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par Alain Lipietz | 6 novembre 2018

Institutions européennes : le problème n’est pas le "trilogue"
Dans Médiapart, le journaliste Ludovic Lamant publie un article bien informé sur « Les « trilogues », l’une des boîtes noires les plus secrètes de Bruxelles ». Malheureusement le choix des mots aboutit (volontairement ?) à un concert de commentaires europhobes : « On nous avait caché ça ! c’est un scandâââle ! ». Eléments de réponses.

Je suis un peu gêné par cet article.

D’abord, le titre. Il y a une institution infiniment plus opaque que le trilogue, une institution que les eurodéputés n’évoquent qu’en tremblant et à voix basse : la « comitologie ». C’est la coordination des administrations des États membres, qui prépare les décrets d’application des lois adoptés par le Conseil et le Parlement (parfois après trilogue). Exactement comme en France les décrets, préparés par la seule administration, défigurent fréquemment les lois strictement françaises, la comitologie défigure à l’avance les lois cadres (les directives) adoptées par l’Union avant qu’elle ne soient transcrites dans les législations nationales, et défigurent les lois européennes d’application directe (les règlements) .

Ensuite l’existence d’un trilogue est la contrepartie mécanique de la codécision, c’est à dire du rôle croissant du Parlement européen. Avec bien des difficultés, l’Union européenne s’est acheminée vers une forme classique de bicamérisme : le Parlement et le Conseil. C’est le Parlement (élu des citoyen.ne.s à la proportionnelle et au suffrage direct) qui tire le premier, sur un projet de loi de l’exécutif (la Commission européenne), qu’il amende. Puis le Conseil (chambre des États, équivalent du Sénat américain, mais pondéré par la population) se prononce. Puis deuxième lecture des deux chambres. Si cela n’a pas fini de converger, s’ouvre une négociation : le trilogue. Le résultat du trilogue arrive en troisième lecture au PE qui vote par « oui » ou par « non ». Si c’est non, le projet part à la poubelle, même s’il a demandé plusieurs années de travail.

En France, c’est à peu près pareil. Le trilogue s’appelle « navette ». Idem dans tous les pays bicaméristes : dès l’instant que chaque chambre vote tant qu’elle n’est pas d’accord avec l’autre, il faut bien un mécanisme de conciliation. Pas la peine de l’inscrire dans la constitution : cela fait partie des « accords interinstitutionnels » où l’on précise ce qui ne l’est pas dans la constitution ou les traités.

 Quelles différences entre les navettes françaises et le trilogue européen ?

1. Pas l’absence de publicité !

Toute négociation doit rester non-publique, sinon la vraie négociation a lieu ailleurs. Tous les partis « fuitent » évidemment vers le lobbies, les ONG, la presse, sur l’état des négociations : c’est toujours un moyen de pression sur « les autres », on cherche à mobiliser la société civile. Mais on fait toujours attention à ne pas braquer, figer le partenaire de la négociation. Si vous lisez le site du groupe Verts/ALE, les enjeux des trilogues en cours sont expliqués. Les débats du groupe Vert sont publics, et le groupe peut y désavouer ses négociateurs au trilogue en décidant de voter contre le compromis (j’ai vu pleurer des négociateurs/trices désavoué.e.s).

Cela n’a rien à voir avec l’exigence de publicité des délibérations du Conseil (le Parlement est intégralement public, à l’UE comme en France). Les citoyens doivent savoir ce que leurs gouvernements défendent vraiment en Conseil. Comme le dit l’article, la non-publicité des réunions du Conseil permet l’hypocrisie des gouvernements dont le grand spécialiste fut jadis Chirac, massacrant les petits paysans à Bruxelles et proclamant à la France rurale que « c’est la faute à Bruxelles ! ».

2. La vraie différence, c’est qu’en France l’Assemblée nationale a, finalement, le pas sur le Sénat.

Au PE, en codécision (et il n’y a pas codécision sur tous les sujets !!), le PE ne dispose au plus que d’un droit de veto en 3e lecture contre le Conseil.

