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par Alain Lipietz | 29 septembre 2004

Le Monde
Nice ou la Constitution : il faut choisir
Paru dans le Monde sous une forme abrégée.
C’était il y a douze ans. Jacques Delors en personne volait au secours du traité de Maastricht, devant le Conseil National des Verts. "Ce traité, disait-il, qui unifie l’Europe économique comme un grand marché avec une monnaie unique, est dangereux s’il n’est pas complété par une Europe politique, fixant des règles sociales communes. Mais votez-le quand même. Car l’Europe politique viendra tout aussitôt. Sinon, je vous le garantis, les peuples d’Europe ne le supporteront pas." Les Verts s’étaient exactement partagés. Peu convaincu, j’avais voté Non. Maastricht étant passé de justesse, mais, sacralisé par le vote de tous les pays, il reste pour l’essentiel l’actuelle « constitution » de l’Europe.

Force est de reconnaître que la première partie de la prophétie de J. Delors s’est pleinement réalisée : l’Europe économique sans Europe politique a vu se développer inégalités et chômage. Pendant 12 ans, par contre, la seconde partie de sa prophétie fut systématiquement démentie. Tous les traités qui, à intervalles réguliers, sont venus amender ou compléter Maastricht n’ont fait que confirmer la dictature des règles du marché sur la démocratie politique. Non seulement l’indépendance de la Banque Centrale n’a jamais été tempérée par un engagement de responsabilité, mais la politique budgétaire restrictive de Maastricht s’est trouvée gravée dans le marbre du traité d’Amsterdam. Enfin, à Nice, les gouvernements nationaux se sont conservé le monopole de la décision tout en s’octroyant les uns aux autres un droit de veto réciproque, organisant ainsi la paralysie de l’Europe politique au nom de la défense de l’intérêt de chaque pays. Libre échange plus paralysie du politique : Nice est la Constitution enfin trouvée du libéralisme économique.

C’est sur cet arrière-fond qu’il faut juger les inflexions apportées par le Traité Constitutionnel qui nous est proposé. Il faut le dire honnêtement : pour la première fois depuis Maastricht, un espoir se rallume d’introduire, face à la toute puissance du marché, la voix des citoyens s’exprimant dans une Europe politique. Nouvelle définition des objectifs de l’Union (« une économie sociale de marché visant le plein emploi, l’égalité entre les hommes et les femmes et le développement soutenable », art I-3), doublement des compétences du Parlement européen élu au suffrage universel, droit d’initiative législative accordé aux pétitions des citoyens, simplification et élargissement de la règle de la majorité au Conseil, reconnaissance d’un droit spécifique des services publics (art. III-6), Charte des droits fondamentaux, option d’alliance hors OTAN... Ces avancées essentielles permettent à elles-seules de dire que l’Europe, avec pour constitution le texte qui nous est proposé, sera plus démocratique, plus souveraine, et donc potentiellement plus sociale et écologiste, que si nous en restons aux traités actuels de Maastricht - Amsterdam - Nice.

Malheureusement, le Conseil des chefs de gouvernement, aujourd’hui dominé par la droite libérale, a réduit au minimum la portée de cette réforme. Les plus sombres aspects des actuels traités ont été soigneusement conservés. L’irresponsabilité de la Banque Centrale, le Pacte de Stabilité, la concurrence fiscale, l’absence de minimums sociaux européens : tout cela est maintenu et restera, comme actuellement, soumis à la règle de l’unanimité.

La Constitution, c’est pour 90 % ce que nous avons aujourd’hui (Maastricht - Nice) et que nous n’aimons pas, et 10 % de réformes que nous approuvons. Pendant un an, les Verts européens ont tenté de modifier la "question posée" en renvoyant dans une annexe amendable à la majorité la troisième partie, celle qui contient les actuelles politiques libérales. Cette bataille est perdue. Il n’est plus temps de finasser. Il faudra répondre par Oui ("nous prenons les 90 % que nous critiquons et les 10 % d’amélioration") ou par Non ("nous en restons aux 90 % que nous critiquons"). Les intentions intimes, les états d’âme des uns et des autres, les coups de billards à trois bandes seront oubliés aussitôt le résultat acquis. En 2006, l’Europe restera régie par les règles actuellement en vigueur (Maastricht-Amsterdam-Nice), ou par celles, réformées, que propose le traité constitutionnel.

Notre coeur se révolte à l’idée de conserver des politiques que nous réprouvons. Mais notre raison nous dicte de les réformer plutôt que de les laisser en l’état. Pour ma part, je propose donc de voter oui.

Face à ce défi, la quasi-totalité de la gauche européenne , des écologistes et du centre-droit choisit également la voie de la réforme. Seule la droite dure, libérale ou souverainiste, réclame ouvertement "’Nice ou la mort !". Dans ce contexte, la position de la gauche française détonne. Non seulement l’extrême gauche "souverainiste" et de toute façon anti-européenne, mais une large partie du PS se prononcent pour le Non. Donc pour en rester à Nice. Comment expliquer ce paradoxe ?

