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par Alain Lipietz | 29 août 2000

Élargissement
Projet de rapport pour avis sur les pays candidats à l’adhésion
Remarques préliminaires
Le statut de ce rapport pour avis relativement au rapport sur le fond de la commission des affaires étrangères n’est pas encore parfaitement déterminé.
Par ailleurs, il ne saurait être question pour notre commission d’examiner en détails l’état de préparation des 12 ou 13 pays (le cas de la Turquie n’est lui-même pas clairement élucidé) quant aux conditions d’une intégration réussie dans l’Union européenne.
Enfin, il n’est pas dans les attributions du Parlement européen d’adresser à des États souverains non membres de l’UE des recommandations sur leur politique économique intérieure.
Dans ces conditions, votre rapporteur vous propose d’adresser un avis quant aux critères et aux différents points à examiner par la Commission dans son travail de préparation et de négociation avec les pays candidats à l’adhésion. Dans une première partie, nous examinerons quels doivent être ces différents critères et points d’examen particuliers. Cette partie pourra donc être intégrée dans le rapport général de la commission des affaires étrangères. Dans une deuxième partie, nous proposerons une typologie des problèmes posés par les différents pays candidats. Cette deuxième partie inspirera ultérieurement des amendements qui pourront être déposés sur l’avis de la commission des affaires étrangères quant aux différents pays.

Version n° 1

I - LES CONDITIONS D’UNE INTÉGRATION RÉUSSIE

Réussir l’intégration de 12 ou 13 nouveaux pays signifie à la fois que ces pays tireront un bénéfice certain de leur adhésion à l’Union européenne, et que les pays faisant d’ores et déjà partie de l’UE retireront plus d’avantages que d’inconvénients de cette adhésion. En ce qui concerne le second point, il est clair que cela dépendra aussi de la capacité de l’UE a approfondir son unification, non plus à 15 mais à 25 ou 30 pays. Cela relève essentiellement des réformes préparées par l’actuelle Conférence intergouvernementale, et nous n’en parlerons pas ici.

Face à cette double question, la Commission européenne répond pour le moment par un "Rapport régulier" sur chacun des pays candidats à l’adhésion. Ces rapports contiennent en général trois parties :

Une évaluation de la situation et de l’évolution économique du pays, relativement aux différents critères de Copenhague dont un seul concerne notre commission, celui de la construction d’une économie de marché "viable". Nous n’examinerons pas ici les autres critères de Copenhague, tels que l’adhésion aux normes de l’UE relativement aux droits de la personne humaine, à la démocratie, au respect des minorités, etc.

L’adoption de "l’acquis européen" dans la législation et la réglementation du pays considéré.

La capacité administrative du pays à mettre en œuvre la dite législation.

Dans notre commission des affaires économiques et monétaires, nous ne nous occuperons pas non plus du point c et seulement partiellement du point b. Notre problème se réduit donc à l’appréciation des conditions économiques préparatoires à l’adhésion, ou qui pourraient résulter de l’adhésion, relativement aux deux questions évoquées en tête de cette première partie.

Nous devons tout de suite nous étonner de ce que les rapports de la Commission européenne ne prennent pas explicitement en compte les effets éventuels de l’admission de tel ou tel pays sur les équilibres internes des pays déjà membres de l’UE. Nous devons également nous étonner de la nature de l’évaluation présentée par la Commission européenne quant à l’état et à l’évolution économique du pays considéré. Certes, la Commission offre à la réflexion de notre Parlement une documentation considérable sur chacun des pays. Outre le "Rapport régulier", nous bénéficierons désormais d’un rapport trimestriel sur l’évolution économique de chaque pays candidat. Nous donnons acte à la Commission de l’abondance de son travail. Toutefois, il convient de s’interroger quant à son adéquation aux questions qui nous sont posées. Ce qui importe avant tout, c’est de bien cibler les questions soulevées par la candidature de chacun des pays. L’ambition du présent avis est précisément de contribuer, de manière constructive, à orienter la Commission par une grille d’interrogations mieux ciblée de l’évolution de ces pays.

Enfin il faut reconnaître, toujours à la décharge de la Commission, qu’elle ne peut évaluer la viabilité de l’économie de marché des pays considérés qu’à l’aune des évolutions constatées tout récemment, depuis l’entrée de ces pays dans des accords de libre-échange avec l’UE. Cela ne dispense par votre rapporteur de s’étonner de l’absence de prise en compte, dans certains des Rapports réguliers, des critères et des objectifs essentiels de l’édification européenne depuis 1957, tels que la croissance du bien être des citoyens des pays membres, la cohésion sociale, ou plus récemment (depuis le sommet de Lisbonne), l’objectif de plein-emploi.

