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par Alain Lipietz | septembre 2009

De Rio à Copenhague : peut-on toujours parler d’affrontement Nord-Sud ?
La Jaune et la Rouge n°647, septembre 2009.
De Rio à Copenhague : peut-on toujours parler d’affrontement Nord-Sud ?
Article pour le dossier annuel du groupe X-Environnement dans la revue de l’École Polytechnique.
Par Alain Lipietz (1)

Souvenons-nous du Sommet de la Terre de Rio, en 1992. L’opposition Nord-Sud avait encore un sens, mais déjà commençait à se brouiller. Le titre de la conférence en porte la trace : CNUED, Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement. Le second terme avait failli être oublié par les pays du Nord développé, qui souhaitaient réagir aux effets pervers du « progrès » tel qu’ils l’entendaient. Ceux du Sud, regroupés en lobby défendu par un autre organe onusien, la CNUCED ( Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement ), avaient rappelé avec humeur qu’ils n’en étaient pas là, et que leur premier souci était de se développer : « La pauvreté est la première des pollutions ».

Quant au Nord, il regroupait jusque-là les pays développés « occidentaux » (Japon, Australie et Nouvelle Zélande compris…) et les pays de l’empire soviétique. Mais ce second groupe vivait les derniers moments de son suicide accéléré par l’accident de Tchernobyl.

Aujourd’hui il ne reste plus grand-chose de ce paysage, même si la pauvreté reste bien la première des pollutions. De l’empire soviétique, une partie a rallié le monde occidental (et sa crise) : ceux qui ont pu s’embarquer dans l’Union européenne. Quant à la Russie, elle a rejoint les pays qui « émergeaient » déjà en 1992, et dont les principaux, le Brésil, l’Inde et la Chine, forment avec elle les « BRINCs ». Les « Nouveaux Pays Industrialisés » des années soixante-dix (Corée du Sud etc) ont rejoint pour la plupart le monde développé, ceux de la seconde vague (Thaïlande, et typiquement la Malaisie qui fut leur porte-parole à Rio) forment le gros des pays émergents actuels. On ne classe plus sans hésitation dans « le Sud »que les Pays Moins Avancés (la trentaine la plus pauvre, typiquement en Afrique) et les Pays intermédiaires (typiquement en Amérique Latine).

Dès lors, le dilemme environnement-développement, qui semblait opposer le Sud au Nord (« L’environnement ? d’accord, mais quand nous serons développés ») n’est plus aussi discriminant. Parce que d’abord les crises environnementales (locales ou globales) commencent à frapper cruellement ces mêmes pays du Sud qui avaient cru pouvoir différer les mesures déjà urgentes en 1992. Et parce qu’il est devenu évident qu’un « décollage » successif de tous les pays selon le modèle occidental ne peut que provoquer une catastrophe planétaire, sans doute déjà à l’origine de la crise mondiale actuelle, avec l’envolée du prix des aliments, des matières premières et de l’énergie (2).

Et pourtant, le compromis adopté en 1992 à Rio (« une responsabilité partagée mais différenciée de tous les pays du monde ») reste d’actualité. Historiquement, la responsabilité des pays du Nord, qui ont franchi dès les XIXe siècle les premières étapes de la Révolution industrielle, est écrasante. Quand on parle en effet de « l’état de l’environnement », on décrit un stock accumulé de déchets non recyclés ou de richesses dilapidées, et non un flux de pollutions nouvelles.

Mais aussi, ne l’oublions jamais, la responsabilité reste différenciée parce qu’une moitié de l’humanité est bien trop pauvre pour se poser la question des priorités. Les plus démunis, grattant les dernières ressources naturelles à leur portée, brûlant leurs derniers arbres, polluant leurs dernières pluies, sur-pâturant leurs derniers champs, poursuivent, à très basse intensité mais sur une immense échelle, la dégradation de leur propre environnement. Ils ne pourront agir qu’avec l’aide de plus riches qu’eux.

Prenons deux exemples, qui structurent le débat en tant que problèmes géopolitiques Nord-Sud depuis les négociations du Sommet de Rio : la lutte contre l’érosion de la biodiversité et la bataille contre le changement climatique.

