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par Alain Lipietz | 22 janvier 2009

A paraître dans L’encyclopédie du développement durable
De la crise des subprimes au « New Deal Vert »
4D
Le 15 septembre 2008, le refus par la Banque fédérale et le Trésor nord-américains de sauver de la faillite la banque d’affaires Lehman Brothers crée un choc qui, en quelques jours, ébranle toute la planète financière, provoquant une chute massive des bourses et des faillites bancaires en chaîne, selon un scénario analogue à l’Octobre noir 1929.

Aussitôt, économistes et journalistes de parler « d’une crise financière qui ne manquera pas d’avoir des effets dans l’économie réelle ». En réalité, cette crise financière, dite crise des subprimes, se développait depuis la fin du printemps 2007, et, quelles que soient les imprudences commises par les financiers, il était bien clair que, tout au contraire, c’était l’économie réelle, dans sa dimension la plus matérielle (la production d’énergie et de nourriture, le partage des revenus), qui en était à l’origine. Au fond, la crise des subprimes ouvre la grande crise du modèle de développement capitaliste dominant à l’échelle de la planète depuis les années 1980. Modèle à la fois libéral et productiviste, c’est à dire littéralement insoutenable. Sortir de cette crise implique à la fois de sortir du libéralisme et d’opter pour des modes de production et de consommation compatibles avec l’équilibre de l’écosystème planétaire, alternative dont on peut déjà dessiner les grandes lignes.

 I - La crise des subprimes : crise sociale et écologique

Dans les années 1980 se met en place, dans les pays anglo-saxons et bientôt sur la plus grande partie de la planète, un modèle de développement capitaliste répudiant les compromis sociaux (conventions collectives, sécurité sociale) qui avaient régulé le modèle mis en place après la seconde guerre mondiale et que certains économistes appelaient « fordisme ». La mondialisation, non seulement du commerce des matières premières et des biens finaux (mondialisation qui remonte à l’Antiquité) mais dorénavant du capital et du rapport salarial lui-même, est utilisée pour mettre en concurrence les sites de production et donc les travailleurs du monde entier. Cette concurrence permet certes à de nouveaux pays industrialisés d’émerger dans l’ancien Tiers-monde, et finalement à d’antiques puissances commerciales, la Chine et l’Inde, qui avaient été balayées aux XVIII et XIXe siècle par la concurrence occidentale, de ré-émerger dans la compétition mondiale. Mais, socialement, le résultat en est une polarisation vertigineuse de la richesse vers les classes dominantes nord-occidentales, mais aussi, et c’est nouveau, vers les classes moyennes des pays émergents de l’ex-Tiers-monde, avec une baisse relative mais marquée du pouvoir d’achat du salariat à l’échelle mondiale, et donc une crise latente de sous-consommation (ou de surproduction) mondiale. Ainsi, aux États-Unis, le salaire réel de 1997 est resté au niveau de celui de 1979, cette moyenne cachant elle-même un appauvrissement plus prononcé des couches les plus précaires, appauvrissement encore aggravé par la dissolution des liens familiaux.

Or, le modèle de développement de l’après-guerre, le « fordisme », avait promis aux salariés américains la propriété de deux biens d’équipement lourds : le logement et l’automobile. Il l’avait pu grâce à une « régulation du rapport salarial » (salaire, temps de travail, conditions de licenciement, sécurité sociale). La nouvelle prolifération des travailleurs pauvres et précaires aux États-Unis contrevenait à cette norme instituée. La solution du problème fut trouvée dans l’endettement général des ménages et les baisses d’impôts, qui aboutirent elles-mêmes à l’endettement des collectivités publiques. Des couches sociales aux revenus de plus en plus faibles et incertains se virent ainsi offrir des crédits à taux d’intérêt élevé, parce qu’assez risqués : les crédits subprimes, gagés sur la valeur des logements achetés à crédit et hypothéqués.