C’est pourquoi votre rapporteur vous propose une réflexion sur ce que signifierait plus exactement une intégration réussie. Comme il est dit plus haut, on peut examiner cette question sous deux angles : du point de vue des pays candidats, du point de vue des pays déjà membres de l’Union. Une question plus complexe devra également être examinée ultérieurement, même si en l’état de notre réflexion nous nous contenterons de la poser : qu’en sera-t-il d’une situation plus bigarrée, où coexisteront des pays intégrés à l’UE sous un statut provisoirement dérogatoire, des pays candidats et des pays non candidats, mais avec lesquels les pays candidats ou déjà intégrés avaient noué de longue date des relations économiques approfondies ? Ne faudra-t-il pas envisager alors des instruments de coordination de ces relations complexes au sein de l’Europe ? Dès aujourd’hui, par exemple, la conjoncture économique en Russie a de puissants effets sur plusieurs pays candidats, mais aussi la Finlande.

1- Questions à poser sur l’évolution des pays candidats

Réussir l’intégration d’un pays signifie rapprocher considérablement son état socio-économique de ce qu’il est convenu d’appeler "modèle européen". Cela implique un niveau de vie élevé, un niveau de plein-emploi mesuré par des taux d’activité masculin et féminin élevés, une égalité des chances entre hommes et femmes, un haut degré d’intégration sociale. Plus récemment, la doctrine du Conseil (approuvée par le Parlement) a précisé que ce haut niveau de cohésion sociale, d’emploi et de niveau de vie devait être fondé sur une haute compétitivité de l’UE, basée sur la maîtrise des nouvelles technologies.

Il serait donc souhaitable que l’avance selon ces différents critères soit parfaitement mise en lumière dans les Rapports réguliers ultérieurs que la Commission proposera au Conseil et au Parlement.

Par ailleurs, "réussir l’intégration" n’est pas seulement afficher un but éminemment souhaitable, mais également tracer un sentier tel qu’à aucun moment l’opinion publique du pays candidat ne soit tentée de se détourner de l’objectif. S’il a été possible pour les pays et les peuples participant à l’UE d’accepter de lourds sacrifices afin de réaliser l’Union économique et monétaire, il ne faut pas oublier que l’acceptation provisoire de ces sacrifices s’inscrivait dans l’état déjà donné d’appartenance à l’UE. Pour échapper aux sacrifices provisoires, il aurait fallu quitter l’UE ou du moins refuser de suivre la route de son intégration. Une telle décision politique, lourde de conséquences, a été implicitement ou explicitement rejetée, même de peu, par la plupart des pays où la question a été posée suite à l’accord de Maastricht. Toute différente est la situation d’un pays non membre de l’Union dont les dirigeants proposeraient à leur propre société d’assumer des sacrifices équivalents (ou même plus lourds), sans bénéficier des effets positifs de l’appartenance à l’UE, sans même être absolument sûr d’être intégré à l’Union à l’issue de ces sacrifices. Le risque de crispations nationalistes et populistes serait alors considérable.

Ce problème est sans doute le plus redoutable qui se pose à l’entrée des pays de l’Europe du Sud et de l’Est dans l’UE. Il présente lui-même deux aspects. D’une part, un aspect purement économique. Il est connu que la plupart des pays candidats ont un niveau de productivité inférieur à celui de l’UE. Ce niveau de productivité (aussi bien dans l’industrie que dans l’agriculture) peut certes être compensé par des différences importantes de rémunération du travail. Mais, outre que de telles différences posent des problèmes aux pays déjà membres de l’Union sur lesquels nous reviendrons, le fait est qu’actuellement, dans la plupart des cas, elles ne peuvent compenser les différences de productivité. Ces pays sont donc exposés, de part leur faible compétitivité, à la destruction rapide d’un grand nombre de leurs unités de production industrielles et de leurs exploitations agricoles au fur et à mesure de l’adoption de règles de libre-échange entre eux et l’UE. Il est donc essentiel que des politiques d’adaptation et de compensation soient mises en œuvre immédiatement par l’UE en association avec les pays candidats, de façon à amortir le choc du libre-échange.

