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par Alain Lipietz | 6 juin 2016

De 1936 à l’écologie : une autre idée du progrès ?
Paru dans le Hors-série n°64 de la revue Politis, juin-juillet 2016
La conception "productiviste" du progrès doit plus à la Libération qu’au Front Populaire. L’écologie politique est marquée par l’héritage de ces deux grands épisode, mais les réoriente vers une nouvelle idée du progrès.

La France ne mesurera jamais assez ce qu’elle doit au Front populaire. Elle lui attribue parfois ce qu’elle doit au Conseil National de la Résistance (le droit de vote des femmes…). Elle lui attribue même des défauts qu’il n’avait pas : le triomphe éphémère de la « vieille gauche » productiviste, étatiste… Tâchons de mieux cerner la grande bifurcation de l’idée de progrès qu’allait connaître la seconde moitié du siècle.

 L’Embellie

Et d’abord : le Front Populaire, dans sa version ouvrière, celle qu’imposa le grand mouvement des occupations aux partis de gauche timorés, ce ne fut pas la société de consommation, mais le droit à la paresse !

L’inflation eut tôt fait de manger les hausses de salaire. L’inaliénable conquête furent les congés payés. Désormais les travailleurs pouvaient légitimement partir en vacances, en étant payés à ne rien faire. Deux percées d’un coup : le droit au temps libre, et le principe d’un revenu « inconditionnel », en contrepartie de… rien.

Si l’on ajoute le passage à la semaine de 40 heures, on mesure le poids du « partage du travail » dans les accords Matignon. La conquête du temps libre, c’est ça la vraie « embellie » dont Blum fut si fier.

Et la retraite ? Ah non. Depuis le début du siècle la retraite est au régime de la capitalisation, qui s’effondre avec la crise. La retraite par répartition sera l’œuvre… de Vichy et de la Libération. Mais sans grand effet : à 65 ans, en 1968, les ouvriers n’ont plus que quelques mois d’espérance de vie.

Le partage du temps 1936 est un partage au long de la vie active, ce qui fait hurler les économistes. Pour A. Sauvy : « la plus grande erreur depuis la révocation de l’Édit de Nantes ». Dès 1938 Daladier abolit la « semaine des deux dimanches ».

Or la Libération ne revient pas là-dessus. Reconstruction oblige ? Pas seulement. En 1968 les ouvriers travaillent 53 heures par semaine. Ceux qui ont leur samedi « font la semaine anglaise » : le week-end. En revanche, de 1945 à 1973 le salaire réel s’envole à 5,6 % par an. Les organisations ouvrières ont choisi la société de consommation, contre le temps libre. Ce compromis avec le capital, le modèle « fordiste » (l’American Way of Life), va bouleverser l’équilibre écologique de la Planète.

Plus généralement, l’écologie du lieu de travail est négligée. Tous les risques sanitaires industriels (et on sait déjà tout de l’amiante) sont monnayés contre des primes de risques. La lutte entre deux voies sur l’héritage de 36 a commencé. Elle conduira dans un premier temps à un divorce entre écologie et mouvement ouvrier, entre deux visions du progrès.

 L’aurore de la Big Science

Parallèlement, le Front populaire met en place les institutions et l’idéologie du progrès comme produit « de la science et de la technique ». C’est la création du CNRS par Jean Perrin et Frédéric Joliot-Curie, et les innovations scolaires de Jean Zay qui, à la Libération, conduiront au Plan Langevin-Wallon. Trois de ces hommes – et leurs familles ! - sont des pionniers de la transmutation de la masse en énergie, par ailleurs socialistes de gauche ou communistes.

1936 place la France sur l’immense trajectoire des Lumières pour Tous. Magnifique projet, mais attention.

La Science, et sa transmission aux « forces du travail » par les travailleurs intellectuels, ne vont pas tarder, après 1945, à refouler l’autre source de la productivité que sauront choyer l’Allemagne et le Japon : le savoir-faire et l’ingéniosité ouvrière. La France va devenir la caricature de l’opposition entre les « Ingénieurs, techniciens et cadres » et les « ouvriers spécialisés ».

