mardi 7 mai 2024

















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par Alain Lipietz | 26 février 2022

L’Ukraine, La France Insoumise et nous.

Ce qui se passe, à gauche, en France, est très triste. Beaucoup moins triste évidemment que ce que vit le peuple ukrainien sous les bombes, peut-être demain sous la botte de Poutine. J’ai une totale confiance dans la victoire finale de ce peuple héroïque, depuis plus d’un siècle « terre de massacres », mais je sais ce qu’il lui en coutera de souffrances, de sacrifices.

Mais nous sommes dans une campagne électorale en France, et les choix que nous allons faire dans la décennie qui vient seront décisifs. Je suis de ceux qui pensent que, face à la toute-urgence écologique, il faut une révolution verte, et qu’aux cotés des écologistes, La France Insoumise sera notre principal allié. Et à Villejuif, nous avons, pendant des mois, tenté en vain de faire liste commune pour les municipales, les régionales, les départementales. Nous pensions que les divergences sur les questions internationales n’avaient pas d’importance à ces niveaux.

Jusqu’ici, sur l’Ukraine et d’autres sujets liés à la démocratie, je considérais Jean-Luc Mélenchon comme un « camarade qui se trompe », mais capable d’aller dans le bon sens. Ce qui impliquait la possibilité que lui ait raison et moi tort. La guerre opère comme un révélateur, surtout quand l’agresseur a ouvertement exprimé les raisons de son attaque préparée sur de longs mois. A ce moment-là, ceux qui avaient été trompés ont les yeux dessillés, et rejoignent « les autres », qui les accueillent à bras ouverts. Normalement.

J’étais trop petit pour comprendre le drame des communistes français lors de Budapest 56. On m’a raconté après. J’ai vu le drame des communistes français lors de Prague 68, le processus profond de remise en question. Kiev 22 aurait dû avoir le même effet à gauche.

Depuis la crise de 2014, deux interprétations nous séparaient sur la crise rampante entre Russie et Ukraine. Pour moi et pas mal d’autres, Poutine rêvait de reconstruire l’empire stalinien, en tenant grotesquement le discours de la Grande guerre patriotique contre les « nazis » ukrainiens héritiers de l’UPA de Bandera. Pour JLM, Fillon, Zemmour, Le Pen, Mariani, pour Védrine l’avocat des génocidaires et quelques autres, Poutine ne faisait que défendre la Russie encerclée (par qui ? L’Inde, la Chine ?), contre le projet des démocrates US (les Biden, les Obama, les Kamala Harris, les AOC, etc) d’étendre l’OTAN jusqu’au Donetz, au contraire de Trump qui privilégiait la lutte contre la Chine.

Cette seconde interprétation me semblait déjà absurde. Les nazis ukrainiens ? Il en avait dans les manifs de la Révolution orange (2004), de l’Euromaidan (2014). Aux élections libres qui ont immédiatement suivi, il n’ont jamais dépassé les 5 % toutes tendances confondues : nous serions heureux en France d’avoir si peu d’extrême droite antisémite... L’Ukraine dans l’Otan ? En 1994, elle avait obtenu bien mieux en echange du transfert de ses armes nucléaires à la Fédération de Russie : sa souveraineté et son intégrité territoriale garanties par les USA, la Grande-Bretagne... et la Russie ! En 2014 un des garants est devnu l’agresseur, les deux autre ont mollement réagi.

Les faits ont tranché. Il n’y avait pas un seul soldat de l’Otan en Ukraine, qui n’en fait pas partie. Biden ne manipulait pas l’opinion en affirmant que Poutine allait envahir l’Ukraine (la CIA a quasiment prévu le jour) et Biden a confirmé qu‘il ne verserait pas une goutte de sang US pour l’Ukraine mais défendrait chaque pouce carré d’un pays de l’Otan... tout en reconnaissant implicitement l’abyssale sous-dotation de l’Otan dans les Pays baltes, en Roumanie et en Pologne (dûe à la prolongation du tropisme trumpiste anti-chinois)

A l’inverse, Poutine a proclamé sa haine de la Révolution d’Octobre trop « décentraliste », son amour de Staline, et que son but de guerre était de « dénazifier » l’Ukraine – ce qui est aussi imbécile qu’insultant, mais a un sens politique précis : éliminer ses dirigeants élus ou les envoyer vers quelques Nuremberg de pacotille, épurer toute l’administration de ce pays, et le « démilitariser », c’est-à-dire en faire un État croupion privé du droit de se défendre.