De manière plus socio-économique, il ne faut pas oublier que la plupart de ces pays disposent déjà d’habitudes et de dispositifs institutionnels ayant fondé, au cours de l’histoire récente, leur propre cohésion sociale. Ces habitudes et ces montages institutionnels apparaissent parfois incompatibles à terme avec une économie sociale de marché et avec les règles de la juste concurrence au sein d’une union économique. Mais beaucoup de ces montages, à portée purement locale, sont, pour le moment, indispensables à la cohésion sociale de ces pays. Il serait inéquitable et dangereux pour l’UE d’exiger leur démantèlement sans être en mesure d’offrir aux populations concernées les moyens de rebâtir une cohésion sociale au moins équivalente. Par exemple, on peut s’étonner de lire dans le Rapport régulier consacré à Chypre, rapport qui ne trouve rien à redire à la part déterminante du tourisme dans l’économie de la République, une critique du nombre excessif de coopératives dans l’économie chypriote. De la même manière, un grand nombre de rapports consacrés aux pays anciennement socialistes critiquent la lenteur des privatisations et recommandent la mise en œuvre rapide des méthodes occidentales de gouvernement d’entreprise. Certes, le fonctionnement des coopératives ou des entreprises nationalisées peut occasionner des formes de concurrence illégitime avec les pays de l’Union. Dans ce cas, les futurs rapports de la Commission devront le signaler et argumenter concrètement au cas par cas. Si ce n’est pas le cas, il serait dangereux et inéquitable d’exiger des pays candidats le démantèlement immédiat des formes d’organisation de la production ou d’intégration sociale qui, jusqu’à présent, ont assuré la cohésion sociale de ces pays, et qui ne présentent aucun danger commercial pour les autres entreprises de l’UE.

Il est bien sûr évident que, dans de nombreux cas, les unités économiques des pays candidats ne pourront pas subsister du fait de leur faible productivité et de l’importance des subventions qui serait nécessaire pour les maintenir en activité. Dès lors s’impose immédiatement la nécessité pour l’UE de contribuer au financement d’amortisseurs économiques et sociaux. Par amortisseurs, nous entendons d’une part l’aide à la modernisation de ces unités économiques, et d’autre part l’aide à la mise en place de systèmes de protection sociale pour les victimes éventuelles du processus de modernisation. Il est clair que le financement ces dispositifs amortisseurs sera pesant pour l’UE. Il est donc particulièrement important de veiller, tout au long du processus, à minimiser les destructions inutiles d’établissements productifs ou de mécanismes de cohésion sociale. Notre commission des affaires économiques et monétaires devra donc être attentive à ce que le processus d’adaptation des pays candidats à une économie de marché viable se fasse au moindre coût social possible, en privilégiant les processus d’adaptation sauvegardant au maximum le capital physique et humain. Nous invitons les services la Commission à être particulièrement attentifs sur ces points et à évaluer, à chaque étape, le "coût social de la modernisation", en recherchant les montages institutionnels locaux qui pourraient assurer le maintien de la cohésion sociale en minimisant les transferts compensatoires nécessaires de l’UE vers le pays candidat. 2- Éviter les effets pervers sur les pays déjà membres de l’UE

Par effets pervers, nous entendons généralement toutes les conséquences de l’adhésion d’un pays candidat qui seront perçues comme de la "concurrence déloyale" par les producteurs et la population des pays membres de l’Union. Concurrence déloyale sur le marché du travail

Cette concurrence présente elle-même deux versants. Une première menace est l’afflux de travailleurs migrants, transfrontaliers ou saisonniers, qui demanderaient une rémunération conforme à celle de leur pays, mais notoirement inférieure à la rémunération normale dans les pays de l’Union. Un te phénomène serait susceptible de susciter, principalement sur les régions frontalières de l’Union, des effets de xénophobie qui pourraient compromettre la bonne marche de l’intégration. Face à de tels effets pervers, la solution ne peut être que le respect absolu des accords salariaux et conventions collectives des pays de l’Union considérés.