Parallèlement, l’enrichissement des plus riches et l’accès des classes moyennes des pays émergents aux normes de consommation de type nord-occidental accélérait une crise écologique mondiale, déjà latente à la fin du XXe siècle, mais qui, brusquement, prenait la forme d’une raréfaction des biens essentiels : l’énergie et l’alimentation. Le pétrole se fit rare et cher, et donc aussi le carburant permettant aux salariés pauvres de se déplacer et de se chauffer. Et en même temps, les perturbations climatiques provoquées par l’augmentation de l’effet de serre, les tensions provoquées sur les marchés par la transformation des habitudes de consommation des classes moyennes émergentes se tournant vers l’alimentation carnée (il faut de 15 à 20 fois plus de surface agricole pour produire un kilo de protéines animale qu’un kilo de protéines végétales dans l’alimentation humaine), et enfin les propres méthodes par lesquelles le productivisme cherchait à pallier la raréfaction du pétrole, c’est à dire l’affectation de terres à la production d’agrocarburants, provoquèrent une hausse brutale du prix des aliments au cours des années 2006-2007.

Ainsi, au moment même où les salariés pauvres américains avaient de plus en plus de mal à payer leurs logements, ils devaient consacrer une part croissante de leurs revenus au chauffage, à l’alimentation et aux déplacements domicile-travail. Ils firent massivement défaut dans le remboursement de leurs crédits immobiliers, provoquant la faillite des établissements bancaires qui leur avaient fait crédit. Or, les titres sur ces crédits avaient été revendus, selon des schémas financiers complexes et opaques, contaminant ainsi la totalité de la sphère financière mondiale.

 II - La crise globale du libéral-productivisme

Pour anecdotique qu’il soit, le déclenchement de la crise mondiale par une crise sur le marché hypothécaire américain est donc hautement significatif. Il signe l’insoutenabilité du modèle de développement en vigueur (production, distribution des revenus et modes de consommation) et, s’il prend la forme d’une crise financière, c’est que cette insoutenabilité avait été longtemps masquée par des mécanismes de crédit de plus en plus sophistiqués.

Le crédit permet en effet de rendre soutenable ce qui ne l’est pas, en permettant à un ménage, une collectivité locale, voire un pays entier, de « vivre au dessus de ses moyens », de consommer plus qu’il ne peut gagner d’année en année. Mais pas partout et pas indéfiniment ! Selon la définition onusienne, est soutenable un modèle de développement qui « satisfait les besoins d’une génération, à commencer par ceux des plus démunis, sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs ». Le modèle libéral-productiviste, fondé sur la destruction des institutions qui régulaient les rapports salariaux comme les marchés agricoles, institutions établies dans les années 1940-1950, avait priver « les plus démunis » de la garantie de satisfaire leurs besoins fondamentaux, qu’il s’agisse des salariés urbains ou des petits paysans du Tiers-monde. C’est son aspect « néo-libéral ». Mais son aspect « productiviste », hérité du modèle fordiste de l’après-guerre, s’était néanmoins poursuivi à crédit, brûlant plus que jamais l’énergie fossile, et cherchant en fin de période à étendre son empire sur la biomasse. Seule l’énergie nucléaire avait marqué un temps d’arrêt, ses risques insurmontables ayant été signifiés par l’accident de Tchernobyl (qui contribua largement à mettre à bas l’Union soviétique) et par l’impossibilité de régler la question des déchets, ou d’enrayer les risques de prolifération vers le nucléaire militaire (comme les crises du nucléaire nord-coréen et iranien l’avaient montré).

En réalité, dès l’année 2006-2007, l’insoutenabilité du modèle avait éclaté à la fois du côté social (émeutes de la faim dans les pays les moins avancés) et du côté écologique (impossibilité d’enrayer la montée de l’effet de serre malgré la convention sur le changement climatique pourtant signée par tous les pays du monde en 1992). Les rapports des experts étaient si alarmants que les compagnies d’assurance répugnaient de plus en plus à assurer les risques environnementaux à long terme. La crise de septembre 2008 n’a donc fait que précipiter une situation d’insoutenabilité qui était évidente, pour les plus clairvoyants, depuis plusieurs années.

Comme il arrive toujours dès lors que le crédit, en tant que confiance dans l’avenir, est ébranlé, la prise de conscience de la crise précipite la crise elle-même : dès la fin de l’année 2008, ce n’est plus seulement faute de crédit à la consommation que s’écroule l’industrie automobile, mais parce que les consommateurs ont pris conscience que l’ère de la grosse voiture gourmande en carburant est terminée. Étant donné le poids que le secteur automobile avait pris depuis plus de 50 ans dans la vie économique, c’est donc tout le modèle industriel qui est remis en cause.

