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par Alain Lipietz | 6 juillet 2000

Politis, numéros n°608-609
La zone des tempêtes bolivariennes
Comme une écharpe coupant la superpuissance nord-américaine du Cône Sud, une zone des tempêtes géopolitique est en formation sur la côte caraïbe de l’Amérique du Sud et le nord du monde andin. S’appuyant au large sur Cuba, et au sud sur le Pérou où la dictature de Fujimori se heurte au rejet populaire, elle englobe trois pays qui formèrent la Grande Colombie de Simon Bolivar : le Vénézuéla (où le nationalisme populiste du président Chavez inquiète le " Grand Protecteur " et fascine les nostalgiques du vieux Tiers-mondisme), la Colombie et l’Équateur.

Je me suis rendu dans ces deux derniers pays, en tant que membre de la Délégation pour l’Amérique du Sud du Parlement européen, à la demande des organisations indigènes, principales victimes réelles ou potentielles des orages qui s’accumulent.

 LA COLOMBIE : NOUVELLE BOSNIE ?

En fait, les indigènes de Colombie disposent de 20 % des terres " titularisées ", mais représentent… 1,8 % de la population. Ils ne sont que 65 000 pour couvrir l’immensité forêt amazonienne. De pauvres indiens pacifiques, chasseurs et pécheurs, écrasés par la richesse de leur territoire et de leur sous-sol, qui en fait des gêneurs pour toutes les forces en présence. Des gêneurs à liquider : deux peuples ne sont plus représentés que par une vingtaine de personnes…

Or, la situation colombienne est sur le fil entre la paix et la guerre civile internationalisée. Il y a deux ans, le Président Pastrana ouvrait les négociations avec la principale guérilla, les FARC, et appelait à un " Plan Marshall pour la Colombie ". Mais qui veut la paix ?

D’un côté, les FARC, qui ont obtenu de Pastrana un petit " territoire libéré " au sud, autour de la ville de San Vincente del Caguá ;n, rêvent, par la menace, les recrutements forcés et les enlèvements, de se rendre maîtres de toute l’Amazonie, des plaines orientales avec leur puits de pétrole, et de la côte pacifique. D’origine communiste, les FARC ont perdu leur direction civile, l’Union Patriotique, jadis anéantie par les assassinats après avoir déjà joué la carte de la négociation. Leur gestion militariste et autoritaire des zones libérées n’inspire guère la sympathie : " Cuba sans la musique " dit-on dans les ONG de droits de l’Homme.

Au Nord, dans la zone bananière, les paramilitaires les ont vaincues par une surenchère de cruauté, répondant à chaque action par un massacre de sympathisants ou supposés tels. Nés de la fusion entre les " groupes d’Autodéfense Unies de Colombie" des grands propriétaires, ceux des narcotraficants et ceux inspirés par la partie de l’armée qui refuse la négociation, les paramilitaires, devenus plus forts que l’armée régulière, font régner une paix de la terreur, mais une paix quand même, et leur leader Castano peut même se payer le luxe d’un discours réformateur ! Ils ont d’ailleurs rallié quelques cadres de l’EPL, guérilla éliminée par les FARC.

FARC et paramili n’hésitent pas à passer accord avec les narcotrificants ou avec les entreprises étrangères, notamment pétrolières. Et bien sûr à massacrer les Indiens, pour qui cette guerre est une guerre entre créoles. L’affrontement final aura lieu sur le moyen Magdalena, autour des champs pétroliers du Santander.

Cette zone était tenue par l’ELN, la guérilla de Camillo Torres, croisement de guévarisme et de théologie de libération. Trop puritaine pour accepter l’alliance avec les narco et la politique de la terreur, elle n’hésite pourtant ni devant les enlèvements ni devant le sabotage des oléoducs (on estime à 8 Erikas la quantité de pétrole brut ainsi répandue sur la terre colombienne), mais ne peut résister aux deux "monstres froids" qui la prennent en étau. Même dans la zone qu’elle prétend se voir attribuer par l’État, elle se heurte au refus des paysans.