L’autre versant du même problème consiste en le risque de délocalisation d’entreprises, depuis les zones frontalières voire centrales de l’UE vers les pays candidats à bas salaires, en vue de réexporter les produits vers l’UE. Ce processus est, il faut le reconnaître, beaucoup moins pervers lorsqu’il s’accompagne d’une réelle modernisation du pays candidat, concourant à une élévation progressive des niveaux de rémunération de ce pays jusqu’à un alignement sur le différentiel de productivité. L’expérience de l’UE elle-même montre qu’une différence de rémunération reste compatible avec une égale compétitivité à l’intérieur de l’Union (cf. les rapports entre le Danemark et le Portugal). Toutefois, il serait souhaitable que ce processus de convergence soit accéléré, d’une part par l’application immédiate de la Charte sociale européenne aux pays candidats, d’autre part par une aide aux régions frontalières à l’intérieur de l’UE permettant d’améliorer leur productivité. Il est souhaitable que, dans les prochains Rapports réguliers, la Commission veille avec le plus grand soin à ce type de problème et esquisse les solutions possibles en évaluant leur coût.

Concurrence réglementaire et fiscale illégitime

Tout ce qui vient d’être dit en matière de concurrence par les coûts salariaux s’applique évidemment en matière de concurrence par les méthodes fiscales et réglementaires, en particulier en ce qui concerne la réglementation de protection de l’environnement. De ce point de vue, il est clair que l’UE dans son état actuel n’est pas exempte de reproches, en particulier en ce qui concerne les cas de concurrence illégitime et inefficiente dans le domaine fiscal. Il sera difficile de progresser dans les négociations relatives aux chapitres fiscaux tant que l’UE n’aura pas elle-même balayé devant sa porte, par exemple en adoptant le "paquet Monti".

En ce qui concerne la réglementation, plus particulièrement la réglementation de défense de l’environnement, il faut distinguer les cas où une mauvaise réglementation locale apparaît comme un avantage illégitime de concurrence et les cas où des imprudence en matière de défense de l’environnement constituent une menace, non seulement pour les populations et les écosystèmes locaux, mais aussi pour les populations et les écosystèmes d’autres pays. Ces problèmes sont parfois abordés dans les rapports présentés par la Commission. Ils relèvent soit de la transcription de l’acquis communautaire soit tout simplement des conventions internationales. Il serait extrêmement utile que ces points soient bien mis en valeur dans les Rapports réguliers sur chaque pays candidat. Ainsi, la question des pavillons de complaisance, c’est-à-dire des flottes maritimes mal contrôlées et battant pavillon chypriote ou maltais, devra être impérativement réglée avant l’adhésion de ces pays à l’UE qui aura sans doute d’ici là adoptée des réglementations beaucoup plus strictes quant à l’accès des navires à ses eaux territoriales. Adresser une telle exigence à ces pays implique évidement de les aider à s’adapter à cette nouvelle réglementation. 3- Mobiliser notre expérience

Le processus d’intégration à l’UE de 12 ou 13 pays candidats en même temps est sans précédent dans son histoire. Toutefois, il serait exagéré et contre-productif d’ignorer l’expérience acquise lors des processus d’intégration précédents. Nous ne pensons pas très utile de méditer l’expérience de l’intégration des pays issus de l’Association européenne de libre échange : ces pays étaient, en règle générale, tout à fait adaptés aux normes européennes en matière de compétitivité et de cohésion sociale. Au contraire, deux cas typiques et bien contrastés se rapprochent des problèmes que nous poseront l’intégration des nouveaux pays candidats. Il s’agit, d’une part, de l’intégration des lander de l’ancienne RDA à l’intérieur de la RFA et, d’autre part, de l’intégration des trois pays d’Europe du Sud après de la chute de leurs dictatures en 1974-75. Dans les deux cas, les nouveaux territoires entrant dans la Communauté européenne se caractérisaient par une faible compétitivité, due essentiellement à une très basse productivité relative que ne compensait pas la rémunération plus basse du travail, et par l’existence d’habitudes et de montages institutionnels assurant la cohésion sociale de ces pays de manière fort différente du modèle de l’économie sociale de marché européenne. Ces deux cas ont été traités de manière fort différente. L’Allemagne de l’Est a été intégrée rapidement et totalement au sein de l’Allemagne fédérale, non seulement avec la même législation mais aussi avec les mêmes conventions collectives, la même monnaie, et des niveaux de rémunération par conséquent peu différents. Une telle décision a été sans doute nécessaire pour éviter d’excessifs mouvements de population au sein de l’Allemagne, mais elle a provoqué une destruction quasi instantanée de l’appareil productif de l’Allemagne de l’Est et de ses appareils de cohésion sociale. Les contribuables des länder d’Allemagne de l’Ouest ont dû compenser ces destructions par des transferts massifs de fonds au profit de leurs compatriotes. Ce processus de destruction-substitution (plutôt que de destruction créatrice) a maximisé sans doute l’importance de ces transferts de fonds, et par conséquent les tensions psychologiques entre la partie de l’Allemagne "donatrice" et la partie de l’Allemagne "réceptrice".