Cette crise a bien des points communs avec celle de 1929, du fait de son caractère de crise d’un modèle libéral : la hiérarchie des revenus était devenue en 2007 plus distendue qu’en 1928, et la masse mondiale des consommateurs pauvres n’offrait plus une demande suffisante face au flux exponentiel de la production industrielle mondiale, désormais étendue à la quasi totalité de la planète (hormis l’Afrique). Mais, contrairement à 1929 , où les matières premières restaient si abondantes qu’il fallut les brûler dans des locomotives, la crise écologique se surajoute paradoxalement à la crise de surproduction des biens manufacturés, comme « crise de rareté » des biens fodamantaux. Les deux crises se combinent (on l’a vu dans le cas particulier des travailleurs pauvres américains) : alors que le pouvoir d’achat des travailleurs croissait tout de même à la fin d’un boom dans le libéralisme classique, cette fois-ci il s’effrite du fait de la hausse des prix des produits de première nécessité (famines et pénuries d’énergie), comme dans les crises de rareté « à l’ancienne », dues à de mauvaises récoltes, qui se succédèrent au XVIIIe siècle et jusqu’en 1848.

C’est ce double aspect de la crise, crise sociale du libéralisme, crise écologique du productivisme, qu’il faudra donc traiter, au-delà de la crise du crédit.

 III – Quelques pistes pour une issue

La simple analyse de la crise désigne évidemment des solutions, par inversion des caractéristiques du modèle en crise. À un libéralisme excessif doit succéder un modèle plus dirigiste, mieux planifié, mieux « régulé ». À un productivisme doit succéder un modèle plus sobre, moins intensif en intrants (en matière première et en énergie), et donc plus intensif en travail, particulièrement en travail qualifié.

Sur le premier point (le règlement de la crise sociale par une meilleure régulation du rapport salarial), les solutions semblent évidentes, par simple reproduction des solutions des années 1930-1940 : un New Deal social, la reconstitution d’un État-providence à couverture universelle et de conventions collectives empêchant la concurrence désastreuse des travailleurs entre eux. Mais immédiatement deux différences sautent aux yeux.

La première est la fameuse mondialisation. Dans les années 1930-1940, les projets politiques visant à établir des formes de régulation du rapport salarial, qu’elles soient autoritaires (fascisme, stalinisme) ou plus démocratiques (social-démocratie), disposaient d’un espace politique à l’échelle de l’espace économique qu’il fallait réguler : l’État national. Significativement, la révolution fordienne (ou rooseveltienne, ou keynésienne, ou social-démocrate…) commence dans le plus vaste des espaces politiques capitalistes, les États-Unis d’Amérique. L’expérience montra ensuite qu’une vague coordination des politiques nationales des petits et moyens pays, dans le Marché Commun européen, suffisait à assurer une croissance parallèle de la production et de la consommation. Au moins de 1957 à 1975. Aujourd’hui, des conventions collectives ou des systèmes de sécurité sociale ne peuvent se contenter d’espaces politiques aussi restreints, alors que le rapport salarial est, lui, globalisé. Inversement, songer à créer une République universelle capable d’imposer de tels compromis sociaux relève, pour le début de ce siècle, de la pure utopie. Un tel espace politique n’existe tout simplement pas, et, quand bien même il existerait, il aurait le plus grand mal à édicter des règles communes pour des classes ouvrières aux conditions de travail et de rémunération aussi éloignées que celles du Bengladesh et de la Suède.

Il est donc probable que l’espace de régulation du rapport salarial sera, au moins pour le prochain modèle de développement (c’est à dire le prochain quart de siècle), de dimension continentale, c’est à dire ni nationale, ni globale. Seront avantagés dans ce cas les grands ensembles déjà fédérés (Etats-Unis d’Amérique, Chine, Inde) ou cherchant à se constituer malgré les crispations « souverainistes nationales » (Union européenne).

La deuxième différence est que la crise écologique, elle, ne connaît pas de frontières. Les conflits sur l’usage des terres, entre ses usages pour l’alimentation (végétale ou carnée) et industriels (fibres, agrocarburants), sans oublier la nécessité de préserver la biodiversité (mécanisme immunitaire de la planète), se traduisent déjà directement en tensions sur les marché internationaux de biens de première nécessité. Quant aux pollutions résultants de la production et de la consommation, tout particulièrement les gaz à effet de serre, elles ne connaissent pas plus de frontières que le nuage radioactif de Tchernobyl. Les crises écologiques globales ne peuvent être contrées que par des accords internationaux, ce qui suppose un accord entre les grands pôles de l’économie mondiale.