On peut regretter que le PE soit moins puissant que le Conseil. Tout l’histoire de la construction européenne est celle d’un renforcement du PE (instance fédérale) par rapport au Conseil (instance confédérale voire intergouvernementale ). Cette évolution a connu son coup d’arrêt avec le Non français au Traité constitutionnel de 2005. Les Nonistes ont argué que l’intérêt des Français serait mieux protégé par leur gouvernement ( Raffarin, de Villepin…) que par leurs élus au PE. Ça se discute : seuls les eurodéputés, même de droite, sont sensible aux plaidoyers des ONG écologistes, droits-de-l’hommistes ou sociales, les gouvernements ne sont sensibles qu’aux lobbies patronaux et productivistes (au nom de la « compétitivité de nos entreprises ».)

On peut le regretter, et c’est là la source fondamentale du problème, et pas la forme du dialogue entre les deux chambres. Mais là n’est pas la question : la vie législative se déroule dans le cadre des règles existantes, qu’on aime ou pas la Ve République ou le Traité de Lisbonne, et elles donnent actuellement la priorité au Conseil.

Donc les négociateurs du Parlement européen (les plus proches représentants des peuples souverains, pourtant ) vont avoir tendance à rechercher un accord à tout prix avec le Conseil, bradant leurs amendements les plus chèrement acquis en 1ere ou 2eme lecture, d’où l’amertume qui transparait dans l’article.

Pourquoi la recherche de l’accord à (presque) tout prix ?

Les cas de rejet final en 3e lecture de la proposition du trilogue sont rares. D’abord parce qu’ils reviennent à « pas de loi du tout », donc victoire totale du libéralisme, ce qui peut être catastrophique, même par rapport à une mauvaise loi.

Mais il y une raison plus prosaïque : le poids des deux grands partis, PPE (droite) et PSE (social -démocrates). Or, vus l’absentéisme des Français et leur poids démographique et économique, ce sont les Allemands (CDU et SPD) qui y donnent le « la ». Et depuis plusieurs décennies l’Allemagne a été très souvent en grande coalition CDU-SPD. À ce moment-là, le gouvernement allemand arbitre lui-même la synthèse entre les deux grands partis, qui se répercute en Conseil par le poids économique de l’Allemagne et au PE par le poids du PPE et du PSE. En somme, le trilogue donne le compromis dicté par le gouvernement allemand. Pour que la troisième lecture en PE rejette le résultat du trilogue, il faut en général que le SPD soit dans l’opposition à Berlin !

3. Reste la participation explicite de l’exécutif (la Commission) au trilogue.

Il est évident que le gouvernement français « pèse » tout autant sur le déroulement des navettes « Assemblée Nationale/Sénat ». Mais il n’a pas besoin d’être en première ligne, car le gouvernement français s’appuie sur une majorité gouvernementale-godillot, alors que l’exécutif bruxellois est beaucoup plus indépendant des mouvantes « majorités d’idée » du PE. En fait c’est le cas dans tous les grands ensembles politiques fédéraux (USA, Brésil, Inde…) : ça ne peut fonctionner que dans un régime présidentiel à forte séparation des pouvoirs législatif et exécutif.

 Ce qui amène a poser la question du statut politique de l’exécutif européen.

D’après Marx, Gramsci, etc, l’exécutif est censé représenter l’intérêt général du capital quand les élus des corps législatifs (de droite ou pseudo-socialistes ou communistes productivistes) sont beaucoup plus sensibles aux intérêts corporatistes de l’industrie et de la finance. Mon expérience de 10 ans comme député européen me montre que cela se vérifie, et pas seulement dans les cas exceptionnels comme la présidence Delors, mais même quand la Commission est présidée par un "valet du Conseil" comme l’ex-MRPP J.M. Cardoso.

Un exemple.

Je n’ai été le négociateur, pour le Parlement, dans un trilogue, qu’une seule fois, quand en 2001-2002 j’étais rapporteur de la directive « Règles prudentielles et surveillance des conglomérats financiers ». C’est ultra-technique (et c’est d’ailleurs pourquoi mes collègues de droite ou socialistes ont accepter me la confier). « L’homme de la Commission », un Néerlandais, me disait que j’étais l’un des 2 ou 3 eurodéputés à comprendre de quoi il s’agissait.

