force réformatrice. Car le P.S. a montré quelles réformes il pouvait, quelles réformes il voulait obtenir.

Je ne sais pas si une telle force aura vocation, après l’an 2000, à diriger ce pays Je sais que sans elle les anciennes forces de progrès n’auront plus jamais la majorité. Je pense qu’avec elle le P.S. aura à faire un choix : rester le flanc gauche du mode le productiviste-libéral, ou devenir le centre-gauche du modèle alternatif.

La génération d’SOS-racisme est encore à l’âge des bahut. L’âge où nous écoutions Eddy Mitchell, les folles années du twist. L’âge où nous ne savions pas que nous serions la génération de Mai 68, une génération qui, 18 ans plus tard, capitulerait de ses espoirs et s’enliserait dans la gestion de l’existant.

 Tchao Pantin, bonjour le Zénith !

Paris, le 18 Mars 1986, Alain Lipietz, Tête de liste législatives en Seine St Denis pour Écologie 93, Les Verts, les alternatifs, les Autogestionnaires.

Note
Voir ma contribution "Les conditions de la construction d’un mouvement alternatif en France". Association d’État des Réalités Institutionnelles et Politiques, 19, rue Frédéric Lemaître 75020 PARIS.
Note de 2002
Ce texte, développé, deviendra le livre Choisir l’audace. Une alternative écologiste pour le 21e siècle.




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