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par Alain Lipietz | 19 novembre 2001

Hommage
Danièle Leborgne
Danièle.
C’était, au premier regard, une beauté intimidante. Un visage, des yeux gris bleus évoquant la perfection baudelairienne.

Et puis, ce visage s’animait d’une voix enthousiaste, d’un sourire immédiatement ouvert à la rencontre de l’autre, à la sympathie pour le nouveau.
Et elle vous prenait par le bras, pour partager son immense curiosité du monde. Un monde qu’elle allait parcourir jusqu’aux limites d’une force surhumaine. Elle s’envolait pour l’Amérique latine, défiant les chimiothérapies les plus terribles, les métastases les plus perverses. Et avec cela toujours débordée par le souci des autres. Danièle n’a jamais admis que c’était elle, la malade.

Danièle, c’était aussi une soixante-huitarde qui n’a jamais renoncé. Toujours ancrée dans la révolte contre l’injustice, l’oppression, le mensonge cynique ou le conformisme mou de la ’ pensée unique ’. Toujours, jusqu’au bout, engagée, non pas dans les partis ou les syndicats, mais dans ces revues, ces regroupements intellectuels dans les marges critiques de son engagement professionnel. Chercheuse pour lutter et pour servir ; en lutte, mais avec les armes, dans le champ qui étaient les siens : la recherche.

Car Danièle était une chercheuse, et même une trouveuse. A l’aune des notices du CNRS, elle a ’peu produit ’. C’est vrai, il y a peu d’articles portant sa seule signature. Mais, pour en avoir signé quelques-uns avec elle, qui connurent une certaine audience internationale, au tournant des années 80-90, quand se dessinait le nouveau visage du capitalisme, je peux en témoigner : d’elle, de ses intuitions fondées sur l’enquête (les enquêtes qu’elle menait, forte de sa séduction sur les ingénieurs les plus bourrus, ou des enquêtes qu’elle lisait, souvent la première en France) venait l’essentiel de nos idées communes. Elle publiait peu, parce qu’elle n’admettait jamais qu’il y a un moment où il faut mettre le point final à un article. Ses manuscrits étaient des palimpsestes ininterrompus, surchargés jusqu’au dernier moment (celui où l’on devait les lui arracher des mains) d’une ultime intuition, d’un ultime exemple, d’une note de bas de page comme dernier remords. Alors, nous avions arrêté la forme de coopération suivante : elle me parlait pendant des heures, et puis moi j’écrivais d’un trait, contrôlant, avec l’inquiétude de la copie à rendre, la forêt d’amendements qu’elle rajoutait au manuscrit.

La coopération ? A bien y réfléchir, c’est là le fil conducteur de ses recherches, de sa pensée. Dans son activité de chercheuse-militante, c’était les formes de coopération (ou de non-coopération) dans les relations professionnelles du travail qui la mobilisaient : la critique du taylorisme, l’éloge de la qualification ’à l’italienne ’ (ou à l’allemande). Dans son activité de chercheuse officielle, c’était plutôt la division du travail et la coopération (ou la hiérarchie) entre les entreprises industrielles. Bien avant l’engouement tardif de ses collègues français pour O. Williamson, elle avait déjoué l’opposition un peu stérile ’marché/ hiérarchie ’. Dès ses travaux sur l’organisation industrielle en Union Soviétique, dans les années 70, elle perçait la faiblesse fondamentale du système : la division du travail qui ne parvient pas à se former. Prisonnières d’un plan vertical, les entreprises soviétiques étaient condamnées à l’autisme, faute de pouvoir communiquer directement avec des fournisseurs. Puis, au début des années 80, c’est l’exploration sur le terrain des faiblesses du modèle français, à propos d’études de cas typiques : les rapports des grands ensembliers français (automobile, aviation) et de leurs fournisseurs en équipement, et surtout en machines-outils. A la fin des années 80, c’est enfin la découverte du paradis : l’Italie de l’Emilie-Romagne, la coopération, le partenariat inter-entreprises’

Danièle avait le don de discerner entre les modèles, sachant reconnaître ce que chacun apportait de meilleur. Mais elle faisait aussi de la recherche avec son c’ur, et l’idéal, pour elle, c’était la coopération fondée sur un engagement tacite de long terme. En fait, ce qu’elle aimait dans le modèle italien, c’est justement ce qu’il y avait de meilleur en elle : cette générosité qui n’attendait pas l’échange, mais espérait la réciprocité. J’ai eu, comme tant d’autres, la chance de bénéficier de cette générosité.

Danièle était une fontaine d’idées pour nous autres chercheurs, comme elle était une fontaine de joie et d’enthousiasme pour sa famille, pour ses amis.

Danièle, tu nous manques.




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