J’avais amené la commission monétaire du PE à durcir le projet de directive préparé par la Commission, sans opposition de sa part (il me disait : « Essayez toujours, mais les lobbys ne seront pas d’accord, les gouvernements non plus. ») Il s’agissait d’empêcher les conglomérats financiers (ceux qui font à la fois de la banque et de l’assurance, à l’échelle européenne) de prendre trop de risques, et de les faire surveiller, non par les banques centrales de leur choix = les plus laxistes (dumping prudentiel) mais dans l’État où ils avaient le plus d’activité. Je n’ai pu arriver à ce que ce soit un régulateur unique européen tel que la BCE, et j’ai dû me contenter d’interdire le nomadisme prudentiel.

Arrive le jour du vote en plénière. Stupéfaction : un mauvais con de la CDU/CSU a déposé un amendement porté par un lobby bancaire allemand. Et du coup le PPE vote cet amendement comme un seul homme, sauf quelques gaullistes français restés « dirigistes ». Ma directive est défigurée dès la première lecture.

Aussitôt, l’homme de la Commission, tout aussi écœuré, me prévient que la Banque Centrale Européenne et même la Bundesbank sont aussi furieuses que moi et ont commencé à chambrer la droite allemande sur le thème « C’est le rapporteur Lipietz qui a raison et vous devez voter comme lui. Si vous laissez les banques faire n’importe quoi, on va droit à la crise financière ». Du coup en 2e lecture je peux faire rétablir « ma » directive. Mais le Conseil est réticent : en fait les conglomérats banque-assurance sont une spécialité de l’Espagne (héritée des structures corporatistes franquistes), or il ne faut pas fâcher l’Espagne, etc. C’est le problème de la cross-retaliation (menace de représailles ultérieures sur un autre sujet), une autre des plaies du Conseil européen et de la théorie des jeux récursifs…

En trilogue, j’ai donc la Commission pour alliée, et il me faut convaincre le représentant du Conseil, bien sûr espagnol. En fait c’est un fonctionnaire de la Banque centrale espagnole, donc sensible aux arguments de prudence, et je le convaincs que le gouvernement espagnol doit empêcher « ses » banques de faire des bêtises (ce qu’il ne fera pas vraiment, comme on sait). Ma directive est adoptée.

Elle n’empêchera pas la crise de 2008 d’atteindre l’Europe, mais sous une forme moins brutale qu’aux USA.

-  D’abord parce qu’elle ne concernait que les banques-assurances d’une certaine taille et d’un certain niveau de transnationalisation.

-  Ensuite parce que je n’avais pas osé la surveillance « macro-prudentielle » au niveau centralisé (= un régulateur du même genre que la BCE), ce qui a permis à plusieurs États, y compris l’Allemagne, de laisser leurs banques faire des bêtises. La « surveillance macro-prudentielle » est devenue une évidence après 2008. C’est la mission, pour un régulateur central, de vérifier non seulement que chaque banque individuelle ne prend pas trop de risques, mais que l’ensemble des risques pris par les différentes banques n’est pas trop élevé. Une banque « sage » peut faire faillite parce qu’une autre banque, imprudente, ou un État, à qui elle a prêté, ont fait faillite. Mais si j’avais proposé un régulateur européen, j’aurais été battu en 2001-2002.

-  Enfin parce que le Commissaire irlandais à la concurrence, Mc Greevy, a laissé entrer les titres pourris américains, à la grande colère du président de la BCE d’alors, JC Trichet (qui soit-dit en passant fut toujours pour moi un « adversaire » agréable et attentif, justement au nom des « intérêts supérieurs »… par exemple des assureurs , qui traitent en termes financiers des mêmes problèmes que les écologistes en termes politiques : combien faut-il payer aujourd’hui pour éviter de graves ennuis demain. )

En tout cas je peux certifier que dans ce cas, peut-être exceptionnel tant il opposait "intérêt général" et "intérêts corporatistes" du capitalisme, le trilogue n’y est absolument pour rien.




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