 I. Enjeux sociaux de la biodiversité.

La biodiversité est un patrimoine naturel à l’origine même du « progrès humain » : la révolution néolithique agro-pastorale. Domestiquer les autres espèces, pour les faire servir au bien-être de l’espèce humaine. Le processus se poursuit encore aujourd’hui avec l’identification d’organismes microscopiques, voire de gènes, « utiles ». Par définition, les micro-organismes ou gènes potentiellement utiles mais restant à domestiquer prolifèrent dans des endroits restés « sauvages », sous-développés par rapport à notre modèle de développement (en particulier agricole). En 1992, on peut donc affirmer que les réserves de biodiversité sont au Sud et la demande (celle des laboratoires pharmaceutiques) est au Nord. Sud et Nord socio-économiques, naturellement…

Il en résulta un compromis : la Convention sur la BioDiversité (CBD). Les pays du Sud se battaient pour faire reconnaître leur richesse en biodiversité comme une ressource sur laquelle ils auraient autant de droits que, par exemple, sur les richesses de leur sous-sol (comme le pétrole). Cette position prévalut en gros contre la position extrémiste du Nord : « La biodiversité est un don de la Nature à toute l’Humanité ; la recherche qui l’identifie et la met en valeur est le produit du travail de nos laboratoires et leur appartient. »

Mais les choses n’étaient déjà plus si simples. Dès 1992, la Convention sur la Biodiversité fut récusée par les grandes ONG regroupées dans le Global Forum du parc de Botafogo, ancêtre des Forums Sociaux Mondiaux. Car ces ONG avaient noué d’étroits contacts avec des acteurs revenus dans le jeu après une longue éclipse, internes au Sud en développement, mais réfractaires au modèle de développement dominant : les Peuples indigènes. Selon la formule qui faisait alors florès, ces peuples avaient « maintenu la biodiversité au péril de leur vie ». Il était donc inadmissible qu’en tirent tout le bénéfice les États de leurs pays, États en général « développementistes », c’est-à-dire cherchant à imiter le modèle du Nord (souvent en expropriant les indigènes). Argument encore plus valable que pour les richesses minières (pétrolières comprises) des territoires indigènes.

Cette fracture interne au Sud est aujourd’hui le point focal des débats sur environnement et développement dans l’ancien « Sud ». Au long d’années de combats, les peuples indigènes ont changé d’ennemis : non plus les conquistadores, mais les descendants plus ou moins métissés de ces colons devenus classes modernisatrices, et se retournant contre ceux qui ont gardé un mode de vie traditionnel, avec autant d’animosité que les anciens conquistadores face aux « sauvages ». Les conflits pour la terre, pour les richesses de son sous-sol, de ses forêts, de ses zones humides, pour sa valeur culturelle, agitent actuellement le monde andin, l’Amazonie, l’Asie du Sud, et bien évidemment l’Afrique, où ils alimentent des guerres aussi atroces que cachées. Les communautés indigènes, et plus généralement paysannes, n’ont plus d’autres recours, dans leur faiblesse, que le droit international, même si la démocratie représentative leur permet parfois d’obtenir de fragiles victoires politiques (comme en Bolivie ou en Equateur). Ces instruments internationaux sont essentiellement :

- La Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail, garantissant les droits des peuples indigènes en stipulant une sorte de propriété coutumière sur leurs richesses naturelles,

- Les articles 15 et 8j de la Convention sur la Biodiversité , articles ambigus qui avaient provoqué la colère des indigènes et de leurs amis des ONG en 1992, mais qui, tout en attribuant aux États la propriété et le devoir de protection (« custodie ») sur la biodiversité, leur fait obligation de négocier avec les communautés locales les « règles d’accès et le partage des bénéfice » (access and benefit sharing, ABS) (3).

Le combat pour un régime d’ABS sur la biodiversité et, chose plus importante encore, sur le savoir traditionnel à propos de cette biodiversité, se livre dans de multiples arènes internationales, en particulier l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, à Genève.

