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par Alain Lipietz | 15 septembre 2012

La révolution bolivarienne : leçons pour l’Europe
Parc de La Courneuve
LANGUE ET TRADUCTIONS DE L’ARTICLE :
Langue de cet article : français
  • Español  :

    Intervencion en la "Fiesta de L’Humanité", debate sobre "La revolución bolivariana : lecciones para Europa", 15 septembre 2012

Intervention à une table ronde organisée par La Fête de l’Huma.

 La révolution bolivarienne : leçons pour l’Europe

J’interviens ici en tant que membre de la délégation du Parlement européen pour l’Amérique Latine pendant 5 ans, puis président de la délégation de ce Parlement pour la Communauté andine (dont faisait encore partie, formellement, le Venezuela pendant la mandature2004/2009). A ce titre, je me suis rendu plusieurs fois individuellement, ou comme président de ma délégation, au Venezuela, visites dont j’ai rendu compte sur mon site,.

La première fois, je m’y étais rendu discrètement pour enquêter sur l’opinion réelle du peuple vénézuélien à l’égard de Hugo Chavez, juste après le coup d’état de Carmona qui avait failli le renverser. Mais le président Chavez m’avait repéré à mon hôtel, et m’avait invité à participer avec lui à une opération de réforme agraire. Nous avions discuté en tête à tête pendant tout le voyage, et esquissé des hypothèses pour la coopération entre l’Union européenne et le Venezuela.

Je dois préciser avant tout que je ne considère la révolution bolivarienne au Venezuela ni comme une dictature ni comme une révolution socialiste.

Ce n’est pas une dictature : la preuve en est que Chavez a perdu à plusieurs reprises des élections, comme dernièrement le référendum qu’il avait proposé pour modifier la Constitution bolivarienne qu’il avait fait accepter quelques années auparavant. Plus spectaculairement encore, après le putsch de Carmona, les putschistes ont pu s’installer sur une place centrale de Caracas et tenir meeting permanent pendant des mois... Il n’y a pas eu de répression de ce putsch. Il n’y a pas de prisonnier politique au Venezuela.

Ce n’est pas non plus une révolution socialiste. Je l’ai qualifiée de « révolution démocratique contre la bourgeoisie », donnant une place importante à l’expression populaire, en particulier aux travailleurs des secteurs formels et informels, avec une petite réforme agraire (si on la compare aux réformes agraires des années 30 en Amérique Latine), peu de redistribution, pas de remise en cause de la propriété privée en dehors du secteur pétrolier... D’une certaine façon, le « Chavisme » ne fait que prolonger en les radicalisant les tendances de l’expérience social-démocrate d’Andrès Perez.

Alors, qu’a-t-elle à nous apprendre à nous Européens qui, nous aussi, tentons sporadiquement des expériences sociales-démocrates plus ou moins avancées, plus ou moins écologisées ?

Je choisirais 4 thèmes parmi 100.

1- Le soutien populaire.

Arrêté et détenu dans une caserne lors du putsch de Carmona, Chavez fut libéré par une insurrection populaire. C’est une grande différence avec Allende au Chili. La révolution bolivarienne a su choyer les bénéficiaires de sa politique : les plus démunis. Les sociales démocraties européennes ont toujours eu tendance à confondre socialisme et modernisme, et à partir des années 80 elles ont tournées carrément social-libérales. Elles n’ont pas su consolider un mouvement populaire capable de défendre leur politique. C’est une extrême faiblesse qui explique l’alternance, y compris après Jospin et probablement après Hollande.

Bien entendu, Chavez a cet immense avantage d’avoir l’argent de la rente pétrolière. Comme me l’expliquait son vice-président, "au Chili, la bourgeoisie était riche, l’Etat était pauvre. Au Venezuela la bourgeoisie est pauvre et l’Etat est riche". Evidemment, ça aide ! Il est donc essentiel que l’Etat se conserve des rentes (espace herzien , payages d’autoroute etc., et bien sûr impôts) au lieu de les privatiser.

2- Economie sociale et service public.