Car la population civile se révolte et s’organise contre la guerre civile. Les ONG, les ligues de droit de l’Homme, les syndicats, les organisations de petits paysans, réunies dans le " Mandat pour la Paix " (aujourd’hui : Indepaz), ont recueilli en 1997 dix millions de signatures ! Elles encouragent les négociations de paix entre le gouvernement et les guérillas, et condamnent toutes les violences, en particulier contre les indiens : celles qui visent leurs droits fonciers (comme ceux des Uwas ou des Embara-Katias) pour des projets pétroliers ou hydroélectrique, celles surtout qui visent à les chasser des territoires conquis par les belligérants.

Et puis, au dessus… il y a le fameux " Plan Colombie ", présenté côté européen comme un Plan Marschall pour le paix, et côté États-Unis comme un plan de guerre aux narcos et à leurs alliés, donc implicitement aux paysans et aux FARC. Côté américain, il ne s’agit pas d’éradiquer " le communisme " : personne ne craint l’intégration des FARC au système de pouvoir colombien sur la base d’un partage des zones d’influence. La cible, c’est la culture du pavot et de la coca, selon les principes, chers au " tsar anti-drogue " le général américain Mc Caffrey,. de la destruction chimique des écosystèmes et de l’expulsion de leurs habitants

En somme, les USA demandent à l’Europe de rembourser ici leurs interventions yougoslaves : eux font la guerre (une guerre qui risque de s’étendre aux base arrières équatoriennes des FARC), les Européens la paient…

La société civile colombienne rejette farouchement ce schéma, et, relayée par les ONG européennes, supplie les Européens de ne pas financer un tel plan : de l’aide, oui, mais sous le contrôle des organisations populaires locales. Le 6 juillet se déroule à Madrid une assemblée des " donateurs ". Seuls les Anglais et les Espagnols sont prêts à payer les yeux fermés. Grâce à leurs eurodéputés (qui contrôlent le Parti Populaire et le Parti Socialiste européens), ils ont fait taire le Parlement européen… Mais, alertés par les ONG, les autres Etats (dont la France) sont plus que réticents. A Madrid, comme dans les villages et les villes de Colombie, les manifestants attendent le verdict de la vieille Europe, qui a pour une fois l’occasion de porter sur le Nouveau Continent l’idéal " droit-de-l’hommiste " dont elle se réclame aujourd’hui…

 ÉQUATEUR : LA MONTÉE DU POUVOIR INDIGÈNE

Du point de vue des indigènes, tout oppose l’Équateur à la Colombie. Ceux de Colombie, on l’a dit, ont des titres sur de vastes espaces, mais représentent une infime partie de la population. Au contraire, les Indiens constituent le noyau de la population équatorienne. Ils sont rassemblés en onze nations, tels les Quechuas, descendants des Incas, qui dominent l’arrête volcanique des Andes. La capitale Quito (2800 mètres) est d’ailleurs une ancienne place-forte inca. Les Quechuas ont leurs lettres, leurs poètes, qui se produisent dans des festivals étrangers. Il y a aussi les Jhwars d’Amazonie, les fameux " réducteurs de tête ", jamais vaincus par les blancs. Et ces commerçants, aussi cosmopolites que les Grecs, que sont les habitants d’Otavalo, dans les Andes. Qu’est-ce d’ailleurs qu’un " indigène " ? Ceux qui parlent leur langue et ont gardé le costume (en fait celui d’Otavalo, tant est fort le rayonnement de ce centre artisanal dont la foire draine les marchands du Pérou au Guatemala), sont quelque 30 % de l’Équateur. Si l’on ne retient que ceux qui vivent en communautés : 20 %. Mais il faudrait aussi compter ceux de la plaine côtière et de sa capitale, Guayaquil, où ils disputent aux Afro-américains (le moins visible, le plus oublié des peuples de l’Équateur) et aux métis pauvres la composition d’un prolétariat déstructuré. En fait il y a autant de Jhwars à Guayaquil qu’en Amazonie… mais ici, ils ne sont plus des Jhwars !

