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par Alain Lipietz | 1er mars 2000

Préface au rapport de la Commission des Affaires Européennes de l’Assemblée Territoriale de Corse
Pour une corse exemplaire dans une europe des régions
" Une ambition européenne pour la Corse "
Le Président de la Commission des Affaires Européennes de l’Assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni, m’a offert le très grand honneur de préfacer le premier rapport de cette commission, ici livré à la réflexion et au débat publics.

Je suppose que cet honneur m’échoit d’abord en ma qualité de chercheur, spécialiste des conditions d’un développement régional réussi. Il y a quelques années déjà, l’Université de Corte fut la première à m’inviter à débattre d’un épais recueil d’essais que j’avais coordonné avec le géographe Georges Benko, Les régions qui gagnent [1]. Les chercheurs réunis dans ce recueil montraient comment, au sein d’Etats diversement situés dans la hiérarchie internationale, des régions (qui parfois se réduisaient à des micro-régions, voire de simples agglomérations) connaissaient un succès éclatant en termes d’emplois et de bien-être, succès gagé sur une authentique compétitivité. La raison de ces " miracles " ? un très dense réseau de liens sociaux, une forme d’engagement, de réciprocité à long terme entre salariés, entrepreneurs, collectivités locales et systèmes de formation scolaire et professionnelle. Un nouvel ouvrage (toujours coordonné avec G. Benko), La Richesse des Régions [2], confirme ce diagnostic, jusque dans des pays en mal-développement, ravagés par des guerres civiles, comme le Pérou.

La richesse des régions, c’est donc d’abord la richesse de rapports sociaux au sein des communautés qui les constituent. Or il est clair que la Corse dispose des éléments (mais des éléments seulement !) de cette richesse : son insularité, le très fort sentiment d’une identité fondée sur l’Histoire et sur une communauté de destin, la prédisposent certainement ? pour peu que la volonté enflamme les citoyens, les responsables, les " faiseurs d’opinion " ? au pari d’un développement " par en bas ", par l’initiative locale.

Mais c’est plus particulièrement ma qualité de député européen, au sein d’un groupe parlementaire (le groupe " Verts-Alliance Libre Européenne "), qui rassemble des écologistes avec des élus de régions autonomes chez nos voisins, basques, galiciens, flamands, écossais, gallois, etc., qui m’a sans doute valu d’être appelé à réagir ici à cette initiative de l’Assemblée Territoriale. Et je dois confesser ma gratitude envers les élus de cette assemblée. À ma connaissance, la Corse est la seule des régions françaises à s’être dotée d’une Commission des Affaires Européenne, à avoir mesuré de quel poids, irréversiblement, au long du XXIe siècle, notre commune appartenance à l’Europe va peu à peu conditionner notre existence régionale, et notre existence de citoyens.

En s’affirmant ainsi comme région au sein d’un ensemble, l’Europe, la Corse se fraie une voie qui non seulement la met de plain-pied avec le siècle qui s’ouvre, mais qui peut-être aussi lui permettra de sortir " par en haut " des impasses des deux siècles écoulés. Ce n’est un secret pour personne (et ce n’est pas ici le lieu d’en discuter les responsabilités) : la Corse vit depuis plus de deux siècles une relation orageuse avec la France continentale. Une histoire faite de sacrifices mutuellement consentis, mais aussi d’incompréhensions, parfois vécus ici comme oppression, là comme singularité abusive. Quand un face-à-face risque de tourner mal, tous les psychosociologues vous le diront, la solution est bien souvent d’introduire de nouveaux interlocuteurs. Et ici encore, c’est l’Europe qui s’impose. Pas seulement l’Europe comme étage géopolitique supérieur, précédant immédiatement l’étage mondial (celui de l’ONU et de l’OMC ?), mais également l’Europe comme espace de solidarités " à la carte ".

Je rêve d’une Corse où, comme déjà en Sicile, en Ecosse ou en Catalogne, chacun pourra se sentir librement, selon son histoire ou selon le moment, et sans jamais devoir renoncer à l’une des fidélités possibles, tantôt Corse, tantôt Français, tantôt Européen, tantôt " Ilien de la Méditerranée occidentale ", au sein d’une Ligue alliant la Corse à la Sardaigne et aux Baléares ?

À cet espace d’appartenances multiples qu’est l’Europe, que peut offrir la Corse, son peuple et son territoire ? Le rapport que vous allez lire apporte deux réponses, fort pertinentes à mon avis : l’identité et l’excellence écologique.

L’identité

Dans un monde où, demain, les marchandises circuleront à faible coût d’un bout à l’autre du globe, où plus encore les signes, l’information, circuleront sans aucun coût, par gigaoctets à la seconde sur les autoroutes de l’Internet, la plus haute valeur ajoutée se concentrera dans les produits les moins " banalisés ", dans les informations chargées de sens. Une identité forte sera alors un atout considérable pour une région capable d’offrir des produits agricoles parfaitement identifiés, ou des productions artistiques d’autant plus universelles qu’elles exprimeront le terreau singulier de leur création.