Cela aurait dû suffire. Mais qu’ont fait Jean-Luc Mélenchon et La France Insoumise ? Certes ils ont condamné le coup de force du despote russe. Certes JLM a proclamé, dans son prmier communiqué , excellent, du 24 février : « Pour l’Union européenne, le temps de la protection mutuelle est venu. » Ce qui est assez surprenant et bienvenu, en total désaveu de la brochure « Pour une France indépendante » (Cahiers de l’Avenir en commun, n°4, 2021) et en ligne avec le programme des écologistes arrêté l’été dernier : « La France et l’Europe doivent achever la mue d’une défense européenne, pleinement indépendante. » Nous ne devrons jamais oublier cette brève convergence.

Mais voilà... l’Ukraine ne fait pas partie de l’UE. Donc... donc ... ? Jean-Luc Mélenchon allait-il appeler à soutenir quand même la résistance ukrainienne, à lui apporter « protection mutuelle » ? Ben non, pas plus que celle de l’Otan selon Biden ! Mais en fait beaucoup moins. Et les défausses se sont accumulées, à partir de son intervention du soir sur France 2 :
- Ni reconnaissance des projets de Poutine et de l’absurdité de ses accusations (mais il s’est défendu trop brutalement contre l’Otan...)
- Ni sanction économique (d’abord parce que « ça ne marche pas »... JLM s’est ensuite rallié dans son discours de la Réunion à l’argument de Marine Le Pen, représentante officielle de "l’arc" poutinien en France : parce que ça pourrait diminuer le pouvoir d’achat des Français.es, ce qui est certain)
- Ni livraison d’armes au gouvernement ÉLU (pas de canon pour l’Espagne, pas de drone pour l’Ukraine !)
- Surtout ne pas légitimer a posteriori la demande ukrainienne d’une protection par les pays de l’Otan (sur France 2, dès le 24 février)
- Ni aide économique de l’UE à l’Ukraine (parce que, n’est-ce pas, ce serait la subordonner à la conditionnalité néo-libérale du FMI, sic !).

Que reste-t-il, alors ? Tordre le bras aux Ukrainiens, comme il y a près d’un siècle à Bénès, le premier ministre tchèque trahi par ses alliés Français et Britanniques lors de la crise des Sudètes, jusqu’à la capitulation sans condition devant Hitler pour « ouvrir des négociations ». Ce n’est même pas Munich , c’est Chamberlain : « Plutot Poutine que la démocratie en Ukraine. Le Peuple n’a pas le droit de décider lui-même de sa politique étrangère, il doit rester soumis aux diktats des Grands Protecteurs, qui décideront en dehors de lui de ses alliances militaires, voire de ses frontières, de ses armements et de son gouvernement. »

Cette ligne, illustrée par l’abstention des eurodéputés LFI lors du vote au Parlement européen quant à l’aide économique à l’Ukraine, après le soutien à Assad, après le refus de condamner le génocide des Ouighours (toujours sous des prétextes aussi spécieux, comme si la Convention de 1948 et le traité de Rome établissant la CPI n’avaient pas fixé la loi internationale !), commence à faire système. Un biais en faveur des dictatures, justifié par une philosophie du droit empruntée à Carl Schmitt : l’anti-libéralisme, la définition d’un « camp », non par ses amis, mais par ses ennemis : les Etats-Unis, et la conception ultra-« réaliste » des lois , des normes, de l’Etat de droit et des traités internationaux : des chiffons de papier auxquels il faut désobéir.

Si LFI refuse de voir en l’Ukraine "sa Tchécoslovaquie", celle de 1938 ou celle de 1968, l’occasion de rééxaminer son rapport aux Peuples, aux votes, aux lois , aux traités, il va lui être difficile de trouver des initiatives communes, encore moins de gouverner, avec celles et ceux qui depuis toujours, ou depuis qu‘ils ont ouvert les yeux, soutiennent les combattants de la liberté.




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