Tout au contraire, l’intégration de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce fut un processus de longue durée, précédé d’une période d’association, et poursuivie par une période d’adhésion dérogatoire. Dans cette période d’adaptation réciproque, des fonds, certes importants, ont été transférés vers les pays candidats et vers les régions limitrophes à l’intérieur de l’UE. Toutefois, le versement de ces fonds s’est étalé sur un grand nombre d’années. L’essentiel de l’effort d’adaptation a pu être assumé par les économies locales, à l’abri de mesures dérogatoires.

Aucune de ces deux expériences ne pourra être mobilisée telle quelle en ce qui concerne les cas bien différents des nouveaux pays candidats à l’adhésion. Votre rapporteur souligne toutefois l’utilité de rassembler les éléments de bilan de ces deux expériences, afin de les faire servir aux problèmes difficiles qui vont nous être posés. Ce travail de bilan pourrait prendre la forme d’un exercice de remémoration historique (colloques ou publications) permettant le transfert de cette expérience aux négociateurs actuels, et plus généralement aux dirigeants et à l’opinion publique des pays membres l’Union et des pays candidats à l’adhésion.

II - ESSAI DE TYPOLOGIE DES PROBLÈMES POSÉS PAR L’ADHÉSION DES PAYS CANDIDATS

En fonction des problèmes qui viennent d’être évoqués, votre rapporteur s’attend à ce qu’au cours des prochaines années, dans les Rapports réguliers relatifs aux différents pays, les services de la Commission soient particulièrement attentifs à certains problèmes spécifiques. On pourrait les résumer dans la typologie suivante.

1- Un cas très particulier, la Turquie

La Turquie, insérée depuis fort longtemps dans des rapports d’association et de quasi libre échange avec l’UE, a prouvé que les écarts de productivité et de salaire se combinaient de manière peu compromettante pour la compétitivité de ce pays vis-à-vis de ses voisins de l’UE. L’association de la Turquie à l’Europe n’a pas provoqué d’effets pervers dans les pays de l’UE, ni d’effets destructeurs en Turquie. Toutefois, il risquerait de ne plus en être de même si, avec l’adhésion, la Turquie devait bénéficier d’une Politique agricole commune étendue à ses productions méditerranéennes ou tropicales (bananes), et surtout si elle devait bénéficier des Fonds structurels régionaux. En effet, seule une partie de la Turquie peut être considérée comme entrée dans une économie de marché viable. L’est de la Turquie, au contraire, combine des formes de cohésion sociale et de productivité très éloignées des normes européennes et un douloureux conflit ethnique. Conformément à l’un des critères de Copenhague, la Turquie devra avoir réglé politiquement ce conflit de minorité nationale avant son adhésion ; mais il est clair que l’UE elle-même devra contribuer puissamment à la paix dans l’est anatolien, par des transferts au titre des Fonds structurels régionaux.

2- Le cas de Chypre et de Malte

Ces deux pays ont fait la preuve de leur capacité à faire vivre une économie de marché. Par ailleurs, ils semblent, quant à leur production, intégrés au système des productions agricoles méditerranéennes, et leur intégration dans la Politique agricole commune ne semble pas poser de problèmes excessifs. Il n’en est pas de même en ce qui concerne leur flotte marchande, composante non négligeable du revenu de ces pays. L’application de ce qui sera sans doute "l’acquis communautaire" au moment de leur adhésion, relatif à la sécurité des navires, condamnera ces deux pays à modifier considérablement la composition et l’état de la flotte de commerce sous leur pavillon. Il sera particulièrement important que les futurs Rapports réguliers de la Commission relatifs à ces pays insistent sur cette exigence et présentent l’état d’avancement de la mise aux normes des flottes sous pavillon maltais et chypriote ainsi que les propositions chiffrées de l’UE pour aider ces pays à s’adapter à ces nouvelles normes.

Les pays de l’Europe centrale et orientale anciennement socialistes

Ces pays présentent deux grands types de problèmes, en combinairesvariables suivant les cas.