L’opposition d’extrême-gauche s’explique pour partie par le refus des réformes et le choix "révolutionnaire" de la politique du pire : « ne pas améliorer le capitalisme ». Mais pour une autre partie il s’agit d’une illusion souverainiste : la défense de l’Etat français qui a permis un siècle de réformes sociales, rongées aujourd’hui par la globalisation. Seule l’expérience lui fera comprendre qu’à l’âge des multinationales, il faut justement un pouvoir politique supranational, des règles communes (au moins en Europe) pour empêcher les délocalisations.

Passons alors rapidement sur l’argument, énoncé jusque dans les colonnes du Monde, par des cadres socialistes : "On ne va pas encore voter comme Chirac !" Les socialistes devraient donc voter sur un projet européen en fonction de la conjoncture politique du pays où ils habitent ? Les Espagnols devraient voter Oui avec Monsieur Zapatero, et les Italiens Non contre Monsieur Berlusconi ? Impensable. Pour éviter ce piège, le Parti Vert Européen avait proposé que l’adoption de la constitution passe par un référendum organisé le même jour dans tous les pays d’Europe, et envisage d’arrêter sa propre position par un référendum interne européen.

Venons-en à l’argumentation de Laurent Fabius. Soulignant avec raison les maux qui découlent de l’absence d’une Europe politique capable de promouvoir une Europe sociale, il appelle à rejeter le futur traité au motif qu’il conserve certains des traits négatifs des actuels traités. L’illogisme de fond de cette position, c’est que le Non signifie précisément en rester aux traités actuels, à Maastricht et à Nice ! Tombent sous le coup de la même critique d’illogisme tous ceux qui soulignent un par un les paragraphes inacceptables du traité, en oubliant de rappeler que ces paragraphes sont en vigueur depuis des années (depuis Maastricht voire depuis Rome), et que voter Non c’est voter pour les conserver, eux et seulement eux.

Pour illogique qu’elle soit, la position de Laurent Fabius bénéficie d’une très forte attraction sentimentale. Car les Français ont si longtemps été bernés, de Maastricht à Amsterdam et d’Amsterdam à Nice ! A chaque fois on leur a dit : "Demain, vous aurez enfin l’Europe qu’il vous faut" et ils ont vu croître le chômage et les inégalités. Les partisans français du Oui paient aujourd’hui douze ans de mensonges sur l’Europe, depuis F.Mitterrand expliquant à Yves Mourousi assis sur son bureau que la Banque centrale resterait à la botte des gouvernements... Les réformes de l’Europe, les Français n’y croient plus. "Restons-en là..." : cette petite musique progresse dans le peuple de gauche, et on entend des voix au PS (celle de Mélenchon, celle de Glavany, en fait celle des partisans d’une Europe intergouvernementale) pour suggérer que Nice ne peut pas être un si mauvais traité... puisque les socialistes l’ont voté !

Cette déception, cette souffrance, cette défiance, il faut l’entendre, la respecter. Certains voteront "Non à la constitution" parce qu’ils ont voté Oui à Maastricht et s’en sont mordu les doigts... Nous aurons quelques mois pour les convaincre : l’Europe qu’ils n’aiment pas, c’est l’Europe actuelle, celle de Maastricht et Nice. Voter Non, c’est en rester à cette Europe-là, c’est capituler devant les politiques ultra-libérales, c’est renoncer à la réforme. La Constitution est le début du long processus qui permettra de redresser les défauts de Maastricht. Mais il faut avoir aussi le courage de le dire : la réforme que permettra la Constitution, c’est à peine le dixième de la tâche qui reste à accomplir pour obtenir une Europe enfin digne d’être aimée.

D’où l’ultime argument des partisans du Non à gauche, : "Si le Non l’emporte, la crise sera telle que tous les traités seront remis à plat, et, nous vous le garantissons, il sera possible d’obtenir une bien meilleure Constitution". Voilà qui rappelle le plaidoyer initial de J. Delors ! S’ils pouvaient avoir raison... Mais nous devons malheureusement tirer le bilan des élections européennes : la victoire de la droite néo-libérale ou souverainiste (ce qui revient au même : pas de contrepoids politique européen à opposer aux forces transnationales du marché). Si le nouveau Parlement se proclamait "Constituante", il réécrirait... le traité de Nice. En fait, si le Non l’emporte, les gouvernements continueront à appliquer tranquillement Maastricht -Nice, et nous devrons repartir au combat une fois digéré l’échec de la réforme.

Si au contraire le Oui l’emporte, une dynamique de réformes sera enclenchée. Déjà, les choses bougent, au-delà du projet constitutionnel. Même le pacte de stabilité, "gravé dans le marbre" depuis Amsterdam (1997), est remis en chantier, à la grande colère de la droite ! Voter oui est utile, mais bien loin d’être suffisant. La route de l’Europe sociale et écologiste sera longue, et la Constitution nous offre un outil : le pouvoir d’initiative législative offert aux pétitions d’un million de signatures. Les forces sociales majeures qui, au niveau européen, ont déjà opté pour le Oui (telle la Confédération Européenne des Syndicats) doivent s’en emparer. Voter Oui, certes, mais en même temps lancer ou relancer des campagnes de signatures sur des initiatives ciblées : pour l’Europe sociale, contre les OGM, pour la citoyenneté de résidence...

Le Oui de gauche à l’Europe est possible, mais il est exigeant. Comme l’Europe que nous voulons.




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