La manière dont Hugo Chavez utilise l’argent de la rente pétrolière pour consolider sa base populaire, c’est essentiellement le subventionnement à des formes coopératives ou associatives de politiques sociales. Les plus spectaculaires sont les fameuses « Missions", de santé et d’éducation. La rente pétrolière est troquée contre des enseignants et des médecins cubains qui viennent s’implanter dans les bidonvilles, où se développent des formes d’auto-organisation par quartier.

Macro-économiquement parlant, on peut dire que c’est une politique prudente. Même si la rente pétrolière ne peut que croître jusqu’à son épuisement et en moyenne, il est périlleux de financer des dépenses permanentes et rigides avec un revenu aussi fluctuant. C’est pourquoi, par exemple, la Norvège utilise sa rente pour un fonds prévisionnel de paiement des retraites.

Cela dit, la technique des missions n’est pas sans défaut. La santé, l’éducation, sont des services publics permanents qui doivent être financés en tout état de cause et quadriller tout le territoire. Un état relativement riche comme le Venezuela ne peut pas faire moins que la 3ème république française en 1900. Or ce n’est pas le cas : le Venezuela ne développe pas des corps de fonctionnaires dans le domaine de l’éducation et de la santé.

A mon avis, c’est une erreur stratégique. Une seconde leçon pour l’Europe est qu’il faut bien distinguer, parmi les services au public, ceux qui relèvent de l’économie sociale et solidaire et ceux qui relèvent d’un dispositif permanent de secteur public d’Etat.

3- La question de la corruption.

Lorsque Chavez a nationalisé le secteur pétrolier étranger, il l’a « filialisé » à l’entreprise nationale PDVSA. J’ai interrogé des hommes d’affaires français du secteur. Ils m’ont confirmé que cela n’avait rien changé du tout à leurs habitudes : pas d’intervention pesante d’une bureaucratie, pas d’obligation d’embaucher des « amis ». Sauf un point : du jour au lendemain, toutes les factures de leurs fournisseurs (du papier aux machines) ont été augmentées de 25%. Devant leur étonnement, leurs fournisseurs vénézuélien leur ont répondu benoitement : "Puisque maintenant vous êtes dans le secteur public, vous savez bien qu’il y a du monde à arroser à travers les surfacturations" ! Ce taux de détournement des fonds publics au profit d’un réseau de décideurs est assez considérable : sous le Brésil de Collor de Mello, ce "prélèvement de corruption" était de 12%...

Ne nous voilons pas la face : on reconnait ici la malédiction structurelle de tous les pays rentiers. Quand les revenus de l’Etat sont abondants et ne coûtent pas grand chose à obtenir, la redistribution par corruption est quasiment une règle coutumière. Mais il est important de comprendre que la corruption (plus exactement l’abus de biens publics) frappe également de vastes secteurs de la dépense publique européenne et en particulier française (et pas seulement à Marseille...).

Il serait très intéressant de voir si et comment la révolution bolivarienne lutte contre ce fléau qui, évidemment, diminue la capacité de convertir la rente pétrolière en politique sociale. Il est très significatif qu’à mes côtés, sur cette tribune, la révolution bolivarienne soit représentée par un juge. La réforme de la justice est certainement le préalable de toute politique anti-corruption. La révolution bolivarienne a d’ailleurs passé un accord avec l’École nationale de la magistrature de Bordeaux pour améliorer la capacité de sa justice. Il reste sans doute aujourd’hui à passer à l’acte.

  4. Écologie ou productivisme

Le Venezuela de Hugo Chavez a signé le protocole de Kyoto, ce qui extrêmement méritoire pour un pays exportateur de pétrole ! Mais, comme toute la gauche gouvernementale latino-américaine des années 2000, elle n’a pas en fait d’autre modèle que le desarollismo, le développement accéléré par substitution aux importations. Dans le cadre de la CSAN, il soutient l’Initiative d’Infrastructures Régionales Sud-Américaine (l’IIRSA) et ses projets pharaoniques de pipie-line ou d’autoroutes transamazonienne.

Résultat : comme la gauche traditionnelle chilienne, brésilienne ou colombienne et même parfois équatorienne, il se heurte à l’opposition des écologistes et des peuples indigènes.

La gauche du XXIe siècle, en Europe comme en Amérique du Sud et comme partout, sera écologiste ou ne sera pas.