Ces accords (du type post-Kyoto sur le climat) viendront alors conditionner fortement les New Deal sociaux continentaux. Une meilleure répartition du revenu ne pourra plus se traduire dans un modèle de consommation lui-même dispendieux en matières premières, déchets et pollutions diverses, comme le fut le « fordisme » qui, comme son nom l’indique, payait mieux les ouvriers afin qu’ils achètent des voitures. Le nouveau New Deal devra être intrinsèquement vert, continent par continent, c’est à dire politiquement orienté vers des modèles de production et de consommation peu consommateurs de matières premières et d’énergie et peu producteurs de déchets. Ce qui implique d’ailleurs qu’ils seront vraisemblablement (en vertu d’un principe de substitution déjà repéré par les économistes classiques du XIXe siècle) beaucoup plus intensifs en travail. Le New Deal vert sera extrêmement créateur en emplois, puisqu’il substituera, par exemple, à une agriculture industrielle une agriculture biologique, et à la production industrielle et automatisée d’énergie le colmatage industrieux des gaspillages d’énergie. Il est évident également que ce modèle, fondé sur l’ingéniosité du travail, devra se libérer des carcans qu’oppose la rente de « propriété intellectuelle » à la mise en bien commun des créations intellectuelles collectives. Le New Deal vert sera un modèle avec coopération de travailleurs qualifiés, et gratuité d’une part importante de leurs échanges, dont les succès du « logiciel libre » donne un modèle réduit.

Enfin, et cela pour des raisons largement indépendantes des contraintes écologiques (sauf à nouveau hélas en ce qui concerne l’Afrique ravagée par le Sida), et plutôt liées à l’émancipation des femmes, l’humanité est entrée dans une transition démographique brutale, qui stabilisera sans doute sa population aux alentours de 9 milliards de terriens dans la seconde moitié du XXIe siècle. Mais cette transition se traduit aujourd’hui par un vieillissement rapide de la population des pays dits développés et de la Chine. La dissolution des liens de type patriarcaux impliquera donc la prolifération d’emplois de proximité, mi bénévoles, mi salariés, visant à s’occuper du corps, de l’esprit et du relationnel des humains (santé, éducation, culture). Ce secteur d’activité, qui exige une qualification qu’il faudra reconnaitre, devra prévoir des formes de financement originales et largement publiques : le « tiers secteur » d’économie sociale et solidaire.

D’une façon générale, on peut d’ailleurs considérer qu’un modèle intensif en travail et produisant principalement des biens collectifs appellera à plus de redistribution passant par les budget publics, et à plus de réciprocité au sein des communautés (quelle qu’en soit la taille). Il ne pourra donc être supportable que si, par ailleurs, il assure une plus grande autonomie aux individus en matière de moeurs comme de choix culturels. Mais en même temps, il devra mettre au point des institutions incitant et les individus, et les collectivité, à adopter les comportements les plus soutenables possibles. Par exemple, les collectivités territoriales (à toutes les échelles spatiales) devront être incitées à s’endetter pour se doter massivement et rapidement de systèmes de transports en commun, plutôt que se contenter d’entretenir des réseaux routiers pour les véhicules individuels. Il faudra donc inventer des formes de crédit et des garanties de remboursement favorisant les plus « vertueux ». Ces nouvelles institutions régulatrices (normes, écotaxes, fixation de quotas de pollution échangeables) sont encore balbutiantes ; leur généralisation modifiera aussi profondément le fonctionnement de l’économie marchande que l’avait fait il y a soixante ans la généralisation des conventions collectives et de la sécurité sociale.

Inutile de dire qu’une telle « révolution verte » semble aussi difficile à réussir que la « Grande transformation » rooseveltienne ou sociale-démocrate au début des années 1930. E fait, en 1938, les solutions dirigistes totalitaires l’avaient emporté presque partout. De même, l’après-libéralisme des années 2010 sera forcément dirigiste, mais savoir sera socialement solidaire et écologiquement responsable dépendra des luttes politiques à venir.



À noter :

Photo WalkingGeek, sous licence CC.

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