Dans les Andes et l’Amazonie au contraire, depuis 1990, le mouvement indigène s’est levé. La Confédération des Nations Indigènes de l’Equateur (CONAIE), par une série de grandes manifestations, a fait reconnaître son existence, ses droits et son poids politique. De cette ébullition a émergé un parti, le Pachakutic, qui, depuis 1998, compte 6 députés sur 130, dont 4 indigènes et une femme. Pachakutic devient en fait un parti progressiste généraliste : indigéniste certes, mais aussi féministe, écologiste, etc. Je les ai rencontrés en tant que membre du groupe Verts-Alliance Libre Européenne du Parlement Européen, qui rassemble les écologistes et les députés des partis basques , écossais, gallicien, flamand, etc. " Ah ? il y a en Europe aussi des peuples sans Etat ? " m’ont-ils demandé, amusés. Et nos deux groupes parlementaires ont décidé un accord de collaboration.

Le 21 janvier 2000, une manifestation conjointe de la CONAIE et d’une partie des cadres intermédiaires de l’armée a renversé le Président Mahuad, universellement décrié. L’armée, ethniquement très andine, est proche des indigènes et n’a pas l’habitude de tirer sur eux. Mais, comme jadis les capitaines portugais de MFA avaient remis le pouvoir au Général Spinola, ces officiers remirent dans la journée le pouvoir à leurs chefs, qui le rendirent au Vice-Président Noboa, lequel a repris la même politique d’ajustement structurel brutal : coupes dans les dépenses sociales et dollarisation complète. Accablé par la récession, une partie du peuple et de l’armée rêve de remettre ça pour de bon, ce qui déclencherait aussitôt la sécession de Guayaquil, la capitale économique, et donc la guerre civile.

C’est dans une autre direction que se dirigent la CONAIE et Pachakutic : l’édification par en bas d’un pouvoir indigène et progressiste. Le 26 mai 2000, Pachakutic remporte les élections locales dans le quart des régions et 15 " cantons " sur 200. N’hésitant pas à s’allier avec toutes les forces populaires, y compris l’Eglise Evangélique, Pachakutic semble, au moins dans les Andes, avoir su rallier la petite bourgeoisie métisse. . Ce n’était pas une mince affaire : une belle d’Otavalo avait été radiée du concours local de beauté parce que indienne. Malgré le racisme, Otavalo est passé aux Indiens. Le nouvel alcade (le maire du canton) a réuni pour moi les délégués des paroisses et des communautés, depuis le notable créole de gauche au verbe lyrique jusqu’aux pauvres élues descendues de la montagne. On arpente le bourg, on rêve de portail internet pour exporter directement la production artisanale vers l’Europe, on exhibe le projet d’un centre culturel aux allures de temple inca. Un petit vieux me fait découvrir le fabuleux musée privé précolombien qu’il a constitué tout au long de sa vie. Il tire de sous son lit de splendides statuettes d’or : il veut bien donner son trésor à la municipalité nouvelle, mais où exposer dignement ces merveilles ? Comme partout dans le monde andin, le Parlement européen apparaît comme un mythe bienveillant, défenseur de l’indigène contre les fils des conquistadores et le " grand protecteur " gringo.

Le bourg d’à côté a plus de chance : il s’est déjà doté d’une administration Pachakutic aux élections précédentes, et la " bonne gouvernance " y saute aux yeux, par la propreté des rues, la qualité des investissements publics. Mais, avertit drôlement la militante qui m’accompagne, " le sous-sol s’avère très riche, les habitants sont catastrophés ". C’est que la cupidité des colonialistes n’a pas disparu : la richesse naturelle attire les emmerdements. Comment résister ? en " titularisant " les terres indigènes ? Mais, les voisins colombiens Uwas et Embara-Katias l’ont expérimenté, cela ne sert pas à grand chose contre les multinationales. Et cela n’aurait de sens qu’en Amazonie ; dans les Andes les nations indiennes et les créoles sont mélangés sur le territoire : pas de Bosnie ici ! Je propose, plaisantant à moitié, d’organiser avec les Belges un séminaire sur la réforme administrative d’un pays pluri-ethnique. La Confédération des Indiens d’Amazonie me demande d’en organiser un autre sur les marchés de permis d’émission et de captation des gaz à effet de serre. Des alcades fraîchement élus s’enthousiasment à l’idée de nouer avec des maires écologistes français des échanges sur le problème des chemins de fer locaux, ou sur les bassins versants menacés par l’érosion, etc.

Une atmosphère d’espoir, et le merveilleux sourire des indiens… Saurons nous enfin " coopérer autrement " ? Des partenaires enthousiastes nous attendent !




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