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par Alain Lipietz | mai 2004

Questions internationales, La Documentation française , n°7
Les perspectives de la construction européenne
Débat avec J.-L. Bourlanges et F. Wurtz animé par Martine Couderc.

Comment jugez vous l’échec de la CIG ? Incident de parcours ou rupture historique dans le processus de la construction européenne ?

L’échec de la CIG de 2003 est la suite de l’échec de la CIG de 2000 qui avait conduit au désastreux traité de Nice. Elle ne fait que confirmer ce traité, selon le vœux des ennemis du projet de traité constitutionnel de la Convention : « Nice ou la mort ! » En fait, une Conférence InterGouvernementale ne peut produire qu’un compromis intergouvernemental.

Or la démarche intergouvernementale a achevé tout ce qu’elle pouvait tolérer de « communautaire ». À partir du moment où l’on a accepté un marché commun des marchandises et des capitaux, ce marché a besoin de règles communes. Il y a un premier niveau de règles nécessaires à tout marché, même dans l’économie libérale du XIXe siècle (poids et mesures, contrôle de la sincérité des échanges, etc.). Ce sont les règles déjà adoptées par l’Union Européenne. Et puis il y a les règles établies au niveau des États après la crise des années Trente, des règles visant à défendre le citoyen, le travailleur, le riverain, et même la bonne marche de l’économie, contre la dictature du « libre marché ». Ces règles, telles les lois sociales, fiscales, la politique monétaire, doivent maintenant, pour retrouver leur efficacité, être adoptées au niveau où le marché fonctionne, c’est-à-dire l’Union Européenne. Il en est de même des règles dont la nécessité s’est imposée à la fin du XXe siècle, les règles de défense de l’environnement, local et planétaire. Elles impliquent toutes un pouvoir politique supranational, européen.

L’intergouvernementalité est incapable de produire ces règles, car chaque Etat considère que leur production est la définition même de sa souveraineté nationale. C’est donc un marché sans règles autres que de premier niveau qui s’impose. Parce qu’il est la constitution de l’intergouvernementalité, le traité de Nice est la constitution enfin trouvée du néo-libéralisme : celle de l’impuissance du politique. Une partie de la droite et des sociaux-libéraux y sont parvenus par calcul. D’autres y sont parvenus par inconscience.

Une Convention qui réunit élus, partenaires sociaux et ONG peut au contraire engendrer du communautaire européen. Le problème, c’est que la Constitution européenne réellement existante reste un empilement de traités internationaux (de traités entre États-Nations, représentés par leurs gouvernements), et donc la CIG a le pas sur la Convention.

Il ne s’agit pas de rupture, mais d’un enlisement. C’est pour en sortir qu’il faudra une rupture. Il faudra que certains pays-clés décident, forts de la poussée de leur opinion publique, de basculer du côté communautaire, avec ce que cela implique : constitution de type fédéral et votes à la majorité qualifiée.

L’élargissement intervient-il à son heure ? Repose t-il sur une véritable conviction européenne des nouveaux adhérents ? Sur une volonté sincère d’accueil des membres actuels ? Vous semblent-ils prêts à faire les sacrifices nécessaires ?

Il est désastreux que l’élargissement survienne avant l’approfondissement. Ce n’est pas la faute des nouveaux pays intégrant l’Union : lors de la CIG, l’Espagne s’est conduite aussi « mal » (c’est à dire contre l’Europe) que la Pologne, la Slovénie aussi bien que la Grèce ! L’aberration, c’est de ne pas avoir adopté en temps utile des mécanismes de prise de décision qui puissent fonctionner, qui puisse produire des normes fiscales, sociales, environnementales.

Ce qui caractérise cependant les nouveaux Etats membres, c’est que les normes y sont plus faibles, moins protectrices que dans la moyenne de la « vieille Europe », celle qui a expérimenté et maintenu contre vents et marées le « modèle social européen ». La tentation est forte pour ces pays de considérer l’impuissance du politique comme leur avantage comparatif pour attirer capitaux et emplois. J’ai confiance dans la maturation future d’idées plus progressistes dans ces pays, et je ne pense pas qu’il faudra véritablement parler alors de « sacrifices » !

Dans ce contexte préelectoral, comment créer un véritable soutien populaire pour l’Union européenne, soutien que les élections au Parlement ou les referendums nationaux relatifs à l’Europe n’ont pas jusqu’à présent suscité de manière convaincante ? En d’autres termes, peut-on, et comment, créer une conscience politique européenne ?