 5. L’institutionnalisation de la coopération transnationale.

Au niveau du discours, que ce soit dans la constitution bolivarienne qui proclame sa volonté de doter l’Amérique du Sud d’une monnaie unique "comme en Europe", ou que ce soit dans le discours de Chavez, lors de la fondation de la Communauté Sud-Américaine des Nations (CSAN), à Cuzco, la révolution bolivarienne est... bolivarienne. C’est à dire qu’elle reprend le flambeau de Bolivar : l’unification de l’Amérique Latine.

Dans la réalité, la politique vénézuélienne a ébranlé ce qui existait sans rien construire de plus solide. Le Venezuela a quitté la CAN et demandé à intégrer le MERCOSUR, il n’a guère appuyé les initiatives de l’Equateur pour consolider la CSAN (devenue UNASUR). Et il a crée l’ALBA, l’Alliance Bolivarienne qui n’est rien d’autre qu’un club de chefs de gouvernement amis.

Les textes de l’ALBA sont sans doute intéressants. Mais il faut bien voir qu’ils ne correspondent à aucune institution contraignante remettant en cause la souveraineté nationale absolue, c’est à dire absolument nationale. Aucun referendum populaire n’a d’ailleurs approuvé l’ALBA. Encore une fois, ce n’est qu’un club de gouvernements.

Beaucoup plus grave : le caractère non institutionnel de l’ALBA est si prononcé qu’il peut constituer un véritable piège. Ainsi, j’ai reçu une délégation de paysans boliviens, partisans d’Evo Moralès (pourtant gouvernement frère au sein de l’ALBA). Ils se plaignaient que, du jour au lendemain, le Venezuela avait fermé ses portes aux importations des produits agricoles, alors que leurs récoltes, destinées au Venezuela, étaient sur pied ! Le Venezuela venait de décider de développer son propre secteur agricole, et ne tenait aucun compte des promesses de « coopération » avec ses partenaires de l’ALBA.

Cette leçon nous rappelle que, même entre gouvernements progressistes, il serait extrêmement grave de renoncer aux acquis communautaires, qui au sein de l’UNion européenne met à l’abri les Européens contre les volte-face de tel ou tel gouvernement.

Cette leçon vaut bien évidemment pour les débats monétaires. Le Venezuela a mis en place une banque de développement de l’ALBA, dont il est pratiquement le maitre puisqu’il est le seul pays à excédent commercial. Il discute avec les autres pays de l’ALBA de la création d’une monnaie commune, le Sucre, et toutes les questions qui agitent actuellement l’Euro se poseront automatiquement pour le sucre : si certains pays sont en déficit et d’autres en excédent, quel doit être le niveau d’obligations des pays excédentaires pour secourir leurs voisins en déficit ?

A toutes ces questions, les Bolivariens (pas seulement les Vénézuéliens mais aussi les Boliviens, les Equatoriens...) répondent : « souveraineté nationale » ! Or la souveraineté « nationale » s’oppose évidemment à une "souveraineté populaire bolivarienne". Bien entendu, aucun pays ne songe dans l’ALBA à imposer à l’autre tel ou tel détail de sa constitution. Ainsi, par exemple, la constitution bolivarienne vénézuélienne est explicitement chrétienne, dés son premier article, et Chavez a scandalisé les pays islamiques en ouvrant par un signe de croix son discours lors de la réunion de l’OPEP à Riyad. La constitution équatorienne de 2008 (celle de Rafael Correa) « invoque le nom de Dieu » et « célèbre la Pachamama » (admirons l’habileté…) Il n’y a évidemment aucune obligation qu’une Amérique Latine unifiée se déclare automatiquement chrétienne, d’autant moins que les peuples indigènes font plus volontiers référence à la Pachamama qu’au christianisme...

Cependant, les difficultés même de l’Amérique Latine à s’unifier (même dans le cadre de l’ALBA) nous enseignent qu’il y a là un point dur : l’unification implique que la souveraineté populaire se déplace, au moins pour une série de compétences, vers un cadre géographique plus large.

Insister sur "souveraineté populaire nationale", quand les nations dont il s’agit ont hérité, comme l’Europe, d’une triste histoire de divisions, c’est se résigner au mot désespéré de Simon Bolivar au soir de sa vie : "J’ai labouré la mer".




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