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par Alain Lipietz | 21 mars 2022

Non à l‘apocalypse nucléaire
Publié par Le Monde, 9 mars 2022

« La crise ukrainienne a aussi une dimension nucléaire » rappelait Mélanie Rosselet dans Le Monde dès le 2 février. Elle semble cependant évoluer jusqu’ici sans que cette dimension n’ait été explicitée : par les méthodes « classiques » (déploiement de troupes, frappes et invasion, pressions économiques, diplomatie). Il en fut de même des étapes précédentes (Crimée, Donbass). A vrai dire, « l’équilibre de la terreur » acquis en 1949 avec la bombe A soviétique n’a jamais empêché les guerres « classiques », de la Corée au Viet-Nam et à l’Afghanistan. Guerres périphériques ? Ce n’était pas l’avis des superpuissances, URSS, Chine et USA, qui y engagèrent des centaines de milliers de soldats, pour gagner des guerres qu’elles ont malgré tout perdues... mais aucune n’a osé déclencher le feu atomique. En Ukraine, les seules allusions à l’usage de l’arme nucléaire sont venues de l’agresseur (Poutine) et non des défenseurs de l’Ukraine, alors que théoriquement la dissuasion sert à ... dissuader les agresseurs. Il y a donc une faille dans la « dissuasion ».

Pourtant le consensus français sur l’efficacité de la dissuasion nucléaire est encore rappelé il y a quelques semaines, toujours dans Le Monde, par MM. Fabien Gouttefarde pour La République en Marche d’une part (31 décembre), Jean-Luc Mélenchon et Bastien Lachaud pour La France Insoumise de l’autre (11 janvier 2022). La convergence des auteurs LFI avec leur interlocuteur de LaREM est claire et assumée : « Commençons par le rappeler : nous adhérons au concept de dissuasion. Il s’agit pour la France de disposer à tout moment d’une arme hors de portée d’un ennemi et de nature à décourager une attaque contre elle. [Elle] repose aujourd’hui sur l’arme nucléaire. La France a construit sur cette stratégie son indépendance et l’autosuffisance pour sa défense. Cette stratégie fonctionne. »

La différence entre ces deux partis ne réside qu’en ceci : les auteurs LFI, craignant de voir nos sous-marins bientôt repérables par leurs antineutrinos (possibilité très contestée !), prévoient de les compléter par une menace aussi dissuasive : une militarisation de l’espace permettant la paralysie électronique totale de l’adversaire. « Quant à des tirs de l’espace vers la Terre, si aucune démonstration n’a eu lieu pour l’instant, nul doute que leurs conséquences pour le pays qui les subiraient seraient tout aussi paralysantes. Dès lors, il est clair qu’il peut y avoir une dissuasion spatiale. »

N’entrons pas dans le débat technique (En quoi des armes de destruction massive seraient-elles moins repérables dans le ciel que sous la mer ? En quoi la panne électronique générale empêcherait-elle une invasion ? La seconde guerre mondiale ne s’est-elle pas livrée sans internet, et même en s’imposant parfois le silence radio ? etc.). C’est le consensus même LaREM -LFI pour la dissuasion nucléaire que nous, écologistes, rejetons dans notre programme, Vivant (éd. Les Petits matins).

Nos trois auteurs le rappellent : celle-ci repose sur un raisonnement de théorie des jeux, popularisé dans la France gaulliste par le général Gallois. Soit un pays A (disons : la France) disposant de l’arme nucléaire, attaqué « classiquement » dans ses intérêts vitaux par un pays B, disons la Russie. Il peut riposter en annihilant les principales villes du pays B, Moscou, Leningrad, etc. Donc B, le sachant, n’attaquera pas A.

On l’a vu : ce raisonnement n’a jamais empêché les guerres classiques, car, si B a lui aussi l’arme nucléaire, il ne manquerait pas de détruire en rétorsion les villes de A (Paris, Lyon etc.). Le pays A ne ripostera donc pas à une attaque classique par une frappe nucléaire. B est donc libre d’attaquer A, mais par des moyens exclusivement classiques.