Qui n’a pas connu cette mystique dans les années 50, ne peut comprendre la puissance durable des nucléocrates et de leur alliance avec le syndicalisme. En 58 (j’avais 10 ans) mon père me traînait à l’expo Notre ami l’Atome. En 1995, un cadre de la CGT EDF, « refondateur » communiste, m’avertira encore en souriant : « Dans la cathédrale de l’électricité, le nucléaire est la Sainte Chapelle »…

 Les « grands commis »

Troisième pilier – avec le Travail et la Science : l’État.
Et pourtant non, le Plan, ce n’est pas 36. Le Front populaire, c’est la nationalisation de la Sncf, l’Office du Blé et toutes ces choses anti-libérales, mais pas encore le Plan. Pour les communistes, la République reste bourgeoise, et il ne faut donc pas trop en confier à l’Etat. Les idées planistes sont portées par des ingénieurs « hétérodoxes » qui seront tout aussi bien fascistes que néo-socialistes, vichystes que gaullistes.

Cette fois encore, Vichy expérimentera, la Libération magnifiera, de Gaulle parachèvera « le Plan, ardente obligation ». Et avec le Plan, ses hommes , les Grands Commis, polytechniciens ou énarques, les Monnet, les Massé (Le plan, ou l’anti-hasard), les Armand, les Hirsh… Ceux que j’admirais adolescent, entrainant dans leur sillage la marée des « technocrates ». Ceux qui, au nom du « progrès économique, père du progrès social », passant directement du gouvernement des hommes à l’administration des choses, allaient déménager le territoire, chasser des millions de paysans vers les HLM des métropoles, et rendre la nourriture insipide.

Car il y avait des « Agro », aussi. Et d’abord René Dumont, chantre en 1950 des « leçons de l’agriculture américaine »… Et ce n’est pas un hasard si c’est de lui, du coté de la nourriture, bien et lien social le plus fondamental, qu’est venu, dès avant 1968, le cri d’alarme : « Stop ! on est mal partis ! ».

  L’écologie contre 36, tout contre…

On l’aura compris : Mai 68 vit la révolte des fils contre les pères de 45, eux-mêmes héritiers de 36. À l’ « organisation scientifique du travail » s’opposa le « C’est possible, on fabrique, on vend », au « Métro-boulot-dodo » le « Travailler deux heures par jour », à la Grande Bouffe la sobriété joyeuse, à la Science la Conscience critique, au Plan l’autogestion, aux grands commis de l’État les animateurs de l’économie sociale et solidaire.

Et pourtant… Quand se coagula cette nouvelle conception du progrès, quand la « galaxie des auto » (autonomes, autogestionnaires…) se reconnut dans le paradigme écologiste, quand le capitalisme, revenu au libéralisme sans renoncer au productivisme, précipita la nouvelle alliance de l’écologie et du mouvement ouvrier, je vis avec émotion nous rejoindre ces grands commis jadis bardés de certitudes productivistes, désormais comblés de sagesse soutenable. Que venaient-ils, les Hessel, les Alphandéry, les Pisani, les Lion, retrouver (mais pas repentants) dans la ruche désordonnée de l’écologie politique ?

Quelque chose sans doute né avec le Front Populaire, mûri dans les maquis de la Résistance, éclose dans la Reconctruction : le souci du bien public. Les méthodes de la Reconstruction n’étaient que des méthodes, basées sur une foi excessive dans la rationalité instrumentale, qui avaient induit une conception biaisée du progrès humain, invalidée par l’expérience. Mais plus profondément, ils retrouvaient une même indignation contre les puissances d’argent, un même « principe d’espérance ». L’espoir de s’en sortir tous ensemble, par la Raison, encadrée par des valeurs renouvelées : autonomie, solidarité, responsabilité.




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