Il est difficilement concevable que les responsables du Nord, qui ont conscience du rôle stratégique de la sauvegarde de la biodiversité pour la survie à long terme de l’Humanité, puissent obtenir des élites du Sud qu’elles respectent les communautés traditionnelles (les véritables « gardiennes » de ces richesses), si elles ne se plient pas elles-mêmes à des règles précises de respect et de rémunération de ces communautés. En l’absence de telles règles, comment empêcher les classes dominantes des pays émergents de se livrer au même type de pillage que, dans les siècles antérieurs, ont pratiqué les colonisateurs ? Sauver une forêt primitive n’est concevable que si la communauté mondiale est prête à payer au pays concerné le « manque à gagner » de sa non-exploitation, tout en rémunérant le « service environnemental » fourni par les communautés traditionnelles qui y vivent et en vivent.

Ce point de vue prévaut partiellement dans l’Union européenne, et peut-être dans la nouvelle administration américaine. Ce n’est hélas pas le cas chez les dirigeants de la Chine et de l’Inde, derniers invités au festin du monde.

Dès Rio-1992, la Malaisie de Muhamad Mahathir affirmait bien haut le droit des pays émergents de piller leur propre territoire, quitte à écraser leurs propres peuples indigènes, puisque les Etats Unis ont pu le faire sans restriction pendant des siècles (4). Aujourd’hui la Malaisie, qui voit périodiquement, pendant des mois, brûler son voisin indonésien en asphyxiant son propre ciel, par suite d’une déforestation trop brutale (notamment pour satisfaire la demande en agro carburant du Nord et des pays émergents !), adopte une position plus nuancée. De même, la Chine, découvrant, avec la croissance à deux chiffres, les « dégâts du progrès », commence à se poser les questions que les écologistes occidentaux posèrent au milieu du siècle dernier.

 2 La bataille du climat.

C’est avec la Convention Climat qu’en 1992 la division Nord-Sud fut explicitée avec le plus de clarté, jusqu’à prendre la forme d’une liste, l’Annexe 1 (devenue Annexe B) de pays développés qui seraient immédiatement astreints à des règles de décroissance de leurs émissions de gaz à effet de serre, contrairement aux autres pays qui s’engageaient simplement à « faire attention ». Les États-Unis refusèrent de ratifier les engagements qu’avaient pris leurs propres négociateurs lors de la 3e Conférence des Parties à cette convention cadre, à Kyoto (1997) . Si les pays hors-Annexe B avaient le droit de s’affranchir des contraintes de la convention climat, les Etats-Unis ne voyaient pas pourquoi ils devraient, eux, remettre en cause leur mode de vie qui, selon la formule de G. Bush père à Rio, « n’était pas négociable ».

Dès la dernière décennie du XXe siècle commença un duo, entre les Etats Unis, plus grand pollueur de la planète, au total et par habitant (une production de gaz à effet de serre par tête dix fois supérieure à ce qui est physiquement recyclable par l’écosystème terrestre), et, d’autre part, les pays « émergents » ? Ceux-ci pouvaient arguer légitimement que eux n’avaient dépassé , ni en quantités accumulées, ni en émissions présentes par habitant, la limite des émissions spontanément recyclée par l’écosystème planétaire.

Aujourd’hui, la Chine est le premier pays émetteur de gaz à effet de serre, mais, en émissions par habitant, elle reste extrêmement loin des États-Unis. À la vitesse à laquelle elle poursuit sa croissance malgré la crise mondiale, il est tout à fait envisageable que son PIB ait rattrapé celui des États-Unis d’ici un quart de siècle. Or le Groupe Intergouvernemental d’Experts sur le Climat, comme la commission Stern, sont d’accord pour dire que nous n’avons plus qu’une fenêtre d’action extrêmement courte (d’ici 2020) pour réduire de 25 à 40% les émissions des pays développés (par rapport à 1990), et renverser la progression de celles des pays émergents. Passé ce délai, l’augmentation de la température du globe dépassera irréversiblement 3 degrés au milieu de ce siècle, avec les risques d’un emballement apocalyptique (feed-back positifs comme la fonte du permafrost sibérien et des calottes polaires…)