« Le nucléaire dissuade du nucléaire, mais ne dissuade que du nucléaire », résumait Alain Joxe. Et encore ! Comprenant qu’à Hiroshima ils avaient commis un crime contre l’Humanité (avec de plaidables circonstances atténuantes), les États-Unis ont refusé de renouveler l’enfer nucléaire malgré la demande des Français encerclés à Dien-Bien-Phu, alors même que l’URSS ne pouvait pas riposter. Aujourd’hui, le passage à l’acte nucléaire ne serait plus « un » crime contre l’humanité, mais, en déclenchant l’apocalypse, déboucherait sur « le » meurtre de l’humanité et du vivant sur la Terre.

C’est pourtant la généralisation de tels crimes qu’envisagent sérieusement nos trois auteurs. Avec plus ou moins d’emphase ils évoquent « l’existence même de notre Nation » comme circonstance atténuante. Et là se dessine une autre différence : pour définir ces intérêts vitaux, JL Mélenchon et B. Lachaud n’évoquent pas « nos alliés ». JL. Mélenchon l’a même précisé : nous ne sommes pas concernés par les querelles frontalières entre la Russie, l’Ukraine ou la Lituanie. En effet, il n’y a pas de solidarité de type national avec ces contrées : « Le « peuple européen », qu’est-ce que c’est ? Je ne me sens rien de commun avec les pays baltes. C’est le bout du monde, même les Romains ne sont pas allés là-bas ! La grande matrice de l’Europe, ce sont les frontières de l’Empire romain. » La solidarité de défense ne serait qu’une question de sentiment personnel : « T’en connais un, toi, de Lituanien ? »

Eh bien oui. Ma ville (Villejuif), qui fut successivement ville d’immigration vendéenne, bretonne, italienne, portugaise, maghrébine, zaïroise, est aujourd’hui principalement ville d’immigration est-européenne : moldave, balte, polonaise, roumaine, russe, ukrainienne.
Et certes l’Ukraine n’est pas liée par un traité défensif avec l’Union européenne : son statut international, depuis le memorandum de Budapest où elle renonça à ses armes nucléaires, est la garantie de son intégrité territoriale par les USA, la Grande Bretagne et... la Russie !, et les Américains n’ont jamais prétendu la couvrir de leur ombrelle nucléaire. Il en va autrement de la Lituanie, où la Russie pourrait « légitimement » revendiquer l’ouverture d’un couloir à travers la Lituanie vers Kaliningrad, enclave russe dans l’Union européenne. Ou carrément ré-annexer la Lituanie, au nom de sa composante russophone (qui n’y tient pas du tout !)

Or la France est bel et bien liée à la Lituanie par un traité de défense mutuelle : celui de l’Union européenne. JL. Mélenchon n’en a cure : la brochure de L’avenir en commun Pour une France indépendante (Seuil, 2021) ne mentionne même pas l’UE, et n’envisage qu’une alliance « méditerranéenne ». Envisage-t-il pour autant de « mourir pour Athènes » ? Probablement pas. A fortiori, pas non plus pour Varsovie ou Berlin.

Mais (et la question vaut aussi pour LaReM) : si les chars russes pénètrent en Alsace ? Pense-t-on sérieusement raser Moscou et Saint-Pétersbourg, au risque de voir le reste de la France carbonisée ? Et même : supposons les chars russes à Bayonne. Nos trois auteurs pensent-ils « sérieusement » qu’un Président réfugié dans un sous-marin pourrait faire, pour les Français, le choix terrible d’être brulés vifs ou mortellement irradiés plutôt qu’accepter les affres d’une occupation ? Or, si l’adversaire sait qu’aucun Président rationnel ne le penserait « sérieusement », il n’y a plus de dissuasion.