Problèmes liés à l’industrie

Il s’agit essentiellement des différentiels de productivité et des différentiels de salaire résultant en un différentiel de compétitivité. L’idéal, du point de vue des ces pays comme du point de vue des pays de l’UE, est l’existence d’une certaine marge de compétitivité en faveur des pays candidats permettant le financement de leur modernisation avec le minimum d’aide de la part des pays de l’Union. Ce différentiel de compétitivité sera en général fondé sur un différentiel de salaire. Les prochains rapports devraient veiller à ce que ce différentiel de salaires ne provoquent pas un avantage compétitif excessif, à ce qu’il se réduise et rejoigne rapidement les niveaux de salaire compatibles avec ceux existant dans l’UE. Dans le cas où le différentiel de compétitivité est négatif, il est bien évident qu’une compétitivité positive ne saurait être obtenue en baissant les salaires, mais au contraire par de fortes aides structurelles de modernisation venues de l’UE. La Commission est invitée à présenter de manière systématique la situation relative à la compétitivité de chaque pays candidat.

Problèmes liés à l’agriculture

Ce problèmes est particulièrement important dans les Républiques Tchèque et Slovaque, en Hongrie et en Pologne. Dans les pays d’Europe centrale et orientale, tels que la Pologne et la Lituanie mais également la Roumanie et la Bulgarie, la population agricole est en proportion extrêmement nombreuse. Ce surplus de population agricole résulte souvent du maintien d’une petite production marchande paysanne dans l’histoire de ces anciennes économies socialistes planifiées. Il serait paradoxal que le basculement vers l’économie de marché entraîne la ruine à court terme du secteur de petite production de ces pays ! Un tel paradoxe aurait de puissants effets de réaction nationaliste et populiste dans les pays considérés. Il est donc essentiel que la modernisation agricole n’entraîne pas un exode rural trop violent. Selon toute probabilité, il ne sera pas possible, compte tenu des budgets votés dans le cadre de l’Agenda 2000, de compenser financièrement par des indemnités de départ une modernisation trop rapide. Par conséquent, la modernisation de l’agriculture de ces pays ne pourra pas prendre la forme d’un basculement vers une technique de production intensive en moyens chimiques ou mécaniques et extensive en travail. Au contraire, pour minimiser le rythme de l’exode rural tout en modernisant les structures agricoles, il est probable qu’il faudra viser une spécialisation dans une agriculture biologique et intensive en main d’œuvre. Nous invitons les rapports ultérieurs de la Commission à examiner avec soin les conditions d’une modernisation agricole sans exode rural excessif.

III- CONCLUSION

La Commission des affaires économiques et monétaires prie la commission des affaires étrangères de bien vouloir prendre en compte dans son rapport final les éléments suivants :

1- Le but du processus d’adhésion est l’insertion de chaque pays dans une économie sociale de marché viable, dont la haute compétitivité est fondée sur un haut niveau de qualification de la main d’œuvre, et qui assure à l’ensemble de ses membres un haut niveau de vie, le plein emploi (70% pour le taux d’activité des hommes, 60% pour celui des femmes) et l’égalité des chances entre hommes et femmes. Les Rapports réguliers annuels de la Commission doivent évaluer les progrès de chaque pays dans l’intégration selon les critères qui viennent d’être énumérés.

2- Le coût social de la modernisation des pays candidats ne doit jamais inciter les populations de ces pays à renoncer à leur effort d’intégration. L’aide de l’Union européenne à la modernisation des pays candidats ne disposant pas d’un budget illimité, la Commission est invitée à mesurer avec la plus grande prudence le coût social de la modernisation, et à ne pas exiger de destructions inutiles dans l’actuel appareil productif ou les institutions concourant à la cohésion sociale des pays candidats.

3- La lutte contre les distorsions illégitimes de concurrence, par le biais de la fiscalité, des subventions, des règlements de protection de l’environnement plus ou moins laxistes, des bas salaires, devra être bien mise en lumière dans les rapports de la Commission. Les pays candidats devraient être aidés, dès maintenant, à s’adapter aux normes européennes, tandis que les régions voisines, à l’intérieur de l’Union, devraient être également aidées à s’adapter à cette nouvelle concurrence.

4- Tout au long de ce processus de convergence, un léger avantage de compétitivité devra être concédé aux pays candidats, afin de minimiser les transferts unilatéraux venus de l’UE. Les Rapports réguliers de la Commission devront exprimer des recommandations sur la manière la plus sage d’assurer cet avantage de compétitivité (qui ne doit jamais conduire à une réduction des rémunérations).

5- La modernisation de l’agriculture doit se faire sans provoquer un exode rural excessif. La Commission est invitée à négocier avec les pays candidats un modèle agricole compatible avec cette exigence.


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