La victoire d’Obama a certes eu le mérite de mettre un coup d’arrêt à l’aveuglement suicidaire des trois présidences Bush (père et fils) et au verbiage impuissant des présidences Clinton-Gore. Les États-Unis s’engagent à réduire leurs émissions de 17% d’ici 2020... par rapport à leurs émissions de 2005 ! Engagement qui ne fut acquis que par une voix au Sénat américain. Malheureusement, les experts leur demandent de faire deux fois mieux, et ce, par rapport à 1990. Entre 1990 et 2005, les émissions des États-Unis se sont accrues de plus de 20%…

La situation est donc critique. Face aux Européens qui hésitent eux-même à tenir leurs obligations de -30% (en décembre 2009 ils ont imprudemment réduit leurs objectifs à -20%), face aux Pays les Moins Avancés qui clament leur angoisse devant des transformations climatiques déjà sensibles, le duo irresponsable des années 90 se poursuit.

Cette irresponsabilité marque bien les limites d’une trop vague définition de la responsabilité « partagée mais différenciée ». La situation ne peut être débloquée que par un double engagement :

— Les vieux pays développés, comme les États-Unis ou l’Europe, doivent immédiatement mettre en oeuvre l’entièreté de mesures auxquelles les appellent les experts.

— Les pays émergents, actuels et futurs, doivent aujourd’hui s’engager à respecter les mêmes contraintes, dès l’instant que leur contribution à la dégradation de la situation mettra en péril l’écosytème.

Autrement dit, un nouveau compromis s’impose : la délimitation même de l’Annexe B doit être dynamique et indexée au niveau de croissance des pollutions produites par les différents pays. Si l’on admet par exemple que, pour une population humaine se stabilisant à 10 milliards d’habitants, la quantité admissible d’équivalent carbone dans le CO2 émise par an et par tête est de 600 kg, alors tout pays dépassant cette limite devrait entrer automatiquement dans l’annexe B, la courbe des réductions programmées devant amener l’ensemble des pays du monde à respecter cette limite au milieu de ce siècle.

Mais, dira-t-on, comment se paye la « dette écologique », c’est-à-dire le fait que le stock actuel de gaz à effet de serre dans l’atmosphère est pour l’essentiel dû à des émission qui se sont écoulées pendant les 150 dernières années, et dont seuls les actuels pays développés portent la responsabilité ? Probablement en acceptant que ces derniers pays participent financièrement et technologiquement à la transition énergétique des pays émergents. Ce qui avait d’ailleurs été prévu à Rio !

  * *

Les schémas de solution, ici résumés, que le bon sens et de nombreux experts proposent pour débloquer la dimension « Nord-Sud » des débats sur l’environnement, sembleront à bien des lecteurs absolument décourageants : « On n’y arrivera jamais ». Il est pourtant essentiel d’avoir ces paramètres en tête, car ils prennent en compte les différences de point de vue qui bloquent actuellement toutes les négociations. Rien n’assure que l’Humanité saura mener à bien ces négociations, ni surtout mettre en œuvre leurs résultats, avant de sombrer avec la double crise de l’emballement climatique et de la cinquième vague de disparition des espèces. Mais, au moins, on aura essayé, et, si l’on essaie, ce sera dans cette voie…

 Notes

1. X 66, ICPC et Directeur de recherche au CNRS (économie) puis député européen (Vert) de 1999 à 2009 et à ce titre vice-président du Parelement Euro-Latino-Américain, président de l’intergroupe « Commerce international et développement soutenable ».

2. Voir mon livre Face à la crise : l’urgence écologiste, éd. Textuel, 2009.

3. Sur les régimes ABS relatifs aux savoirs traditionnels sur la biodiversité, voir sur mon blog le compte-rendu du colloque que j’ai organisé au Parlement européen : http://lipietz.net/?breve195

4. Voir mon livre Berlin, Bagdad, Rio : le XXIe siècle est commencé, Quai Voltaire, 1992, http://lipietz.net/?article349




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