Cette question (que la dissuasion ne peut jamais être rationnellement activée, donc ne dissuade de rien) a conduit, dans les années 70, à la sous-théorie des « tirs nucléaires d’avertissement », au déploiment des SS-20 soviétiques et des Pershing américains sur le théâtre européen : ce fut la « crise des euromissiles ». Il s’ensuivit un débat fort complexe (défense flexible, découplage USA-Europe, armes de théâtre, deuxième frappe, etc : voir mon analyse de l’époque ici) d’’où il résulta que l’escalade deviendrait incontrôlable dès le premier tir. D’où finalement la renonciation à ce type d’arme, condamné par le Traité sur les forces nucléaires à portée intemédiaires (1987).

Or c’est le traité que Trump répudia en 2019, à la grande satisfaction de Poutine qui maintenant peut menacer la Finlande de frappe nucléaire par des missiles hypersoniques intermédiaires, si elle appuie l’Ukraine. Et, si la Finlande n’est pas membre de l’Otan, elle l’est de l’UE, d’où le rappel de Macron à Poutine : nous aussi sommes une puissance nucléaire !

Ainsi, la dissuasion nucléaire n’empêche pas les guerres, même en Europe, mais l’apocalypse nucléaire peut se déclencher par accident ou mauvais calcul, par les gesticulations de fous parvenus à la tête de puissances nucléaires, ou par les manœuvres de quelque Main noire irresponsable, comme pour la Première guerre mondiale. La menace climatique, certaine, ne fait pas oublier l’apocalypse nucléaire, possible tant que le monde ne coopérera pas au désarmement.

D’où le Traité de Non-Prolifération (1967), qui prévoyait en son troisième pilier le désarmement nucléaire des puissances possédant déjà la Bombe. Ces puissances ne l’ont pas respecté, causant la prolifération actuelle (Inde, Pakistan, Corée, Israël et demain Iran). Nos auteurs proposent de continuer d’y désobéir, et JL Mélenchon y ajoute la désobéissance au Traité de l’Espace (1967) comme aux traités UE, conformément à la philosophie de Hobbes et de Carl Schmitt : les traités ne sont que chiffons de papier.

Sans aucun angélisme, les écologistes reconnaissent au contraire que seuls les accords nationaux et internationaux, si fragiles soient-ils, ont empêché l’Histoire humaine de se réduire à une lutte sans fin de tous contre tous. Sans le respect de traités sur l’environnement (climat, biodiversité) et sur le désarmement, l’Humanité a peu de chance de survivre au XXIe siècle, et disparaitrait encore plus vite sous l’hiver nucléaire que sous le réchauffement climatique.

La défense de la France contre une agression classique, équipée de toutes les technologies modernes, ne peut se concevoir qu’avec les mêmes armes (des drones à la techno-guerilla), donc avec des alliés : l’Union européenne seule en a les moyens. La France et l’Europe doivent achever la mue d’une défense européenne, pleinement indépendante : l’expérience Trump, qui peut se reproduire, a montré que les États-Unis ne partagent pas toujours nos valeurs...

Mais une alliance implique des engagements réciproques. Avec les autres pays européens, Lituanie comprise. Et avec tous les pays épris de paix. Et, comme seul le nucléaire dissuade du nucléaire, les écologistes sont déterminés à engager la France et à pousser ses alliés européens à entrer dans le processus du Traité sur l’Interdiction des Armes Nucléaires de l’ONU, entré en vigueur en janvier 2021, pour l’instant ratifié par aucune puissance nucléaire. Un traité qui n’aura de sens que multilatéral et contrôlé. Car nous plaçons au-dessus de tout, y compris « les intérêts fondamentaux » d’une nation quelconque, la défense du Vivant et en particulier l’existence même de l’Humanité.



À noter :

PS Publié par Le Monde dans une version raccourcie, sous le titre « L’apocalypse nucléaire reste possible tant que le monde ne coopérera pas au désarmement nucléaire », le 9 mars 2022.

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