On ne peut créer une conscience collective (toute la philosophie politique, depuis Rousseau partager l’avis sur ce point) que si le transfert de souveraineté à une collectivité plus vaste apparaît à chacun comme un « mieux », un mieux pour le présent et pour le futur. La référence au passé, à l’histoire et à la culture commune n’y suffit pas. Aujourd’hui, le « mieux », du point de vue du « bien commun », s’appelle le « développement soutenable » : garantir les besoins de la génération présente, en commençant par ceux des plus démunis, sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs. Bref, le « mieux » est d’abord social et écologiste.

Autrement dit, une Constitution ne peut séparer le substantiel du procédural. D’ailleurs toute constitution annonce la « couleur socio-politique » de la communauté dont elle entend régler les lois. On ne peut faire une rupture vers plus d’Europe démocratique que si celle-ci s’annonce plus digne d’être aimée. La partie I du projet de traité constitutionnel de la Convention le fait de façon magnifique. Aucune constitution nationale européenne actuelle n’annonce aussi clairement une ambition à la fois sociale, écologiste et féministe. Malheureusement la troisième partie du traité constitutionnel, qui ne fait que conserver la séquence largement honnie Maastricht-Amsterdam-Nice (à l’exception des deux premières pages, notamment l’article 6, qui donne enfin un fondement légal aux services d’intérêt général) contredit les excellentes formulations de cette première partie.

Pour relancer l’Europe, il faudra une mobilisation populaire analogue au « Mouvement chartiste » de la Grande Bretagne (1838-1848), qui s’affirmera à la fois pour les aspects démocratiques de la 1ère partie et contre les aspects socialement négatifs de la 3ème partie. La Confédération Européenne des Syndicats, la Ligue des Droits de l’Homme et les mouvements écologistes pourraient être les supports d’une telle mobilisation.

Une des raisons initiales du succès de la construction européenne a été l’équivoque de ses projets, l’ambiguïté de ses objectifs : elle pouvait accueillir des rêves différents. Ces ambiguïtés ne sont-elles pas en train de devenir nuisibles ? Le fait que l’Union soit toujours à la recherche de son concept organisateur, objet juridique et politique non identifié, n’est-il pas désormais une entrave à sa dynamique ? L’ adoption éventuelle du traité constitutionnel lèverait-elle les équivoques subsistantes ?

L’ambition européenne initiale était politique (la paix et la réconciliation pan-européenne), mais son contenu était commercial (le Marché Commun). Toute la dynamique jusqu’ici a consisté à accepter toute la politique nécessaire à un Marché commun (les règles de premier niveau dont je parle plus haut), ni plus ni moins. Ça ne suffit plus. Si l’Union s’en tient là (et l’échec prévisible de la CIG montre qu’elle ne dispose pas des outils institutionnels pour aller plus loin), elle se délitera comme l’Autriche-Hongrie, la « Cacanie » de Robert Musil.

Vous paraît-il souhaitable de fixer, soit maintenant soit plus tard, les frontières ultimes de l’Union européenne ?

Non ! Jamais un espace politique ne s’est construit ainsi ! Ou alors en se fixant ces limites comme un défi : la « frontière naturelle du Rhin » pour la France révolutionnaire, la Conquête de l’Ouest pour les jeunes États-unis d’Amérique... Se fixer à l’avance des limites à l’élargissement traduit une frilosité de vieillard qui augurerait mal de l’ambition européenne.

La différence, c’est que la construction européenne est une démarche pacifique d’adhésion à des valeurs et à des normes de règlement pacifique des conflits. Y adhérer est la condition nécessaire de la candidature (les « critères de Copenhague »), ce devrait presque être une condition suffisante. Ce qui nous fait peur dans la candidature de la Turquie, et encore plus de l’Ukraine et pourquoi pas de la Russie, c’est que nous n’avons pas le sentiment que ces valeurs y aient triomphé. La manière dont la Turquie sort du régime hérité d’Ataturk sans tomber dans l’islamisme devrait pourtant appeler notre indulgence. Mais ce qui est certain c’est qu’on ne pourra pas accueillir la Turquie avant d’avoir réformer profondément notre politique agricole commune.

Le problème, encore une fois, n’est pas l’élargissement mais l’absence d’approfondissement préalable de l’Europe existante.




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