L’excellence écologique

Parce qu’elle fut dotée par la nature d’une beauté exceptionnelle, parce qu’elle fut privée des avantages des premières révolutions industrielles mais du même coup, on le mesure maintenant, dispensée d’en payer les effets pervers (pollution, déforestation, etc.), la Corse part aujourd’hui avec un avantage significatif dans la course au " développement soutenable ", à l’excellence écologique. Le développement soutenable, c’est le développement qui satisfait les besoins de tous sans compromettre les besoins des générations futures. L’excellence consiste à le réaliser chez soi, et à produire les techniques qui le permettent, donc être capable, après les avoirs expérimentées et mises au point chez soi, de les exporter chez les autres. On pense bien sûr aux énergies renouvelables, au tourisme fondé sur l’usage raisonné du patrimoine, etc.

Telle est donc la voie que préconise ce rapport. Lecteurs et lectrices noteront sous doute, comme moi, que les auteurs ne se paient pas de mots. Faire de l’identité et de l’écologie des priorités, c’est explicitement renoncer à d’autres projets moins prioritaires (et j’ajouterai : ou qui pourraient compromettre les priorités choisies) ; vouloir l’excellence, c’est d’abord être exigeant envers soi-même ? et le rapport cite le refus des décharges sauvages, mais on pourrait citer bien d’autres exemples, comme le respect du littoral.

Que peut alors apporter l’Europe ? Une fois la Corse constituée en interlocutrice (et le rapport détaille avec raison les dispositifs à mettre en place), il s’agit essentiellement des " Fonds Structurels ". Certains Corses ont tiqué en constatant que la région n’était plus, du fait de sa richesse relative, " éligible à l’objectif 1 ", c’est-à-dire aux procédures destinées aux régions les moins développées. Si j’étais Corse, j’en serais plutôt fier ! On ne peut affirmer son identité et viser l’excellence en s’accrochant au triste statut de sous-développé ? La Corse relèvera progressivement de " l’objectif 2 ", c’est-à-dire des Fonds destinés à s’engager avec dynamisme vers l’avenir : exactement ce que propose le rapport. L’Assemblée de Corse, les entrepreneurs innovants, les associations corses, vont donc devoir apprendre, mieux qu’auparavant, à inscrire leurs projets dans la grammaire des " lignes directrices " des Fonds Structurels Européens. Eh bien tant mieux ! Ces lignes directrices ne tombent pas du ciel d’une bureaucratie bruxelloise. Elles cristallisent déjà toute une expérience du développement local, rural (projet LIDER), régional-transfrontière (projet INTERREG), etc. Soulignons par exemple l’importance accordée par ces Fonds au " Tiers Secteur ", c’est-à-dire au secteur associatif ou coopératif mobilisant la solidarité locale, à la fois sur le versant marchand et sur le versant public (notamment fiscal).

Mais l’Europe apporte encore autre chose. Dans la recherche difficile de ses articulations institutionnelles, elle commence à maîtriser les dilemmes tels que " uniformité-différenciation ", " harmonisation-autonomie ", etc. Qu’est-ce qui doit être décidé au niveau européen, qu’est-ce qui doit l’être au niveau national ou régional ? Prenons l’exemple fiscal. Le Parlement européen est de plus en plus exaspéré par le comportement de la Grande-Bretagne qui, pour avantager les banques de la City de Londres, refuse de déclarer au fisc les revenus des capitaux placés sur le marché des eurobonds (les obligations libellées en Euros). Parce que le capital est infiniment mobile, Londres devient ainsi pour toute l’Europe un centre de fraude fiscale et de blanchiment des capitaux. Face à un facteur aussi mobile que le capital financier, l’unification fiscale s’impose. Mais pourquoi en serait-il de même pour un patrimoine immobile, comme le foncier ? Que l’impôt sur l’héritage foncier soit fort ou faible dans une région d’Europe ne gêne guère la région d’à côté, car le foncier est immobile. Dans ce cas, l’autonomie régionale en matière fiscale ne pose pas de problème, et l’Europe ne s’en mêle pas ?

Une autonomie régionale ainsi conçue dans une Europe solidaire, articulée à d’autres espaces de décision démocratique et de solidarité comme les actuels États-nations, combinerait à la fois la justice sociale et les légitimes préférences locales. Combinant ainsi le sentiment d’appartenance au sein d’un tout un peu abstrait et la responsabilité concrète au niveau territorial, elle offrirait à chaque communauté un espace de liberté pour mettre en valeur ses propres atouts.

Car la Corse n’affirmera sa place de joyau européen de la Méditerranée que si le peuple Corse lui-même s’empare de la question de son propre destin, du développement de son propre territoire.




NOTES


[1Presses Universitaires de France, 1992.

[2Presses Universitaires de France, 2000.

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